Édition du 26 mars 2024

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La révolution arabe

Syrie : de l’importance pour la révolution anti-dictatoriale de ne pas sombrer dans les affrontements confessionnels ou les « liquidations »

Dans le quotidien Le Monde, en date du 7 août 2012, Florence Aubenas, envoyée spéciale écrivant depuis le nord d’Alep, conclut ainsi son reportage : « Le cas Berri, et plus généralement celui des prisonniers, est scruté avec attention par les observateurs de la crise syrienne : plusieurs enquêtes internationales pourraient être lancées sur les méthodes de l’ASL (Armée syrienne libre) dont des violations des droits de l’homme. Les rebelles se disent prêts à coopérer. L’affaire Berri n’est pas finie.

À Alep, il existe une autre grande tribu de chabiha, les Merdil. Elle est désormais en train de négocier sa reddition avec les rebelles. » Le texte de Yassine Soueyha publié [par ailleurs] – qui est une traduction d’une contribution en langue arabe – démontre qu’au sein même de la révolution un débat existe sur les modalités de conduite d’une lutte face à un régime tyrannique, d’une rare violence [1]. Ce texte est l’un parmi de très nombreuses autres contributions. L’existence même de ce débat constitue une dimension importante du processus en cours de cette révolution anti-dictatoriale.

Pour rappel, ce que précise Florence Aubenas dans son reportage, les chabiha – autrement dit les « fantômes » – constituent une milice de mercenaires utilisée depuis longtemps par le régime Assad. Initialement, en février et mars 2011, le régime pensait pouvoir faire taire et reculer le peuple insurgé en organisant des contre-manifestations, en mobilisant les réseaux du parti Baas, en faisant défiler le personnel administratif qui « proclamait son adhésion » à Bachar el-Assad. La police est intervenue avec, de plus en plus, l’appui des forces dites de sécurité. Plus l’insurrection se développait, plus les chabiha, ces mercenaires engagés dans de multiples trafics (armes, drogue, etc.) et dans l’intimidation répressive, sont devenus les fantassins les plus cruels, sur le terrain, du pouvoir. Ils assurent aujourd’hui dans les quartiers ou dans des hameaux la force de frappe qui complète celle des tanks, des hélicoptères, des avions et des soldats de l’armée dite officielle.

Un commandant de l’ASL, de la région d’Alep, déclare à Florence Aubenas : « Ces derniers mois, le gouvernement a chargé les chabiha du boulot que personne d’autre ne voulait – ni ne pouvait – faire dans le pays : écraser les manifestations, à n’importe quel prix. À Alep, ils ont gagné tant de pouvoir qu’ils se croient devenus les maîtres. Nous nous vengerons. » Divers témoignages, depuis des mois, ont décrit les exactions de ces mercenaires-gangsters, à l’occasion de manifestations de médecins, d’étudiants, de funérailles, ou comme rabatteurs et informateurs des « forces de sécurité ». La « vengeance », à Alep, va éclater lorsqu’une partie du clan Berri, dont « le parrain Zeino », petite armée regroupant plusieurs centaines de personnes, a été fait prisonnier par l’ASL. Ce qui débouchera le 31 juillet sur l’exécution d’un certain nombre d’entre eux ; une vidéo a circulé de suite sur la Toile.

Dans le flux d’une insurrection anti-dictatoriale combattue par tous les instruments répressifs d’un pouvoir clanique incrusté dans son appareil d’État, protégeant sa propriété, il est inévitable que des règlements de comptes aient lieu. Ces actes de vengeance peuvent être aisément utilisés par ceux qui ont intérêt à présenter la révolution anti-dictatoriale comme un affrontement entre « deux forces militaires », certes pas équivalentes au plan logistique. Ce qui aboutit à aplatir la dimension de révolution démocratique anti-dictatoriale en cours et à effacer de la réalité syrienne les multiples manifestations pacifiques qui continuent dans tout le pays, entre autres à l’occasion de funérailles. Cette révolution est alors réduite, de manière frauduleuse, par certains, à une formule, voulue par le régime : « la bataille d’Alep, mère de toutes les batailles ».

Les défections des policiers ou des militaires – qui fournissent une part considérable de l’armement de l’ASL – traduisent de manière graphique la nature même d’un système où les dirigeants, le clan Assad, ont coopté et contrôlé durant des années des exécutants, entretenus et complices. Des exécutants dont une partie, aujourd’hui, cherchent à s’exempter de leur passé, eux qui voisinaient et cohabitaient y compris avec les chabiha. C’est sous l’impact d’une insurrection populaire, nourrie par les inégalités sociales, l’injustice et l’arbitraire sans limites, que l’édifice dictatorial est ébranlé et contraint à bombarder et à détruire des villes entières. Ce qui constitue l’aveu même de sa nature, d’un isolement construit face à une société pillée et écrasée.

Certes, quelques esprits tordus vont présenter, dans un avenir proche, la situation en Syrie comme se résumant à l’affrontement entre Assad et « des forces réactionnaires », soit liées à des puissances externes (de la Turquie au Qatar en passant par l’Arabie saoudite ou des puissances occidentales), soit « noyautées » par des forces islamistes, soit par les deux. Dès lors, la neutralité serait de bon aloi pour des « anti-impérialistes » autoproclamés, dont la principale « qualité » consiste à ignorer la réalité de la société syrienne et son histoire.

Le délitement du pouvoir dictatorial en Syrie ne peut que conduire à une réorganisation des interventions « externes » des forces qui ont soutenu dans le passé le régime Assad (de la France de Sarkozy à l’Arabie saoudite ou à la Turquie) ou qui continuent à le soutenir pour tenter de négocier la permanence d’une présence dans l’avenir (la Chine, la Russie, l’Iran).

De là l’importance pour la révolution anti-dictatoriale d’un refus de sombrer dans les affrontements confessionnels ou encore les « liquidations » ; des refus qui sont constituants d’un projet effectif d’autodétermination de la population de Syrie.

A ce propos, il est utile de prendre connaissance de « normes de conduite » diffusées sur les réseaux sociaux syriens, ce matin 7 août 2012 :

« Je fais partie de l’Armée libre

« Combattez sur le chemin de Dieu ceux qui vous combattent, sans pour autant commettre d’agression : Dieu déteste les agresseurs »
Le Coran, Sourate II « La Vache » – verset n° 190

• Je n’agresse pas, mais je me dresse contre l’agression

• Je n’attaque que des objectifs militaires

• Je me comporte avec les gens avec douceur et humanisme et je respecte leurs biens

• Je protège les civils de la vengeance et de leur utilisation comme boucliers humains

Nous nous sommes armés pour vous protéger

« L’Armée libre » »

La tonalité religieuse de cette proclamation est évidente. Ne pas en saisir l’origine dans le combat mené par le régime Assad contre les forces dites islamistes relève de la même confusion que celle consistant à traiter de « guerre civile » une guerre menée, depuis plus de dix-sept mois, par un pouvoir étatique contre les civils. D’ailleurs, une partie des défections – militaires, politiques et administratives – sont étroitement liées à des réactions d’exécutants du régime face à la répression massive centrée sur la population de leurs régions d’appartenance « communautaire ». Ils trouvent là une raison au moins présentable de leur rupture avec le régime et de leur désertion.

Notes

[1] Voir sur ESSF (article 26077), Syrie : « Les dangers de la liquidation de Zeino Berri ».

* Paru sur A l’encontre le 7 août. http://alencontre.org/

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