Édition du 23 avril 2024

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Economie mondiale

Entretien avec Pierre Salama*

A propos de la crise économique mondiale

*Professeur émérite des universités et chercheur au CNRS, spécialiste de l’Amérique latine, auteur de nombreux livre et articles accessibles sur pierre.salama.pagesperso-orange.fr.

On attribue souvent à la libéralisation commerciale et à la globalisation financière l’origine de la crise actuelle. Pensez-vous que l’ouverture ait affaibli certaines économies et renforcé d’autres ?

P. S. : La crise actuelle se déroule dans un contexte spécifique : celui de la désindustrialisation de nombre de pays provoquée, accélérée par la globalisation commerciale principalement et secondairement par la dérégulation financière. À l’exception de l’Allemagne, l’ensemble des pays avancés connaissent depuis une décennie une désindustrialisation massive. Une partie importante des économies émergentes connaissent également cette désindustrialisation, à la différence des quelques grandes économies asiatiques. Concentrons-nous sur l’exemple des économies émergentes.

À la différence de la désindustrialisation des pays avancés, celle de certaines économies émergentes, principalement latino-américaines, survient au moment où le PIB par tête est encore relativement faible. La crise actuelle peut précipiter les processus de désindustrialisation déjà entamés dans nombre de pays et ainsi bouleverser la structure de l’économie mondiale. Cependant, la Chine, « atelier du monde », ne peut bénéficier mécaniquement de cette crise. D’un côté, son modèle de développement rencontre déjà des limites et à moins de pouvoir dynamiser son marché intérieur, son taux de croissance pourrait fléchir, au bénéfice d’autres pays asiatiques dont la main d’œuvre serait moins couteuse ; d’un autre côté, la baisse des importations des pays affectés par la crise peut fragiliser sa croissance et rendre caduque la thèse du « découplage » de conjoncture dont elle pourrait bénéficier sur le moyen terme. C’est ce que nous allons préciser.

Les économies émergentes asiatiques connaissent une forte croissance depuis une trentaine d’années et les latino-américaines renouent depuis une dizaine d’années avec une croissance plus ou moins élevée. Ce n’est pas le cas des économies avancées. Les deux ensembles ont tendance à converger. Cette situation n’est pas totalement nouvelle. Dans les années 1930, les économies avancées ont subi une crise profonde et durable. En revanche, au cours de cette période, quelques économies exportatrices latino-américaines ont connu une industrialisation prononcée, après une phase de crise. Mais, les relations entre le « centre » et la « périphérie » ne jouent plus aujourd’hui comme hier (ces concepts, aujourd’hui, paraissent plaqués et perdent de leur pertinence, le contexte mondial ayant profondément évolué).

Selon la Cepal et le courant structuraliste latino-américain, il suffit que ces liens se relâchent à la faveur d’une crise dans les économies avancées, d’une guerre entre pays du centre, pour que certains pays connaissent un processus de substitution des importations. Le relâchement des liens a été une « chance », pour quelques pays comme le Brésil, le Mexique ou bien l’Argentine, de s’industrialiser. La crise structurelle traversée par les économies avancées aujourd’hui offrira-t-elle la même opportunité ? La situation est différente de celle des années 1930 pour deux raisons :a/ la dimension financière est devenue un paramètre extrêmement important ; b/ les liens commerciaux s’intensifient entre certaines économies émergentes (notamment Amérique latine et Asie). La part du commerce de l’Amérique latine avec la Chine et l’Inde augmente fortement. Le Brésil, en triplant ses échanges avec la Chine entre 2006 et 2010, tisse des liens commerciaux de plus en plus étroits avec la Chine. Mais l’échange est asymétrique : la Chine exporte pour l’essentiel des produits manufacturés au Brésil et lui achète des matières premières ; il en est de même pour l’Argentine. Le Mexique ne vend quasiment rien à la Chine mais lui achète des produits manufacturés.

