Édition du 12 novembre 2024

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États-Unis

Sur la question de la Palestine, comment Israël a cherché à faire taire les premiers contestataires juifs états-uniens

Le gouvernement israélien s’est clandestinement immiscé dans la politique juive états-unienne depuis le début des années 1950 jusqu’aux années 1970, et ce afin d’étouffer les critiques juives concernant la Nakba de 1948 – la dépossession et l’expulsion massives des Palestiniens lors de la fondation d’Israël – et concernant l’oppression des Palestiniens par Israël. Les diplomates israéliens qui ont supervisé cette campagne secrète ont été assistés, à un certain moment, par Wolf Blitzer – aujourd’hui animateur de l’émission de grande écoute de CNN « The Situation Room ».

5 mars 2024 | tiré du site alencontre.org | Photo : Activistes de Jewish Voice for Peace, le 11 décembre 2023 à Washington.

Telles sont quelques-unes des conclusions de Our Palestine Question. Israel and American Jewish Dissent, 1948-1978 (Yale University Press, 2023), un nouveau livre explosif écrit par Geoffrey Levin, chercheur à l’Université Emory [université privée située à Atlanta en Géorgie]. Il offre une vision historique sur la crise actuelle à Gaza, en particulier telle qu’elle se joue aujourd’hui parmi les Juifs des Etats-Unis.

Depuis les attaques meurtrières du 7 octobre du Hamas contre Israël et les représailles massives d’Israël contre les civils palestiniens à Gaza, des Juifs des Etats-Unis ont organisé des manifestations spectaculaires. Ils et elles ont tout réclamé : du cessez-le-feu à la fin du financement militaire d’Israël par les Etats-Unis.

Ce regroupement hétérogène de Juifs opposés à la politique israélienne et, parfois, à Israël lui-même, s’appuie sur une histoire de l’activisme aux Etats-Unis qui est depuis longtemps tombée dans l’oubli – et ils la font revivre aujourd’hui.

Nombre de ces militant·e·s citent explicitement des mouvements politiques antérieurs comme source d’inspiration. L’un d’entre eux est le General Jewish Labor Bund, un mouvement socialiste et antisioniste fondé il y a plus d’un siècle [en 1897 et dissous en avril 1921 pour ce qui est du GJL Bund en Lituanie, Pologne et Russie] en Europe de l’Est, mais disparu depuis des générations. Les autres mouvements sont un rassemblement de groupes états-uniens postérieurs à 1980, dont le New Jewish Agenda, aujourd’hui disparu, et le mouvement libéral J Street [créé en fin 2007, favorable à une solution dite diplomatique du « conflit israélo-palestinien], existe toujours. Ce dernier exerce des pressions sur les hommes politiques, bien qu’il dispose de moins de ressources que la droite sioniste. Ces petits groupes se sont formés après que les sionistes et les antisionistes avoués ont cessé de se parler, sauf pour s’affronter.

Ce que peu d’activistes remarquent, cependant, c’est l’époque, relativement récente, des années 1950, où la plus grande organisation juive des Etats-Unis – l’American Jewish Committee (AJC) – critiquait publiquement la Nakba et faisait pression sur Israël pour qu’il accorde aux Palestiniens tous les droits civils et humains. Ce qui est moins souligné et moins connu, c’est la façon dont ce remarquable état des choses a été effacé : des années 1950 à la fin des années 1970, Israël a orchestré des attaques en sous-main contre des personnes et des groupes influents, dont l’AJC, qui militaient en faveur des droits des Palestiniens. Notre question palestinienne lève le voile sur cette histoire étouffée.

Le maccarthysme juif américain

Geoffrey Levin a eu connaissance de cette histoire cachée il y a quelques années. Il était alors doctorant en études hébraïques et judaïques et fouillait dans les collections spéciales d’histoire juive à Manhattan ainsi que dans les archives de l’Etat d’Israël à Jérusalem, lorsqu’il a déterré des preuves du maccarthysme juif états-unien sub rosa (très caché). Il a été le premier chercheur à découvrir comment le gouvernement israélien, par l’intermédiaire de ses diplomates et d’un espion aux Etats-Unis, a fait pression sur les institutions juives états-uniennes pour qu’elles se débarrassent d’un éminent journaliste, licencient un brillant chercheur et discréditent une organisation de Juifs qui critiquaient le traitement réservé par Israël aux Palestiniens et tentaient d’ouvrir des canaux de discussion avec les Arabes.

