Édition du 23 avril 2024

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Politique québécoise

Entretien avec Rabah Moulla, membre de Québec Solidaire

A propos de la situation politique au Québec

Rabah Moulla est militant de la justice sociale et de la démocratie depuis près de 30 ans. Il vit au Québec depuis six ans où il s’implique dans les luttes sociales et démocratiques.

Entrevue donnée au journal algérien LA NATION

Mardi 17 Juillet 2012

Pouvez-vous nous dresser un tableau de la scène politique actuelle du Québec ?

Au Québec, il y a comme une atmosphère de fin de règne. Le gouvernement du parti libéral du Québec (PLQ) bat des records d’impopularité depuis quelques années suite notamment à une série de scandales de corruption qui ont éclaboussé la scène politique provinciale dont plusieurs mettent en cause l’entourage du parti au pouvoir. Mais le premier ministre, Jean Charest, ne désespère pas de gagner les prochaines élections tant l’opposition officielle (Deuxième parti en nombre de sièges au parlement) formée par le parti Québécois (PQ), Centre et souverainiste, ne domine pas dans les intentions de vote en raison du flou qui caractérise son projet sur plusieurs questions (Économie, référendum sur la souveraineté, etc.).

La Coalition pour l’avenir du Québec (CAQ), un parti qui vient d’être constitué par un ancien député du PQ qui revient en politique un an après l’avoir quittée, en proposant de mettre de côté le débat sur la souveraineté et se consacrer à la "relance du Québec" en ayant en ligne de mire les fonctionnaires, les enseignants et les syndicats. La CAQ se positionne à droite de l’échiquier politique. Enfin, il y a Québec Solidaire (QS), fondé en 2006, seul parti classé clairement à gauche. Québec Solidaire fédère, en son sein, un large spectre de groupes qui vont de l’extrême gauche à la social-démocratie. Il a réussi à faire élire son premier député dès 2008 en la personne d’Amir Khadir, d’origine iranienne et qui, depuis son entrée au parlement, fait entendre un autre son de cloche face au discours politique et économique dominé par les tenants du néo-libéralisme. Dans ce contexte, le gouvernement a mis en œuvre un train de mesures libérales de tarification des services publics : instauration d’une taxe-santé - même montant pour tout le monde quelque soit le revenu au lieu d’un impôt progressif -, augmentation des tarifs d’électricité, hausse des frais de scolarité. Dans le secteur de l’éducation, au delà de la hausse compensée, pour les plus démunis, par l’aide aux études, c’est le principe d’accessibilité à tous que le gouvernement tente de remettre en cause au nom d’un autre principe cher aux libéraux, celui de l’utilisateur-payeur. Par leur mouvement de grève lancé en février dernier, les étudiants refusent la marchandisation de l’éducation.

Que représente, financièrement, socialement et politiquement, la décision du gouvernement québécois d’augmenter les frais universitaires ?

Le gouvernement a initialement décidé d’une hausse des frais de scolarité de l’ordre de 1 625 $ étalée sur 5 ans soit une augmentation annuelle de 325 $. Avec cette hausse, le gouvernement voulait faire passer les frais de scolarité de 2 168 $ à 3 793 $ en 2017 alors qu’ils étaient de 1668 $ en 2007 soit une augmentation de 127 % en 10 ans. Puis, pour tenter de venir à bout du mouvement de contestation, le gouvernement a décidé d’étaler la hausse sur 7 ans (2012-2019) mais au bout, les frais de scolarité atteindraient 3 946 $ soit une augmentation de près de 82 %. Il a aussi bonifié le régime des prêts et bourses dont bénéficient les étudiants issus des milieux pauvres. Au bout du compte, ce que le gouvernement récupère de cette hausse des frais de scolarité, il le perd presque par les frais d’intérêts qu’il paie - avec l’argent du contribuable - aux banques privées qui prêtent aux étudiants avant que ces derniers ne prennent le relais une fois leurs études achevées. L’impact prévu de ces hausses est l’accroissement de l’endettement des étudiants et de leurs familles et la baisse du nombre d’étudiants poursuivant des études universitaires.

Les étudiants des provinces anglophones du Canada ne se sont pas mobilisés aux côtés des étudiants du Québec. Quelles en sont selon vous les raisons ?