Grâce à l’ampleur de leurs exportations vers la Chine, la contrainte externe du Brésil et de l’Argentine ne joue plus comme limite à leur croissance, comme ce fut le cas dans le passé. La croissance élevée de la Chine « tire » en partie celle du Brésil et de l’Argentine mais pas celle du Mexique. Cependant, la crise de la dette souveraine et les menaces d’éclatement de la zone euro et de l’euro en tant que monnaie de réserve fragilisent le système bancaire. La recherche de liquidité peut amplifier la contagion financière et se répercuter sur les économies émergentes dont les marges de manœuvre en matière de politiques anti-cycliques sont aujourd’hui plus faibles qu’elles ne l’étaient en 2009, y compris en Chine.

La croissance économique n’est pas toujours synonyme d’industrialisation croissante. Dans les pays avancés, à l’exception de l’Allemagne, un processus de désindustrialisation a lieu surtout depuis le début des années 2000. La désindustrialisation ne se limite pas à la perte du poids relatif de l’industrie dans le PIB au profit des services. Elle est provoquée par l’essor des délocalisations d’activités industrielles et de services vers des économies émergentes et par la quasi-absence de politique industrielle de la part des pays concernés. La délocalisation, facilitée par la forte réduction des mesures protectionnistes, la baisse du coût des transports, constitue souvent un contournement des contraintes légales qui s’imposent dans les pays développés. Dans les pays d’accueil, les salaires sont beaucoup plus faibles, les droits sociaux quasi inexistants, les contraintes environnementales souvent absentes ou plus faibles, enfin les profits moins taxés. Le libre-échange est sous cet angle une manière de contourner légalement les lois des pays d’origine.

Alors que les pays asiatiques connaissent un fort processus d’industrialisation, d’autres en revanche, notamment en Amérique latine, s’acheminent vers une « désindustrialisation précoce ». En Asie, le poids de l’industrie augmente dans le PIB, la valeur ajoutée des biens produits croit et leur degré de sophistication technologique également, enfin le solde de la balance commerciale des produits industriels est largement positif. En Amérique latine, le poids de l’industrie décroit de manière relative dans de nombreux pays, la valeur ajoutée des biens produits baisse ainsi que souvent leur sophistication technologique, enfin le déficit commercial de l’industrie de transformation croît, plus particulièrement pour les biens à contenu technologique moyen et élevé.

Destinées de plus en plus aux économies asiatiques, les exportations de matières premières, produites certes avec des technologies de pointe, compensent les déficits de l’industrie de transformation et permettent de dégager un solde positif de la balance commerciale, à l’exception du Mexique, et limitent le déficit de la balance des comptes courants. Au Mexique, ce sont les transferts monétaires des immigrés aux États-Unis qui desserrent fortement la contrainte externe. À la différence des années 1960 à 1990, la contrainte externe pèse moins et les degrés de liberté pour définir une politique économique en faveur de la croissance augmentent d’autant.

Alors, que faire ? Accepter la désindustrialisation précoce au nom du libre-échange, refuser cette désindustrialisation en pratiquant une ouverture contrôlée, ou bien fermer les frontières en espérant que les autres pays continueront à acheter ce qu’on produit ? Grâce à l’appui d’un État stratège, l’économie « ouverte » n’est pas une économie « offerte » aux intérêts extérieurs comme c’est le cas avec le libre-échange seul. L’ouverture contrôlée permet de transformer le tissu industriel et de préparer le pays aux mutations rendues nécessaires par la crise. Ce n’est pas l’ouverture externe qui conduit à la « désindustrialisation précoce ».

L’ouverture aux marchés internationaux n’est pas synonyme de laisser-faire, elle peut être contrôlée. « Désindustrialisation précoce » et industrialisation dépendent de la manière de pratiquer l’ouverture. Si les forces du marché sont laissées libres de fixer les prix et d’orienter les investissements, la probabilité qu’un processus de « désindustrialisation précoce » ait lieu est élevée, et affaiblit les capacités de résistance lorsque survient une crise, comme celle initiée dans les pays avancés en 2008.

La crise d’aujourd’hui est-elle plus grave que celle de 1929 ?