Prenons le cas du journaliste William Zukerman. Ecrivain yiddish et anglais respecté dans les années 1930 et 1940, ayant publié des articles dans Harpers et le New York Times, William Zukerman a lancé son propre bihebdomadaire, la Jewish Newsletter, en 1948. Il y critique vivement le nationalisme juif et ses effets dévastateurs dans le nouvel Etat d’Israël et au-delà.

Dans un article, William Zukerman parle d’une survivante de l’Holocauste qui s’est récemment installée en Israël, dans l’ancienne maison d’une famille arabe. La survivante est devenue « clairement préoccupée » par sa conscience morale, écrit William Zukerman, après que ses enfants ont trouvé certains des biens de la famille expulsée. « La mère a été soudainement frappée par l’idée que ses enfants jouaient avec les jouets d’enfants arabes qui étaient maintenant exilés et sans abri », poursuivait William Zukerman. « Ne fait-elle pas aux Arabes ce que les nazis ont fait à elle et à sa famille ? »

Au début des années 1950, la Jewish Newsletter comptait quelques milliers d’abonnés et son travail était republié dans de nombreux autres médias, juifs et non juifs, avec des tirages beaucoup plus importants – le Time magazine, par exemple. Tous les lecteurs de William Zukerman n’étaient cependant pas opposés au sionisme. Chacune des centaines de sections de l’organisation étudiante juive Hillel était abonnée à la Jewish Newsletter.

Selon les dossiers déclassifiés du ministère israélien des Affaires étrangères trouvés par Geoffrey Levin, le gouvernement israélien s’est alarmé de l’influence de William Zukerman sur les Juifs des Etats-Unis. Il a lancé une campagne pour l’empêcher de « perturber » les sionistes au sujet d’Israël et des droits des Palestiniens. Israël a lancé une campagne d’envoi de lettres au New York Herald Post pour décourager le journal de publier davantage d’articles de William Zukerman. Il a mis au point un plan pour distribuer des textes types que les sionistes devaient envoyer à d’autres rédactions pour leur demander de ne plus publier Zukerman. Le directeur du Bureau d’information d’Israël à New York (Israel’s Office of Information in New York) s’efforce de faire supprimer la rubrique de Zukerman dans le prestigieux Jewish Chronicle, basé à Londres, et Zukerman perd son poste. En 1953, son travail ne paraissait plus dans la presse juive.

Il y avait aussi Don Peretz, un Juif américain dont les attaches au Moyen-Orient et en Palestine remontaient à plusieurs générations. Jeune homme au début des années 1950, il avait rédigé la première thèse de doctorat sur la crise des réfugiés palestiniens après la Nakba. L’étude a été considérée comme faisant tellement autorité qu’elle a été publiée sous la forme d’un livre qui, pendant des années, a été utilisé comme référence académique. Le travail de Peretz lui a valu l’attention de l’AJC (American Jewish Committee). Fondée au début du XXe siècle, l’organisation a passé des décennies à défendre les droits civils et humains des Juifs américains et, plus tard, des groupes opprimés dans le monde entier. Préoccupée par le sort des Palestiniens et craignant que les mauvais traitements infligés par Israël ne renforcent l’antisémitisme aux Etats-Unis, l’AJC a engagé Don Peretz comme chercheur en 1956.

Don Peretz a eu de nombreux contacts amicaux avec les Palestiniens. Il a commencé à rédiger des brochures d’information et des rapports. Dans l’un d’eux, qu’un dirigeant de l’AJC a personnellement remis au secrétaire d’Etat John Foster Dulles [républicain, janvier 1953-avril 1959], Peretz a suggéré qu’Israël pourrait rapatrier les Palestiniens expulsés pendant la Nakba. Après avoir lu la brochure, les responsables israéliens ont demandé à un employé de l’AJC de leur envoyer des informations sur l’auteur, dans le but de le faire licencier. Israël a ensuite demandé à l’AJC de soumettre tous les travaux de Peretz relatifs au Moyen-Orient à l’ambassade d’Israël à Washington ou au consul général à New York, pour examen avant publication. L’AJC s’est exécutée. Lorsque Peretz a écrit un nouveau livre sur Israël et la Palestine, les Israéliens l’ont vivement désapprouvé et ont fait part de leur mécontentement à l’AJC. L’AJC a relégué Peretz à un emploi à mi-temps. Il a alors démissionné.