Il y a eu des manifestations de soutien aux étudiants québécois un peu partout au Canada comme à Toronto, Ottawa ou Vancouver pour ne citer que les grandes villes du pays. Des syndicats et associations professionnelles pancanadiennes ont aussi offert un soutien financier aux organisations étudiantes du Québec. D’autre part, pendant qu’au Québec, le gouvernement veut imposer cette hausse, son homologue de l’Ontario a décidé de réduire les frais de scolarité. Cela dit, il faut reconnaitre qu’il y a un écart entre le Québec et le reste du Canada en matière de capacité de mobilisation. Il y a au Québec, des traditions de luttes sociales et démocratiques associées au combat, depuis des décennies, des Francophones du Canada pour la sauvegarde de leur culture et leur langue, dans un contexte d’Amérique du Nord dominé par l’Anglais et la culture US. Ce combat qui s’est illustré par la révolution tranquille dans les années 60, a fait prendre conscience à la majorité des Québécois de la nécessité de la construction d’une société juste et solidaire qui passe notamment par l’accessibilité de l’éducation à tous les enfants du peuple et un système de santé public et universel.

La minorité anglophone du Québec a-t-elle pris part au mouvement ? Son éventuelle mobilisation a-t-elle eu des conséquences sur les relations entre les deux communautés linguistiques ?

Il y a plusieurs départements des universités anglophones Concordia et McGill qui sont en grève. La chaine de télévision étudiante, anglophone, Concordia University Television (CUTV), s’est aussi illustrée en offrant une couverture en direct des manifestations étudiantes à Montréal. En affichant un soutien clair aux grévistes, elle a joué un rôle crucial comme média alternatif à une certaine presse privée favorable à la hausse et qui cache mal son hostilité au mouvement de grève.

Je crois par ailleurs qu’il est plus juste de poser la question en termes d’appartenance de classe. Les soutiens à l’augmentation des frais de scolarité se recrutent plus facilement chez les couches sociales aisées pendant que les partisans du mouvement de protestation sont généralement de la classe moyenne et des couches populaires qui sont les plus touchées par les effets de la crise. Wesmount est certes connu pour être un quartier anglophone de Montréal mais il est surtout un quartier des riches parmi lesquels on dénombre des Francophones et ce n’est pas là que le mouvement des casseroles s’est fait le plus entendre.

Quel est le contenu de la loi spéciale adoptée par le gouvernement québécois le 18 mai dernier ? Existe-t-il un risque réel de remise en cause du caractère démocratique des institutions québécoises ?

La loi spéciale 78 comprend essentiellement deux volets. Le premier porte sur la suspension de la session d’hiver 2012 dans les établissements en grève et la reprise des cours au mois d’Août. Le deuxième et c’est ce volet qui a soulevé la colère de la population qui le juge comme une atteinte grave au droit de manifestation. Il oblige notamment les directions d’établissements à assurer l’enseignement même lorsqu’une grève a été votée de façon démocratique et interdit aux organisations étudiantes d’entraver l’accès à l’enseignement et même de manifester à moins de 50 m de leur établissement. Il restreint considérablement le droit aux manifestations en imposant aux organisateurs de fournir à la police un ensemble d’informations relatives à l’organisation de la manifestation ou de la marche (date, heure, la durée, lieu, itinéraire, moyens de transport utilisés.etc, responsabilité des organisations étudiantes quant aux actes et gestes posés par tous les participants à la manifestation). Enfin, la loi prévoit de lourdes amendes pouvant aller jusqu’à 35 000 $ pour les leaders étudiants et à 125 000 $ pour des organisations syndicales. Ces sommes peuvent être doublées en cas de récidive.

À l’évidence, avec cette loi, il y a un recul des libertés fondamentales et c’est une institution démocratique (parlement) formée de représentants du peuple qui restreint ces libertés. Il faut dire que ce n’est pas la première fois qu’on assiste à ce qui s’apparente à une entorse à la vie démocratique au Québec. Il y a un an, le même parlement avait adopté une autre loi (loi 204) pour protéger, contre toute contestation devant les tribunaux, une entente conclue par la ville de Québec avec un des plus importants groupes privés (Québecor) de la province pour la gestion du futur amphithéâtre qui sera construit aux frais du contribuable. Cette entente a été votée par les députés du PLQ et par une majorité de députés du PQ tandis que les députés de la CAQ ont appuyé la loi spéciale 78 après quelques amendements cosmétiques.

Cette loi est-elle à l’origine du basculement de la population aux côtés des étudiants ou la solidarité populaire à l’endroit du mouvement de contestation universitaire était-elle antérieure ?