P. S. : Le passage d’une crise financière majeure à une récession économique puis, après une courte reprise, à une crise des dettes souveraines de plusieurs États de la zone euro, porteuse de risques récessifs, c’est sans doute ce qui différencie la crise actuelle des économies avancées par rapport à celle des années 1930. Loin d’être dépassée, la crise ouverte avec la faillite de Lehman Brothers, ressurgit. La crise financière se déroule pour l’instant en deux étapes : une crise des institutions financières suivie d’une crise des dettes souveraines dans plusieurs pays de la zone euro, chacune ayant un impact négatif sur la croissance des pays avancés.

Il a été beaucoup écrit sur les origines et les causes de la crise des institutions financières des pays développés et de ses conséquences fortement négatives sur l’activité économique. Le développement des bulles spéculatives et leurs éclatements ont été facilités par : 1/ l’adoption de règles comptables valorisant les actifs à partir de leurs prix de marché (mark to market), 2/ la possibilité pour les banques de vendre de manière très lucrative les risques pris grâce à la conception et à l’émission de produits financiers dérivés de plus en plus complexes (titrisation) et de les effacer de leurs bilans et, enfin, 3/ des techniques pour le moins « roublardes » pour évaluer ces risques.

Ainsi conçue, l’ingénierie financière facilite une logique d’emballement : le crédit est de moins en moins attribué à partir des perspectives de revenus des emprunteurs et de plus en plus à partir de l’anticipation de la valeur des patrimoines ainsi acquis par ces emprunteurs, comme on a pu l’observer avec les bulles immobilières et financières. Pour reprendre une expression de Mynski, on arrive très rapidement à un financement de type Ponzi et l’instabilité se profile. Le système financier implose avec une dévalorisation brutale des actifs et ce qui hier favorisait la bulle (l’equity value, c’est-à-dire la différence positive entre la valeur de marché et les engagements) se transforme en son contraire (la valeur de marché plonge et se situe dorénavant en deçà de la valeur des emprunts à rembourser).

Le retournement du cycle provoque un assèchement brutal des liquidités. Les entreprises financières sont à la recherche de liquidités pour financer un risque qui hier, transféré et disséminé, devient fortement réévalué. Les banques cessent de se prêter entre elles et à fortiori freinent brutalement leurs prêts aux entreprises et aux particuliers. Les entreprises non financières avec la dévalorisation de leur capitalisation, voient toute une série de ratios « virer au rouge » et sont confrontées à un manque croissant de liquidités. Le « crédit crunch » transforme la crise financière en une crise économique. La crise devient systémique, elle affecte y compris des entreprises ayant eu une gestion prudente, loin de la manipulation hier lucrative, des produits financiers titrisés. Elle se propage avec force au-delà des frontières par les canaux forgés par la globalisation financière.

L’effet de contagion a été particulièrement puissant et l’ensemble des économies dans le monde a été affecté. Les PIB ont connu soit des taux de croissance négatifs, soit de forts ralentissements et le chômage a partout fortement augmenté. Au lieu du recours à des politiques d’austérité, dont les effets cumulatifs auraient pu approfondir la crise, le déploiement de politiques de relance a permis que la croissance reprenne, sensiblement dans certaines économies émergentes, modestement dans les économies avancées. Certains économistes ont alors pensé que le creux de la crise était dépassé et qu’on pouvait rejouer le jeu sans en modifier les règles. À l’inverse, d’autres économistes, plus lucides et le plus souvent à contre-courant, ont considéré que la chute et la reprise des taux de croissance n’étaient qu’une étape d’une crise plus large pouvant prendre un profil en W ou bien en VL. C’est en fait ce qui s’est passé, mais avec une particularité rarement prévue. D’une crise des dettes privées, on est passé à une crise des dettes souveraines.