Ce n’est probablement pas une coïncidence si le départ de Peretz a eu lieu en 1958, l’année où le roman Exodus a été publié. Ce roman est rapidement devenu une superproduction et, plus tard, un film mettant en scène Paul Newman, blond aux yeux bleus, dans le rôle d’un guerrier paramilitaire israélien d’acier, avant l’indépendance. Il semblait alors que les Américains, juifs ou non, aimaient de plus en plus le sionisme israélien et se préoccupaient de moins en moins des Palestiniens.

Pendant ce temps, les Juifs de la diaspora s’assimilaient triomphalement au courant dominant des Etats-Unis. Leur intégration s’est accompagnée de difficultés. L’affaiblissement des liens avec les pratiques religieuses traditionnelles, l’augmentation des mariages mixtes et la péri-urbanisation massive débouchent dans ce milieu sur une crise d’identité et une recherche de nouveaux points de repère. L’un d’entre eux était la mise en œuvre communautaire du souvenir de l’Holocauste. Un autre était la célébration d’Israël – quoi qu’il arrive.

Ce fut un tournant culturel pour les défenseurs d’Israël : les Juifs des Etats-Unis se ralliaient en masse, nourris par les changements sociétaux de la diaspora, mais aussi par des éléments organisés, en grande partie orchestrés par Israël. Ces derniers catalysaient et renforçaient les changements. Au cours de la décennie suivante, la tendance ne fera que s’accentuer, la victoire improbable d’Israël sur ses voisins arabes lors de la guerre israélo-arabe de 1967 renforçant les thèmes d’un Israël admirable et combatif et d’une nation ayant grand besoin du soutien de ses concitoyens juifs à travers le monde. Aux Etats-Unis, les Juifs américains ont de plus en plus répondu à cette sollicitation.

Contre deux Etats

Alors même que l’omniprésence du soutien juif américain à Israël augmentait, Israël et ses défenseurs ont commencé à s’opposer non seulement à l’antisionisme, mais aussi à ce qui allait être largement connu aux Etats-Unis sous la dénomination de sionisme libéral. C’est à ce titre que Wolf Blitzer, l’animateur de CNN, s’est impliqué dans le type d’efforts dont Levin parle dans Our Palestine Question.

Geoffrey Levin évoque un incident survenu à la fin de l’année 1976, au cours duquel Wolf Blitzer, encore jeune reporter, et des sources gouvernementales israéliennes ont collaboré pour neutraliser un groupe pacifiste juif américain appelé Breira : A Project of Concern in Diaspora-Israel Relations (Projet de débat dans les relations entre la diaspora et Israël). Breira signifie « alternative » en hébreu [c’était une forme de réponse à ein breira – il n’y a pas d’alternative]. Le groupe s’est d’abord organisé en 1973 pour protester contre les positions organisationnelles juives dures qui ont émergé après la toute dernière guerre israélo-arabe de 1973.

Les défenseurs d’Israël aux Etats-Unis adoptaient des approches plus à droite du sionisme et réagissaient à la guerre en adoptant l’idée que les implantations sionistes [colonies] dans les territoires occupés et la mise à l’écart de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) étaient essentielles à la survie d’Israël. Au contraire, Breira voulait offrir une « alternative » et demandait à Israël de reconnaître le désir des Palestiniens d’avoir un pays. Ce fut le premier groupe juif américain à plaider pour une solution à deux Etats. Au début de l’année 1976, le New York Times écrivait dans un éditorial que Breira était en train de dépasser « l’incompréhension de nombreux juifs américains qui pensaient que la critique de la politique israélienne serait perçue comme un rejet d’Israël ».

Puis Israël a riposté. En novembre 1976, une poignée de personnes travaillant pour plusieurs organisations juives américaines ont rencontré secrètement et à titre privé des représentants modérés de l’OLP. Les participants étaient affiliés au Congrès juif américain, au Comité juif américain, au B’nai B’rith (Les Fils de l’Alliance), au Conseil national des femmes juives et à Breira. Ils insisteront plus tard sur le fait qu’ils ne souhaitaient pas s’engager dans la diplomatie avec l’OLP, mais seulement dans un dialogue informel pour discuter du rétablissement de la paix. L’une des réunions a eu lieu à New York, l’autre à Washington. Par la suite, certains participants ont rédigé des rapports et envoyé des copies à des fins d’information aux diplomates israéliens qu’ils connaissaient personnellement. Ils étaient convaincus que ces diplomates ne rendraient pas les réunions publiques.

