Par Samra Bonvoisin, Le Café pédagogique, Paris, 7 mai 2025
Comment évoquer par la fiction sur grand écran le meurtre atroce d’un enfant en s’inspirant d’un événement réel ( l’assassinat du jeune berger Mabrouk Soltani par un groupe de djihadistes dans la montagne de Mghilla le 15 novembre 2015 ), l’assassinat d’un civil mineur qui a marqué durablement l’histoire récente de la Tunisie ? Pour son deuxième long métrage après « Demain dès l’aube » [2016], Lofti Achour, également metteur en scène de théâtre de renom, documente avec finesse l’isolement social et l’abandon politique de communautés rurales dans son pays. Bien plus, le cinéaste, tout en refusant le traitement médiatique et l’obscénité de son exposition, confère au destin de personnages modestes, – traumatisés au plus profond d’eux-mêmes par l’horreur du crime -, la dimension intime et politique d’une tragédie antique.
*Bande-annonce :* https://www.youtube.com/watch?v=lgoKXEq4pHA
*Deux jeunes bergers dans la trompeuse quiétude d’une montagne somptueuse*
Crapahutant sous la lumière brûlante du soleil avec leur troupeau de chèvres sur les pentes arides et accidentées des paysages montagneux à la blancheur crayeuse d’une région rurale du nord-ouest de la Tunisie, Nizar et Acharf, deux jeunes bergers ( et cousins ) savent avancer en terrain dangereux ; leur joie d’être ensemble s’offre pourtant quelques instants à notre regard ébloui par la somptuosité du cadre filmé en Scope.
Sans crier gare, une attaque d’une extrême violence les jette à terre ; sous le choc des assaillants, Achraf s’évanouit. Puis entrevoit le groupe de terroristes et le crime. Avant de disparaître dans le lointain, ces derniers imposent au jeune berger de 14 ans une effroyable mission : rapporter la tête de Nizar à sa famille en signe d’avertissement.
Achraf avance devant nous, dans un état second, oscillant entre la peine infinie d’une perte inimaginable et le déni de la disparition d’un compagnon aimé, toujours présent dans son cœur, flottant physiquement à ses côtés, dans l’après-coup d’un événement à la fois gigantesque et impensable.
*Mise en scène subtile de la subjectivité adolescente face à un deuil impossible*
Pour appréhender l’absence de repères de cet enfant survivant arpentant les pleins et les déliés d’un paysage magnifique, trop grand pour lui, le cinéaste choisit d’adopter son point de vue. Et de figurer, par l’alternance entre les moments de confrontations à la brutalité de la situation objective ( le transport de la tête de son cher Nizar enveloppée dans un sac en plastique ) et les moments de rêve et de réminiscence ( les flashs d’une harmonie idyllique entre deux jeunes garçons la peau nue allongés côte-à-côte à même la roche ou plongeant en riant dans l’eau claire d’une rivière ).
Comme si Achraf dans l’incapacité de formuler par des mots la souffrance qui le transperce faisait appel à l’imaginaire : Nizar « revient » de la mort et l’accompagne pendant son terrible voyage jusqu’au hameau, jusqu’à la famille anéantie, submergée par le chagrin avant le sursaut. Ensemble, à la frontière invisible séparant les morts des vivants, ils sont à nouveau unis. Et Nizar le défunt réapparaît dans des instants de grâce et de poésie où s’incarne encore le rapport organique de ces jeunes paysans à la matière minérale, aux éléments de la nature qui les a forgés.
*De l’intime au politique, œuvrer à la mémoire collective de l’histoire tunisienne*
En privilégiant le regard d’un enfant meurtri sur une tragédie qui a ébranlé de fond en comble son pays il y a près de dix ans et révéler ses fractures sociales à un moment de grande vulnérabilité gouvernementale ( avec la montée en puissance des islamistes ), Lofti Achour met au jour, avec « Les Enfants rouges » l’immense solitude et l’abandon de la part des autorités dans lequel ont été laissées des communautés rurales, contraintes de se défendre seules et d’enterrer leur(s) mort(s) assassinés, sans aucune assurance de protection, dans la peur pour l’avenir.
Nous voyons Achraf sourire et s’émouvoir en échangeant avec une jeune fille du village, grandes nattes brunes et visage rayonnant, à l’évocation de leur affection partagée pour Nizar qui n’est plus là. Et nous assistons à un trouble inédit chez ce jeune héros au cœur vaillant ( un des sens traditionnels de « Rouge » dans la région, de l’aveu du réalisateur qui n’y voit pas que la couleur du sang ) au moment où il quitte sa camarade d’enfance et son village natal pour rejoindre la ville et poursuivre des études.
Ici le cinéaste ne veut pas seulement rendre hommage aux enfants, à leur ténacité, à leur courage dans la confrontation inouïe à des horreurs qui dépassent l’entendement.
Au-delà de l’impérieuse nécessité de documenter un moment-charnière, et tragique, de l’histoire récente de la Tunisie, Lofti Achour poursuit son engagement dans la réalisation d’autres films autour de la mémoire collective de son pays. Avec une question lancinante qui hante « Les Enfants rouges » dans la mise au jour de la violence dans la société à un moment donné. Et il ajoute à l’adresse des spectatrices et spectateurs : « Regardez, c’est arrivé chez nous. Alors, qui sommes-nous pour que de tels événements puissent se produire ? »
*Pareille interrogation prend valeur universelle.*
Samra Bonvoisin, Le Café pédagogique, 7 mai 2025
« Les Enfants rouges », film de Lofti Achour - sortie le 7 mai 2025 en France.
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