À la différence de la crise des années 1930, il ne s’agit pas d’une crise de sur-investissement dans les pays avancés (les taux d’investissement n’y ont pas connu d’emballement tout au long de la décennie 2000), ni d’une crise de réalisation (la consommation régresse peu grâce à l’augmentation des crédits dans les pays anglo-saxons), mais d’une crise financière provoquée par la dérégulation « sauvage » de l’ensemble des marchés, et plus particulièrement des marchés financiers et du marché du travail. La crise financière commence en effet par une crise portant sur les dettes privées. Comme nous venons de le voir, les banques, risquant une crise de liquidités et la faillite, cessent de se prêter entre elles, et limitent très fortement leurs crédits à l’économie précipitant ainsi la crise économique. L’intervention de l’État pour sauvegarder le système bancaire conduit à l’alourdissement des dettes publiques et en général guère au retour du financement du crédit aux entreprises par les banques. Ce n’est cependant pas uniquement l’aide de l’État au système financier qui provoque un alourdissement de l’endettement public.

Plusieurs autres facteurs interviennent dans l’accroissement de cet endettement : 1/ initiée dans les années 1980, la contrerévolution fiscale visant à réduire la charge fiscale et donc les recettes perçues. Par ailleurs, elle accentue la régressivité du système alors même que la double inégalité entre les salaires d’une part et entre les salaires et les revenus du capital d’autre part, s’accentuait ; 2/ la chute des recettes fiscales au sens strict et des contributions au système de protection sociale liée au retournement de la conjoncture ; 3/ l’inertie à la baisse des dépenses publiques, et plus particulièrement celles concernant les systèmes de protection sociale ; 4/ l’augmentation du volume de certaines dépenses comme l’aide aux chômeurs en nombre croissant, aux personnes particulièrement affectées par la crise, aux entreprises en difficulté ; 5/ la hausse des taux d’intérêt due aux spreads en augmentation, et la hausse consécutive du service de la dette. Ces facteurs, auxquels s’ajoute l’aide massive apportée au système bancaire – et remboursée en partie avec le retour des profits bancaires, à l’exception des institutions hypothécaires aux États-Unis –, expliquent l’envolée des déficits et de l’endettement publics.

Grâce aux liquidités ainsi retrouvées et à l’absence de régulation conséquente concernant le fonctionnement du système financier, les institutions financières vont se tourner vers les marchés obligataires et plus particulièrement vers les titres publics des États qui leur semblent les plus fragiles : Grèce, Italie, Portugal, Espagne, France, obtenant ainsi des profits considérables dans un premier temps. Mais au final cette spéculation fragilise les comptes des banques lorsque les possibilités de défaut de paiement apparaissent plus nettement. Le risque de défaut nourrit la hausse des taux qui, elle-même, renforce le risque.

La date précise de la crise n’étant pas prévisible, le retournement de conjoncture surprend les institutions financières qui avides de gains, ont conservé ces titres devenus sources de pertes. La valeur des emprunts des pays les plus fragiles baisse, ce qui se traduit mécaniquement par une hausse du taux d’intérêt. C’est ce qui explique que, dans un second temps, les instituions financières cherchent à vendre ces titres et à en acheter d’autres, émis par des pays considérés comme plus sûrs, quitte à avoir des taux d’intérêt plus faibles. La différence avec les crises des dettes souveraines latino-américaines des années 1980-1990 est importante. Dans ce cas, les banques cherchaient à acquérir des devises clés en vendant de la monnaie locale ; dans le cas présent, ces transactions se font dans la même monnaie, l’euro. Les banques vendent des titres émis par leur propre pays pour acheter des titres émis par l’Allemagne et quelques pays d’Europe du Nord.

Les pays affectés par cette défiance envers leurs titres sont fragilisés. La hausse des taux d’intérêt ne leur permet plus d’assurer le service de leurs dettes. Les politiques d’austérité décidées pour réduire les déficits publics aboutissent à l’effet inverse : ces déficits augmentent avec la baisse des recettes fiscales due à l’accentuation de la crise économique provoquée par ces politiques d’austérité. Hausse des taux, réduction des recettes fiscales posent avec acuité le problème du rééchelonnement des dettes, de leurs restructurations et des garanties que peuvent offrir les pays de la zone euro. À défaut de ces garanties et d’une solidarité inter-étatique, l’impossibilité de dévaluer renforce les risques de défaut de certains États de la zone euro. À l’inverse, la possibilité de laisser se déprécier la monnaie, explique que des pays n’appartenant pas à la zone euro (le Japon, l’Angleterre, etc.) ne connaissent pas à ce jour de menaces concernant leur solvabilité, bien que leurs ratios d’endettement (dettes sur PIB) soient également élevés, voire plus élevés.