A l’époque où les réunions ont eu lieu, Wolf Blitzer travaillait comme correspondant à Washington pour le Jerusalem Post. Son travail consistait à rendre compte de la manière dont les situations au Moyen-Orient se traitaient aux Etats-Unis, en particulier en ce qui concerne Israël. Le Jerusalem Post n’était cependant pas son seul employeur. Wolf Blitzer travaillait également pour deux publications qui, en fait, étaient les organes internes de l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC).

Quelques jours après la réunion de Washington, Wolf Blitzer a écrit un article sur la réunion de Washington pour le Jerusalem Post et a nommé les participants juifs américains. Sur la base des détails de son reportage et des informations de la presse [article de Bernard Gwertzman dans le New York Times titré « American Jewish Leaders Are Split Over Issue of Meeting With P.L.O. », Des dirigeants juifs américains sont divisés sur la question de la rencontre avec l’OLP], les participants ont déclaré qu’il était clair que Wolf Blitzer avait reçu un rapport confidentiel transmis par Israël. Son article citait des « responsables israéliens » et un diplomate anonymes exprimant leur « inquiétude » au sujet de la réunion, qu’ils considéraient comme faisant partie d’une nouvelle « tactique de propagande de l’OLP » visant à « la destruction d’Israël ».

Une tornade s’est abattue sur ces groupes juifs américains. Toutes les organisations dont les membres avaient participé à titre individuel ont dénoncé ces réunions – toutes, à l’exception de Breira. Le fait que Breira ait continué à défendre les rencontres a incité l’AIPAC à qualifier le groupe d’« anti-israélien », de « pro-OLP » et de « juifs qui se haïssent eux-mêmes ». Pratiquement aucune organisation juive influente ne s’est opposée publiquement à ces dénonciations. Le congrès national de Breira en 1977 a été perturbé et vandalisé par des intrus qui ont laissé des tracts soutenant la Ligue de défense juive d’extrême droite. Breira a perdu des membres et des conflits internes ont conduit son principal donateur à retirer son financement. En 1978, Breira s’est éteint. Ainsi, grâce à un journaliste lié à l’AIPAC et à des fonctionnaires israéliens, un autre courant de désapprobation à l’égard des politiques israéliennes, parmi les Juifs américains, avait été supprimé.

Bien que l’ouvrage de Geoffrey Levin ait été mis sous presse avant les attentats du 7 octobre, l’histoire occultée qu’il présente est devenue particulièrement actuelle [1]. Si la communauté juive avait été informée, sensibilisée, il y a plusieurs décennies, de l’ingérence d’Israël, « on aurait pu avoir des échanges plus approfondis », suppose-t-il, « ce qui aurait peut-être conduit à une moins grande gêne pour aborder des questions difficiles actuelles ».

Geoffrey Levin ajoute que « beaucoup de personnes très brillantes ont été exclues du courant principal de l’establishment juif américain » pour avoir débattu de questions qui sont aujourd’hui vivement relancées. La « question palestinienne » pour l’Amérique juive recevrait-elle des réponses plus convaincantes aujourd’hui sans les tentatives insidieuses d’Israël – il y a des années – pour faire taire ses détracteurs au sein de la diaspora des Etats-Unis ? « On peut se demander, a déclaré Geoffrey Levin, à quoi aurait ressemblé la communauté juive américaine si elle avait accueilli certaines de ces voix critiques. » (Article publié par le site The Intercept le 3 mars 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)


[1] Dans Le Monde daté des 3 et 4 mars 2024, les auteurs de l’article intitulé « L’UNRWA, l’agence de l’ONU, dans le viseur d’Israël » citent Mario Carera, membre du Parti socialiste suisse, ancien délégué du CICR en Israël-Palestine : “[En Suisse] avant même la crise le parlement a voté de justesse la contribution [en fait divisée par deux] financière de l’UNRWA. Il n’y a eu aucune marque de soutien à Philippe Lazzarini [commissaire général de l’UNRWA]. Des ONG qui font du lobbying contre l’UNRWA, comme UN Watch [basée à Genève], ont l’oreille de la droite souverainiste.” »

On pourrait ajouter : ces divers lobbyings, relayés directement au sein du parlement helvétique, ont aussi réussi à silencer les élu·e·s du PSS, placés sous la houlette de Samuel Bendahan, à l’exception plus qu’honorable de Carlo Sommaruga, élu genevois au Conseil des Etats. (Réd.)

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