Édition du 26 novembre 2024

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Politique québécoise

Répression, discrimination et grève étudiante : analyse et témoignages

Résumé

Aujourd’hui a été le premier anniversaire du jour où j’ai perdu la vue de mon œil droit, où j’ai commencé à avoir des maux de tête de façon régulière, où j’ai commencé à avoir des douleurs lorsqu’il y a de la lumière,
où mes passions pour la création et l’art se sont énormément complexifiées,
où je me suis senti diminué physiquement par rapport aux autres,
où j’ai commencé à avoir peur des forces policières et des bruits semblables à ceux produits par les outils de répression qu’elles utilisent. Bien qu’étant un triste anniversaire, le 7 mars est aussi le jour où j’ai arrêté de croire et que j’ai su. J’ai su qu’il faut toujours se battre pour avoir justice et que la violence, les menaces et la haine ne pourront jamais mettre un frein à mon désir de justice.

Francis Grenier, 7 mars 2013

Pour l’intégrale du rapport :

http://liguedesdroits.ca/wp-content/fichiers/rapport-2013-repression-discrimination-et-greve-etudiante.pdf

Le contexte

Le Québec a vécu en 2012 la plus longue et la plus importante grève étudiante de son histoire. Le mouvement de grève et de contestation sociale a donné lieu à la plus grande vague d’arrestations de l’histoire du Québec. Jamais non plus n’aura-t-on connu une telle instrumentalisation du pouvoir judiciaire et des pratiques de profilage discriminatoire aussi généralisées pour réprimer la mobilisation étudiante et étouffer, sans succès, la contestation.

C’est dans ce contexte que la Ligue des droits et libertés, le Comité légal de la CLASSE et l’Association des juristes progressistes ont entrepris de recueillir les témoignages d’étudiantEs et de citoyenNEs ayant fait l’objet d’intimidation ou de brutalité policière, d’arrestation ou de détention arbitraire, de fouille abusive, d’accusation non fondée, de représailles ou de refus d’accès à des lieux publics parce qu’ils ou elles portaient un carré rouge. En tout, plus de 384 témoignages ont été analysés.

La brutalité policière

Selon ces témoignages, les policiÈres ont fait usage de violence verbale et de « force plus grande que nécessaire » envers des manifestantEs qui exerçaient leurs droits fondamentaux garantis par les chartes. Plusieurs affirment avoir été bousculés, poussés, matraqués, étranglés, frappés, piétinés, plaqués contre des murs et traînés sur le sol. Dans certains cas, plusieurs policiÈres immobilisaient la victime pendant que leurs collègues la brutalisaient.

Plusieurs personnes détenues ont dû attendre des heures sans pouvoir boire, manger ou aller aux toilettes, au point d’être forcées d’uriner dans leur pantalon ou en public. Certaines personnes ont souffert de déshydratation et de coup de chaleur. D’autres ont subi des fouilles intrusives et abusives. Des femmes affirment que des agentEs leur ont « tâté les seins devant tout le monde », et ont procédé à des fouilles portant atteinte à leur vie privée et à leur intimité. Les témoignages rapportent de nombreux propos injurieux, racistes, sexistes, homophobes, méprisants, dégradants, paternalistes et condescendants.

Armes à létalité réduite et armes de dispersion

Les armes à létalité réduite (« less lethal weapons ») ainsi que les armes de dispersion de foule ont été amplement utilisées lors des manifestations : irritants chimiques, gaz lacrymogène, poivre de Cayenne, armes à énergie cinétique projetant des balles de plastique, balles de caoutchouc et grenades assourdissantes.

Plusieurs victimes ont subi des blessures graves et permanentes lors des événements de Victoriaville : une femme a reçu un projectile en plein visage et a subi d’importantes fractures de la mâchoire, deux hommes ont subi de sévères traumatismes crâniens, l’un d’eux a perdu l’usage d’un œil, l’autre a perdu l’usage d’une oreille. Rappelons aussi qu’avant ces événements de Victoriaville, un autre homme avait perdu l’usage d’un œil en raison de l’explosion d’une grenade assourdissante dans une manifestation.

L’émission Enquête, diffusée le 28 mars 2013, a clairement contredit la version défendue par les forces de l’ordre, à l’effet que ces blessures graves n’auraient pas été causées par l’action des policiÈres et le recours à ces armes de contrôle de foule.

Les arrestations

De nombreux témoignages font état d’arrestations illégales, non fondées, abusives et souvent brutales. Le nombre d’arrestations effectuées entre le 16 février et le 3 septembre 2012 s’élève à 3509. Certains types d’individus semblent avoir été systématiquement ciblés, notamment les manifestantEs connuEs, les journalistes indépendantEs, les personnes qui filmaient ou prenaient des photos, d’autres portant des masques, des foulards, des sacs à dos, des carrés rouges, des vêtements noirs. L’une d’elles a été arrêtée sous prétexte qu’elle avait « des vêtements de gens qui commettent des actes criminels ». Ces personnes ont été arrêtées d’abord et avant tout pour ce qu’elles paraissaient être et non pour ce qu’elles avaient fait. Il s’agit là de profilage discriminatoire.