Lucrative, la spéculation devient source de pertes majeures. C’est ce qu’on a pu observer avec le déroulement de la crise grecque et ses effets domino sur les titres italiens, voire français en novembre 2011. Comme les marges de manœuvre des gouvernements s’avèrent plus réduites dans la phase actuelle que dans la précédente, en raison de l’endettement massif qui s’en est suivi, les risques d’approfondissement de la crise économique augmentent avec la recherche de diminution des déficits budgétaires par le biais de politiques d’austérité.

Il est difficile de savoir si la crise qui frappe depuis quelques années les économies avancées est plus forte que celle de 1929. Elle est différente. Deux aspects la distinguent de celle de 1929 : la crise de la dette souveraine et l’appartenance de plusieurs pays à une zone monétaire dont le fonctionnement souffre de l’absence de politique budgétaire commune. Seules des mesures d’ordre structurel peuvent permettre de dépasser durablement cette crise. 1/ S’agissant des institutions financières, le dépassement de la crise passe par une modification sensible de l’architecture financière en établissant, comme dans les années 1930, une séparation entre les activités de dépôt-crédit des banques et celles d’investissement et, d’une manière plus générale, par une réglementation plus stricte de leurs activités. 2/ S’agissant du rapport salarial et des différentes formes de solidarité inter et intra-générationnelles et à l’instar de ce qui fut fait dans les années 1940 avec le développement de la protection sociale, il parait nécessaire de tenir compte davantage des biens collectifs, des biens non marchands, de réduire les inégalités de revenus. 3/ S’agissant de l’intervention de l’État dans les activités économiques, une coordination de ces politiques apparait nécessaire.

Y-a-t-il des relations entre le système financier et le système productif ?

P. S. : Contrairement à l’opinion la plus répandue, il y a des relations entre d’un côté la dérégulation financière et l’essor de la finance, et de l’autre le système productif. Le système productif pâtit de cet essor, la croissance du PIB dans la plupart des pays avancés devient plus ou moins « molle » selon les niveaux d’endettement des ménages, et/ou les capacités à l’exportation de certains pays. Le marché du travail en supporte les conséquences : les salaires ne suivent plus ou peu l’évolution de la productivité, la flexibilité de l’emploi est recherchée et les emplois précaires, à temps partiel se multiplient.

Le financement par le crédit à l’investissement des entreprises et à la consommation des ménages est nécessaire à l’essor de la production. Mais la dérégulation des marchés financiers a permis que se développent démesurément de nouveaux produits financiers, instruments de comportements spéculatifs. La financiarisation de l’activité économique a un coût : la modération salariale et, conjointement, la distance entre les 10 %, voire les 1 %, qui perçoivent les salaires les plus élevés et les autres, augmente considérablement. Illustrons les mécanismes établissant une relation entre la dérégulation financière, le système productif et le marché du travail à partir de trois thèmes : le crédit, la financiarisation, la modération salariale.

1/ Le développement du crédit aux particuliers, très important surtout dans les pays anglo-saxons, va à la fois stimuler la consommation, l’activité immobilière et impulser une financiarisation de l’économie, grâce à l’endettement massif des ménages et la construction de produits financiers complexes, objets de spéculation. La modération salariale observée dans les années 1990 et début 2000, n’y a pas entrainé une croissance faible ou bien une stagnation économique, à l’inverse de ce qu’on a pu observer dans d’autres pays européens. Elle s’est accompagnée d’un taux de croissance plus ou moins élevé et d’un taux de chômage faible, le chômage demeurant élevé dans les pays qui recourent moins à l’endettement des ménages comme la France. Les crédits accordés compensent les effets dépressifs de la modération salariale. La demande interne, maintenue élevée grâce au crédit, permet la valorisation du capital.

