Je trouve nécessaire de lire, régulièrement, des ouvrages de synthèse, des ouvrages qui reviennent sur l’histoire proche des idées ou des mobilisations sociales, pour remettre en perspective des débats et éclairer des coins plus sombres, oubliés ou omis dans des études plus « pointues ».
Le livre d’Isabelle Clair, qui ne dédaigne pas l’humour, est d’une grande clarté, loin du jargon, de cette sociologie qui « s’embarrasse de subtilités lexicales excluantes pour qui ne maîtrise pas toutes les genèses ni les controverses, une intellectualisation qui, parfois, perd de vue la mission principielle de diffusion au plus grand nombre, à des fins de libération collective ». Elle ne dédaigne pas d’appuyer sur la critique d’une certaine sociologie, aveugle à la division sexuée du travail et aux autres dimensions du système de genre, « Le genre casse l’ambiance : il ne peut être remisé dans une différence appartenant au passé de chacun.e, il rend hétérogène la communauté ; il rappelle constamment que les hommes (qui étaient là les premiers) sont susceptibles d’y jouer le mauvais rôle », « Au fond, les sociologues sont empêtré.e.s dans le genre alors que leur travail, c’est précisément de n’être jamais empêtré.e.s, de tout ”objectiver”, de refroidir le monde social pour mieux le ”désenchanter” ». Elle ajoute, contre les réductions scientistes, « La sociologie du genre est une sociologie politique » et « Elle tend ainsi à l’ensemble de la sociologie un miroir qui grossit son ancrage historique et social : science du social, la sociologie – du genre et hors de lui – est une science dans le social ».
La présentation des débats autour du concept de genre, son histoire, ses apports, ses limites (par exemple : occultation de l’asymétrie entre les sexes et leur hiérarchisation, ou pour le dire autrement « sous le genre, disparaissent les femmes » ou « c’est aussi le ”sexe” qui s’évapore »), ses dérives institutionnelles et sa dépolitisation, etc.. me semble singulièrement riche.
Faire le détail des analyses sur un ouvrage de synthèse, n’aurait aucun sens. Tout en soulignant la présentation autour du travail, « prendre en compte toutes les activités réalisées par les femmes, et presque exclusivement par elles, y compris gratuitement et dans l’indifférence collective », et de la sexualité dans la première partie de l’ouvrage, ou les invitations aux ouvertures dans la dernière partie, je ne mets en avant que deux thèmes, contre les silences fort répandus, en puisant, subjectivement, dans les propos de l’auteure.
Le genre. « Le genre n’est pas une variable », « le genre n’est pas qu’une affaire de femmes », « il agit partout et tout le temps, son empire se manifeste dans toutes les têtes et dans toutes les institutions, y compris dans les univers exclusivement peuplés d’homme ». Un système. « … le genre n’est pas un thème. C’est une logique sociale qui, traversant la société, doit en traverser les explications ».
Un point de vue (toujours) situé. « Occupant une position qui rompt avec la position habituelle des savants, elles voient le monde sous un autre angle » ou « c’est seulement en étant conscient.e de cet enracinement social, et donc en le reconnaissant comme quelque chose d’inévitable, que l’on peut réellement faire de la science »
Sommaire de l’ouvrage
Introduction – Lire le genre
Le genre n’est pas une variable
Sociologie du genre et gender studies
Guide de lecture
I – Du travail à la sexualité comme objets prédominants
Au commencement était le travail
Le travail est l’objet principal du genre
Le double statut du travail
Extension (1) : profession et emploi
Extension (2) : le care
La sexualité, un (autre) objet du genre
Féminisme matérialiste et sexualité
La sexualité, compagne de route du genre
L’influence Queer
Travail vs sexualité ?
II – Des études féministes aux études de genre
Causes et moments d’une sociologie “politique”
Aux origines des concepts, un mouvement social
Sociologie de minoritaires, sociologie minoritaire ?
Polémiques politiques, controverses scientifiques
Un point de vue (toujours) situé
Le genre sonne-t-il le glas d’une sociologie féministe ?
Un mot venu des États-Unis
La déconstruction de la catégorie “femme”
Un “cache-sexe” ?
Du genre et des hommes
III – La sociologie du genre, une sociologie générale
Ce que le genre fait aux objets sociologiques
La sphère politique, la citoyenneté, l’État
Les savoirs et l’éducation
L’art et la culture
Le corps : reproduction, violence, sport
La vie privée et la conjugalité
Le genre, un clivage social comme les autres
Que veux-tu dire par “nous”, fille blanche ?
Genre, classe, race : quelle articulation ?
Conclusion – Écrire le genre
« Continuer d’écarquiller les yeux en partant du principe qu’il est de nombreux aspects de la vie sociale qui, parce qu’ils ne semblent pas les concerner directement, sont spontanément imperceptibles ; être vigilant.e.s à ne pas se reposer sur la perception devenue évidente de certains clivages sociaux pour se rendre aveugle à d’autres ; et donc améliorer les lunettes existantes, voir en construire de nouvelles, quitte à ce qu’elles entrent en concurrence avec les modèles de départ qui ont contribuer à les faire advenir. »
Un ouvrage comme ouverture, prélude à l’étude, et aux débats nécessaires (dont la survalorisation, me semble-t-il du queer), non seulement sur les différentes analyses et conceptualisations produites mais aussi sur les mobilisations des femmes, contre la perpétuation des pratiques, de « la pente ”naturelle” de l’ordre social jusque dans ses détails académiques ».
Sans oublier l’invitation finale à « s’interroger sur la structure patriarcale de la langue, dans laquelle la pensée prend forme », l’utilisation du masculin comme soit-disant universel, l’omission, justement soulignée par l’auteure, des prénoms des chercheuses, ou « la résistance au dévoilement qui point sous la moquerie, prouvant que toute modeste et imparfaite qu’elle paraisse, la marque du féminin grammatical subvertit un ordre plus grand qu’elle. »
Isabelle Clair (http://www.gtm.cnrs.fr/Pagesperso/clair.htm) : Sociologie du genre
Sociologies contemporaines, Armand Colin, Paris 2012, 125 pages
Didier Epsztajn