Des simples passantEs, des propriétaires de commerce ou des touristes ont également été arrêtéEs, dont plusieurs à la sortie de bars ou de restaurants.

La méthode d’arrestation de masse par encerclement a été largement utilisée et ce, un peu partout au Québec. Près de 2 500 personnes ont été arrêtées lors de ces interventions policières qui ont eu lieu lors de rassemblements pacifiques et souvent festifs, parfois troublés par un incident isolé. Dans une forte proportion, les témoins affirment ne pas avoir été informés par les policiÈres de l’illégalité de la manifestation, des interventions à venir ou d’un quelconque ordre de dispersion. CertainEs policiÈres ordonnaient la dispersion en frappant sur leur bouclier et en criant à l’unisson « Bouge ! », alors que des collègues bloquaient toutes les issues.

Lors de ces opérations souricières, les forces policières ont eu recours aux gaz lacrymogènes, poivre de Cayenne, boucliers, matraques, balles de plastique ou grenades assourdissantes. Plusieurs rapportent qu’il y a eu usage excessif de la force alors même que les manifestantEs étaient pacifiques. Le numéro de matricule de certainEs policiÈres impliquéEs dans ces opérations d’arrestations de masse n’était pas visible. Ainsi encercléEs, les manifestantEs étaient détenuEs sur place pendant une période allant de trente minutes à deux heures pour ensuite être fouilléEs, menottéEs et emmenéEs au poste de police. ArrivéEs au poste, ils et elles attendaient de longues périodes avant d’être interrogéEs, puis photographiéEs pour identification. La période de détention totale, avec menottes et sans accès à l’eau et aux toilettes, variait de trois à six heures.

Les chefs d’accusation

Nous dénombrons 1616 contraventions émises en vertu de différents règlements municipaux concernant la paix et l’ordre sur le domaine public. Aussi, certaines personnes ont témoigné avoir reçu des constats d’infraction pour avoir traversé à un feu rouge, pour flânage ou pour avoir « émis un bruit audible ». Le Code de la sécurité routière qui interdit « une action concertée destinée à entraver de quelque manière la circulation des véhicules routiers sur un chemin public » a également été largement utilisé.

Ces diverses dispositions règlementaires confient aux forces de l’ordre le pouvoir totalement discrétionnaire de décider où, quand et comment peut s’exercer le droit de manifester En outre, selon notre bilan, 471 accusations ont été portées en vertu du Code criminel : 22 accusations d’entraves au travail des policiÈres, 248 accusations de méfait, 53 accusations de voies de fait et 10 accusations d’agression armée sur unE agentE de la paix. Selon de nombreux témoignages, il y a eu utilisation inappropriée et abusive de ces accusations par les policiÈres.

Plusieurs interpellations pour « violation appréhendée de la paix », accompagnées de fouilles, de saisies, de contrôles d’identité et de périodes de détention de plusieurs heures, ont été effectuées par les différents corps de police, notamment lors du Grand prix de Montréal. Notre analyse démontre que cette utilisation de l’article 31 du Code criminel était non fondée.

Les conditions de libération

Les conditions de libération les plus fréquemment imposées visent l’interdiction de territoire limitant le droit d’accès à certains espaces géographiques, l’interdiction de communiquer avec d’autres accuséEs et de participer à une manifestation illégale ou non paisible. L’imposition de telles conditions qui ne sont pas nécessaires pour assurer la protection du public nous amène à conclure à une instrumentalisation de ces conditions pour contrer la dissidence politique.

Le carré rouge : un symbole politique banni

Au-delà des débats polarisés dans la sphère publique, la crise politique entourant la hausse des droits de scolarité s’est répercutée dans le secteur privé. Plusieurs employéEs se sont fait interdire de porter le carré rouge sur leur lieu de travail sous peine de mesures disciplinaires. Dans certaines écoles primaires et secondaires, plusieurs élèves se sont fait réprimander pour avoir porté le carré rouge. D’autres témoins rapportent s’être fait refuser l’accès aux transports en commun et à des lieux publics et privés parce qu’ils portaient le carré rouge. Certains policiÈres ont même suggéré aux manifestantEs de retirer leur carré rouge afin de ne pas être arrêtéEs. Refuser l’accès à un lieu public ou à un service à une personne à cause du port du carré rouge constitue de la discrimination fondée sur les convictions politiques interdite selon la Charte québécoise.

Les injonctions, la loi spéciale et la négation des droits collectifs

Entre le 30 mars et le 18 mai 2012, près de cinquante injonctions ou ordonnances de sauvegarde ont été émises par les tribunaux. Dans la grande majorité des cas, des étudiantEs dissidentEs demandaient à la cour d’ordonner aux associations étudiantes de cesser de bloquer l’accès aux salles de cours et aux établissements d’enseignement et de mettre tout en œuvre pour que les cours soient dispensés.