2/ L’effet positif des crédits faciles agit également sur le système financier. En effet, avant l’éclatement de la crise de 2007-2008, les produits financiers construits à partir de ces crédits accordés, la multiplication des produits dérivés complexes censés couvrir les risques encourus, deviennent objets de spéculation, favorisent des comportements spéculatifs se traduisant par l’apparition de bulles surtout dans le secteur de l’immobilier et sur les marchés financiers. La finance privilégiant surtout le court terme, les fonds d’investissement vont acheter des entreprises grâce aux effets de levier procurés par les crédits accordés avec deux objectifs : rechercher une rentabilité immédiate élevée et réaliser des plus value à la revente.

Comme toute spéculation, celle-ci semble s’auto-alimenter et ce faisant le monde de la finance parait se détacher de celui de la production. L’argent semble s’autonomiser alors du réel et le capital devenir « fictif » comme l’avait analysé Marx. L’illusion que l’argent produit l’argent, indépendamment de ce qui se passe dans le monde de la production, tend à se développer. Le mystère de l’origine de l’argent s’épaissit et l’essor des marchés financiers semble attribuable au « miracle des petits pains » de la Bible. Alors que les salaires et les bonus croissent vertigineusement dans le secteur financier, tout au moins pour les traders et autres analystes financiers, que le pouvoir des actionnaires augmente et que les dividendes versés croissent, les salaires moyens dans l’économie réelle stagnent ou augmentent faiblement. Le poids croissant de la finance dans la gestion des entreprises a également des conséquences sur le choix des investissements en privilégiant parfois les court et moyen termes face au long terme. L’investissement de portefeuille (placements financiers) se développe au détriment de l’investissement productif au sein des entreprises. L’organisation du travail, le management des entreprises, sont influencés par le poids croissant de la finance et les exigences de rentabilité des marchés financiers.

3/ L’abondance de liquidités liée aux faibles taux d’intérêt est un facteur d’autonomisation du marché financier. Mais cette autonomie du marché financier n’est qu’apparente. Les relations qui existent entre les marchés sont plus profondes qu’il n’y paraît lorsque l’analyse reste à un niveau superficiel. La question pertinente est donc de savoir d’où viennent les gains et les pertes de la finance ?

Les profits financiers prennent une place de plus en plus importante dans l’ensemble des profits. Ce faisant, ils provoquent des effets collatéraux sur les salaires, l’emploi et les formes d’organisation du travail car l’unique manière pour qu’ils puissent croître suffisamment est que la part des profits dans la valeur ajoutée augmente, puis se stabilise à un niveau élevé, au détriment de celle des salaires. L’origine des gains de la finance est donc dans le travail.

La « modération salariale » n’a pas pour unique cause la dérégulation financière.La concurrence avec les pays à faibles salaires favorise également la recherche d’une modération salariale et une mobilité plus élevée de la main d’œuvre, particulièrement dans les secteurs utilisant beaucoup de main-d’œuvre, en raison d’un différentiel de productivité insuffisamment élevé pour compenser l’effet de salaires relativement élevés, par rapport à ceux des économies émergentes, sur le coût unitaire du travail dans les pays avancés.

La dérégulation financière peut-elle être considérée comme responsable de la crise ?

P. S. : Le cercle vertueux crédit – production – finance a fonctionné de nombreuses années créant l’illusion d’un régime de croissance original et solide, caractérisé par une croissance faible des salaires, voire une stagnation, et une demande interne soutenue. Cette croissance est cependant fragile, elle repose sur « le fil du rasoir » de l’endettement des ménages. Lorsque les débiteurs ne peuvent plus rembourser les emprunts, l’édifice construit à partir de ces emprunts s’écroule. Forcés d’honorer leurs dettes, de vendre leurs actifs même à perte, les débiteurs subissent la chute du prix de ces actifs et, ruinés, ils se retrouvent dans l’impossibilité de se désendetter davantage. Les produits financiers construits sur la base de ces crédits, objets eux-mêmes de spéculations, et sources de profits financiers très importants, sont alors atteints de défiance et considérés comme des actifs « toxiques » et pèsent alors sur la rentabilité des institutions financières qui les détiennent. La crise dite des subprimes transforme le cercle vertueux en cercle vicieux.