Indéniablement, autant le gouvernement devait compter sur le soutien d’une partie de la population sur la "justesse" de sa décision de hausser les frais de scolarité qu’il avait réussi à "vendre", dans ce contexte de crise, en martelant sur toutes les tribunes que les étudiants devaient payer leur "juste part tout comme l’État et le contribuable" au lieu de vouloir "refiler la facture au contribuable" autant sa gestion du conflit étudiant a été sévèrement jugée par la population. Ont aussi échoué ses tentatives de diabolisation de l’aile radicale du mouvement étudiant représentée par la CLASSE [1] et de son porte-parole (Gabriel Nadeau-Dubois) - présentés comme des anarchistes ou des marxistes qui veulent juste déstabiliser l’économie dans le contexte de l’Amérique du Nord où même le mot socialiste a une connotation subversive -. L’adoption de la loi 78 a été perçue comme une atteinte aux libertés fondamentales par de larges pans de la population et a donc sonné l’heure de la mobilisation contre le gouvernement pour l’ensemble de son œuvre.

Comment s’est manifesté ce passage d’un mouvement strictement étudiant à un mouvement de contestation populaire ? Comment le mouvement-est-il organisé ? Quelles sont les places respectives des syndicats, associations et autres partis ?

Dès la grande marche du 22 mars à Montréal, les étudiants ont pu bénéficier du soutien et de la solidarité de plusieurs secteurs de la société : Artistes, intellectuels, infirmiers, fonctionnaires..etc. Des enseignants ont lancé le mouvement Profs contre la hausse. Côté partis politiques, outre le soutien clair de Québec Solidaire et la participation de ses membres aux manifestations, on peut relever que le PQ a tiré la leçon de son vote pour la loi 204 et a vite arboré le Carré rouge signe de son opposition à la hausse des frais de scolarité. Les syndicats ont apporté un soutien financier aux organisations étudiantes et ont invité leurs membres à prendre part aux grandes manifestations qui se déroulent notamment le 22 de chaque mois. Le 22 avril dernier, à l’occasion de la journée de la Terre, une marée humaine a envahi les rues de Montréal et a esquissé les bases d’une alternative par l’appel lancé pour la défense du bien commun, le partage des richesses, le respect des droits de tous les citoyens et de l’environnement. Ceci étant et pour l’instant ce mouvement de contestation populaire, malgré son ampleur historique, ne s’est pas donné une direction unifiée.

La saison estivale ne semble pas avoir arrêté le mouvement de protestation ? Quelles sont ses perspectives ?

Même si leur intensité a diminué depuis le début de l’été - ce qui est somme toute prévisible -, les manifestations continuent et les organisations étudiantes espèrent qu’elles reprendront de leur vigueur à la reprise au mois d’Août. Le gouvernement est sans doute en train de compter ses soutiens dans la population sur la question de la hausse des frais de scolarité avant de décider s’il va en faire un enjeu électoral et déclencher dès l’automne les élections ou dans le cas contraire céder sur le fond de la question : l’accessibilité aux études universitaires. Je crois quand même que quelque soit l’issue du mouvement, les étudiants ont déjà gagné. Ils ont montré la voie de la résistance et permis de jeter les bases d’une alternative à la politique de marchandisation de l’éducation et de la santé.

Ce mouvement a-t-il un rapport ou des effets sur la « question nationale » québécoise, c’est-à-dire sur la question du maintien de cette province dans l’état fédéral canadien ou, à l’inverse, de l’accession de cette province à l’indépendance ?

De nombreux souverainistes voient le projet de pays comme un moyen qui va permettre la construction d’une société juste et égalitaire qui garantira notamment l’accès à l’éducation pour tous les enfants du peuple. Il convient de noter que la majorité des forces de gauche québécoise est souverainiste. Alors oui je pense qu’il y a lien un lien même indirect avec la question nationale. Est-ce que ce mouvement va favoriser le retour cette question dans le débat public ? Ce n’est pas exclu s’il prend de l’ampleur et parvient à s’imposer comme une véritable alternative au système en place. Au final, il reviendra au peuple Québécois de décider de son avenir.


Note :
[1] Coalition large des Associations pour une Solidarité Syndicale Étudiante. La Classe représente plus de la moitié des étudiants grévistes.

Hocine Belalloufi

Hocine Belalloufi vit et travaille à Alger. Journaliste, ancien coordinateur de la rédaction de l’Alger républicain de 2003 à 2008 et militant du Parti Socialiste des Travailleurs (PST), il est également l’auteur de deux ouvrages La démocratie en Algérie. Réforme ou révolution ? (Apic et Lazhari-Labter, Alger, 2012) et Grand Moyen Orient : guerres ou paix ? (Lazhari-Labter, Alger, 2008).

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