Les injonctions émises par le juge en chef de la Cour supérieure ordonnaient en plus aux établissements d’avoir recours aux forces policières pour les faire respecter. Le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique, par l’adoption de sa loi spéciale, ont nié tout droit collectif aux associations étudiantes en ne reconnaissant pas les mandats de grève votés démocratiquement en assemblée générale.

Les témoins nous parlent

Plus de deux cents personnes ont fait état des sentiments éprouvés (colère, indignation, peur, humiliation,etc.) et des conséquences sur leur condition psychologique. Les trois quarts de ces récits rapportent des propos insultants, condescendants, injurieux, méprisants ou des menaces de la part des policiÈres. Une personne sur dix a explicitement mentionné avoir subi une atteinte à la dignité, de l’humiliation et du mépris de la part des policiÈres .

En réaction à diverses scènes de brutalité policière, plusieurs personnes ont mentionné avoir ressenti de la colère, de la rage et de la nausée. Nombreuses sont celles aussi qui se sont dites outrées et scandalisées par le refus des policiÈres d’aider une personne blessée. Une cinquantaine de témoignages évoquent la peur, l’intimidation ou la panique devant les opérations policières. Certains disent avoir eu peur de mourir et que cette peur avait eu un effet dissuasif sur leur intention de manifester.

Près de soixante-dix personnes font référence au sentiment d’injustice, à l’impression d’avoir été victime d’agissements arbitraires, de profilage politique, de discrimination ou d’abus. Une vingtaine de personnes ont dit que leur confiance envers la police a été fortement ébranlée ou totalement rompue.

De nombreux témoignages ont rapporté une perte de confiance dans les mécanismes de déontologie policière. Dans certains cas, les policiÈres ont découragé les individus de porter plainte. Une dizaine de personnes disent avoir reçu des menaces de représailles si ils ou elles portaient plainte. Une dizaine de témoignages soulignent que leurs expériences avec des policiÈres avaient modifié la façon dont ils conçoivent la démocratie et l’État québécois.

Le fait que les injonctions n’aient pas été respectées, que les cours n’aient pas été dispensés, que la loi spéciale n’ait été ni respectée ni appliquée, que, malgré la répression politique, policière et judiciaire, la grève étudiante ait continué et ait entraîné un mouvement social de protestation, signifie forcément que cette répression n’emportait pas l’adhésion générale.

Conclusions et recommandations

La répression a été si grande, les arrestations si nombreuses, l’attitude des policiÈres si méprisante et brutale qu’une partie de la population a carrément peur maintenant de sortir dans la rue pour manifester ses opinions et sa dissidence.

Au regard des témoignages récoltés, il est dans l’intérêt public et dans l’intérêt de la justice que la lumière soit faite sur les comportements des forces de l’ordre. Les abus physiques et verbaux doivent être sanctionnés afin de ne pas déconsidérer la perception de la justice par la population et de ne pas favoriser l’impunité pour la commission des violations graves de droits humains. La liberté d’expression est le souffle même de la démocratie. Il est extrêmement dangereux pour la liberté d’expression et le droit de réunion pacifique que cette tendance lourde à la judiciarisation et à la criminalisation de la contestation sociale s’installe de manière durable au Québec.

Prenant acte d’un profilage politique répandu et d’une multitude d’atteintes aux droits et libertés de la personne, les trois organismes font les recommandations suivantes :

1. Abandon des accusations portées en vertu des règlements municipaux et du Code de la sécurité routière et arrêt des procédures pour ceux et celles dont les droits ont été violés.

2. Tenue d’une enquête publique sur les abus policiers, les arrestations massives et les violations des droits et libertés découlant de l’intervention policière pendant la grève étudiante.

3. Interdiction immédiate de l’usage de balles de plastique, des grenades assourdissantes et autres armes à létalité réduite comme technique de contrôle de foule.

4. Tenue d’une enquête par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse sur le profilage politique et les atteintes massives à la liberté d’expression au Québec.

5. Abrogation immédiate du règlement P-6 de la Ville de Montréal et des autres règlements municipaux limitant le droit de manifester.

6. Arrêt immédiat de l’utilisation par les corps policiers de l’article 31 du Code criminel et des articles 500 et 500.1 du Code de la sécurité routière lors des manifestations.

7. Mise en place d’un mécanisme à caractère civil, transparent, impartial et indépendant, chargé d’enquêter dans tous les cas où des interventions policières ont pour conséquence de causer la mort ou d’infliger des blessures à une personne ; élargissement du mandat de l’instance créée afin que celle-ci ait le pouvoir d’initier des enquêtes systémiques sur le comportement des policiÈres, notamment lors d’événements comme ceux survenus lors du printemps étudiant de 2012.

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