Le prix à payer est alors lourd. La crise financière se transforme en crise économique. Pour sauver les banques et les institutions financières menacées d’effondrement, et relancer la croissance, les États empruntent massivement. À partir d’un certain niveau d’endettement et de déficit, les capacités des États de financer le service de leurs nouvelles dettes s’amenuisent. Devant la menace de ne pouvoir faire face à leurs engagements financiers et dans la crainte de déclassement par les agences de notation, nombre de gouvernements mettent en œuvre aujourd’hui des politiques d’austérité qui, affectant l’emploi et les salaires, ont un effet récessif et rendent encore plus difficile le financement du service de leurs dettes. Le système financier international est menacé d’effondrement et la crise, apparemment surmontée en 2010, ressurgit avec cette fois des États démunis pour faire face à la situation par une politique de relance.

Que penser des réponses du sommet du G 20 (Cannes 2011) et des propositions de la zone euro pour résoudre la crise des dettes souveraines ?

P. S. : Les déclarations de la présidence française du G20 de procéder à une réforme du système financier international, de rendre hors la loi les paradis fiscaux, d’imposer une taxe sur les transactions financières, fût-elle minime, etc. sont restées lettre morte. L’ordre du jour de ce sommet a été bouleversé par la crise de l’euro et la proposition avortée, par la suite, du gouvernement grec de procéder à un référendum sur la question du plan de sauvetage, si bien que parallèlement à cette réunion eurent lieu plusieurs réunions de responsables politiques de la zone euro.

Cette réunion a été précédée d’un sommet de la zone euro et les décisions prises à cette occasion ont été saluées par le G 20 (Cannes 2011). Plusieurs remarques peuvent être faites à propos de l’accord du 27 octobre 2011 signé par l’ensemble des responsables de la zone euro : 1/ l’inefficacité des politiques d’austérité mises en œuvre pour résoudre le problème des dettes souveraines de quelques États de la zone euro ; 2/ les propositions et réformes qui arrivent trop tard pour soulager la dette de la Grèce, le pouvoir des marchés arrivant à obtenir la démission des responsables politiques de la Grèce et de l’Italie. On peut souligner au passage la manière particulièrement humiliante de traiter des responsables politiques d’État ; 3/ un fédéralisme de facto dirigé par l’Allemagne et la France interrogeant la démocratie.

1/ Les politiques (austérité) mises en place pour surmonter les problèmes posés par les dettes souveraines sont à l’opposé de celles appliquées aux lendemains de la crise provoquée par les dettes privées (relance). Réagissant à la crise portant sur les dettes privées, les États ont joué de la politique budgétaire, rompant quelque peu avec les politiques monétaires restrictives préconisées par les institutions internationales dans les années antérieures à cette crise. Mais, avec la crise des dettes souveraines, au lieu de poursuivre les politiques de relance et de procéder à une réforme du système fiscal devenu régressif, les gouvernements cherchent à réduire les dépenses publiques afin de réduire les déficits budgétaires et ce faisant l’endettement.

Le résultat obtenu risque d’être l’inverse de celui espéré. La réduction des dépenses publiques précipite dans la récession et dans le meilleur des cas, ralentit la croissance. Les recettes publiques ne sont pas à la hauteur de celles espérées et le déficit budgétaire ne peut être réduit autant que souhaité. La baisse de la croissance se traduit alors mécaniquement par une hausse du ratio dette/PIB et renforce les doutes des marchés sur les capacités de certains pays à honorer leurs dettes (l’Espagne, la Grèce, l’Italie aux lendemains de la réunion du G20, et enfin la France dans une moindre mesure).

2/ Faisant suite au plan d’aide prévu en juillet 2011 et compte-tenu du risque imminent de défaut de la Grèce, les nouvelles mesures décidées en octobre 2011 par les responsables politiques des pays de la zone euro pour alléger sa dette souveraine prennent en compte une augmentation de la décote de la valeur faciale des titres, passant de 21 % en juillet à 50 %, confirment le prêt, émis à un taux d’intérêt sans spread, de 100 milliards d’euros financé par le renforcement du fond européen de stabilisation financière (ce qui augmente d’ailleurs d’autant la dette des États qui le financent et met en péril leur capacité de rembourser pour les plus endettés d’entre eux…), en contrepartie du renforcement de la politique d’austérité. Ce plan à peine né semble déjà caduc… Le rééchelonnement aurait pu être « efficace » s’il avait été fait une année auparavant et s’il n’était pas accompagné du renforcement des politiques d’austérité.

L’austérité imposée a aggravé la gestion de la dette grecque et crée un fort sentiment d’injustice. Le système fiscal restant profondément injuste, les fuites de capitaux et l’évasion fiscale se multipliant, le plan d’austérité a surtout porté sur certaines couches en épargnant celles qui étaient les plus aisées. La crise s’est amplifiée, ce qui diminue les recettes fiscales et rend impossible le service de la dette et ce d’autant plus que les taux d’intérêt explosent. Plus s’approche le « défaut » de paiement, plus les taux s’emballent, plus profitable devient la spéculation, jusqu’au jour où le danger de « défaut » devenant trop important, les banques cherchent à vendre ces titres et se « réfugient » vers des titres plus sûrs. La crise de la dette souveraine grecque suivie par celle de l’Italie, puis (à l’heure où nous parlons) celle de la France, creuse les écarts entre les taux d’intérêt payés par ces pays et ceux de l’Allemagne. Puis la crise s’amplifiant, les effets domino devenant plus crédibles, la défiance touche également les titres émis par le gouvernement allemand, faisant craindre une disparition proche de la zone euro. C’est ce qui explique que de nouvelles réunions se tiennent pour envisager différents scénarios, dont celui d’une zone euro à plusieurs vitesses, afin de protéger certaines économies des effets de contagion possibles.

3/ Jusqu’à la veille de la crise des dettes souveraines, le fédéralisme qui implique l’abandon de l’unanimité au profit d’un système majoritaire rencontre une profonde défiance de l’ensemble des gouvernements de la zone euro pour deux raisons : a/ le fédéralisme signifie un abandon partiel de la souveraineté de chacun des États qui pourraient se trouver imposer une décision prise par la majorité des membres ; b/ le refus de solidarité des plus puissants envers les plus faibles, notamment en matière financière.

Sans coordination des politiques budgétaires, sans mise en place d’harmonisation fiscale, la politique monétaire commune rencontre des limites. L’efficacité de cette dernière pourrait être accrue si les emprunts de chacun des pays appartenant à la zone euro étaient effectués en eurobonds. Les dettes étant mutualisées, les pays peuvent alors tous emprunter au même taux. La contrepartie de cette solidarité est une « mutualisation » des décisions notamment en matière budgétaire, c’est à dire l’abandon partiel de souveraineté sur les budgets publics nationaux et sur l’harmonisation des systèmes fiscaux. Ces modalités inenvisageables jusqu’à la crise de la dette souveraine, font leur chemin avec l’aggravation de celle-ci. et le risque d’implosion de la zone euro.

C’est ce qui explique que des solutions puissent être recherchées qui d’une part permettraient un déploiement de certaines formes de solidarité, et d’autre part ne laisseraient pas à un ou deux pays l’entièreté des délégations de pouvoir. Celles-ci semblent passer aujourd’hui par la mise en place d’une Europe à plusieurs vitesses. Les décisions à prendre, apparemment techniques, sont, en fait, hautement politiques. Elles ne peuvent de ce fait occulter le débat démocratique.


Merci à la revue ContreTemps pour avoir permis cette publication contre-temps n°13

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