Édition du 30 septembre 2025

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Amérique centrale et du sud

Amérique latine. Vers une « contre-révolution culturelle ? »

« Quand vous regardiez les chiffres du Chili, il semblait impossible que le système s’effondre […], mais soudain, il s’est effondré. Et il s’est effondré parce que, fondamentalement, ils n’ont pas livré la bataille culturelle. » Cette affirmation confuse de Javier Milei est curieuse, non pas tant parce qu’un président « libertarien » revendique la dictature d’Augusto Pinochet – plusieurs ultralibéraux de l’époque l’ont également appuyée –, mais parce que le pinochetisme a bel et bien mené une bataille culturelle qui a même transcendé son propre régime. Mais au-delà des précisions historiques, ce que révèle la phrase du président argentin, c’est son obsession – et celle des nouvelles droites radicales – pour la bataille culturelle ; une contre-révolution à la Viktor Orbán en Hongrie, aujourd’hui admirée pour son combat anti-woke.

24 juillet 2025 | tiré du site Europe solidaires sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article75835

Le terme « woke » (éveillé), dont l’origine remonte à l’histoire du mouvement afro-américain, a été détourné par la droite contre ses ennemis. Si, dans un premier temps, il servait à critiquer un certain progressisme excessivement « paternaliste », il est aujourd’hui devenu un cri de ralliement contre le progressisme dans son ensemble. Bien qu’il fût jusqu’à récemment inconnu dans le monde hispanophone, il a finalement fait son entrée dans le discours public grâce à la nouvelle droite, notamment Vox en Espagne.

« Peu importe que nous soyons bons gestionnaires ou bons politiciens, nous n’irons nulle part sans la bataille culturelle », a déclaré Milei en décembre 2024, lors d’une réunion [en Argentine] de la Conférence d’action politique conservatrice (CAPC), un réseau mondial très présent en Amérique latine, qui constitue l’un des porte-voix de la réaction internationale.

L’Amérique latine a connu ces dernières années la montée en puissance des nouvelles droites radicales, qui étaient déjà en train de transformer les champs politiques dans les démocraties occidentales. La victoire électorale de Jair Bolsonaro en 2018 avait ouvert la « fenêtre d’Overton » – c’es-à-dire la possibilité de tenir des discours extrémistes sans être socialement pénalisé –, mais c’est l’élection de Javier Milei qui a donné un élan sans précédent à ce phénomène qui a eu pour contrepartie la crise des droites libérales-conservatrices traditionnelles. En fin de compte, la région n’est pas étrangère à la « rébellion du public » – théorisée par l’ancien analyste des médias de la CIA Martin Gurri [dans son livre datant de 2014 The Revolt of the Public and the Crisis of Authority in the New Millennium] – , ni au ressentiment, à l’anxiété, à la dépression, à la colère et à la méfiance sociale abordés par Richard Seymour dans son livre Disaster Nationalism : The Downfall of Liberal Civilization (Verso, 2024).

La défaite de l’Argentin Mauricio Macri [en 2019 face à Alberto Fernandez, « péroniste »] et la crise du second mandat du Chilien Sebastián Piñera [qui s’est terminé en mars 2022] ne sont que deux expressions d’un phénomène plus large. Pour l’influenceur réactionnaire Agustín Laje [écrivain argentin, actif à la tête de la Fundacion Faro et de la Fundacion Libre], ce n’est que le résultat d’une « droite lâche » dont la pusillanimité a fini par ouvrir la voie au retour de la gauche ou du centre-gauche au pouvoir dans plusieurs pays de la région. Pour Agustin Laje – invité quotidiennement dans différents pays d’Amérique latine et dont l’influence idéologique ne cesse de croître au sein du gouvernement Milei –, ces droites ont capitulé face au mondialisme, voire face à l’agenda « woke ». Le mondialisme, a-t-il déclaré, est un système de domination mondiale et de contrôle total, « le projet de pouvoir politique le plus ambitieux jamais vu ». D’où la diabolisation de l’Agenda 2030 [en septembre 2025, à l’échelle internationale, les gouvernements ont adopté la résolution : « Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030 »].

Au cours des deux premières décennies de ce siècle, le centre-droit brandissait un discours contre le populisme de gauche, qui mettait l’accent sur les institutions républicaines, qui accusait les populistes d’autoritarisme et brandissait la défense de la démocratie libérale. Aujourd’hui, cependant, les droites radicales sont loin de ces véhémences. En Argentine, les partisans de Milei qualifient de « républicains ringards » les libéraux qui critiquent le mépris de l’exécutif pour les institutions et les insultes constantes de Milei visant quiconque ose le remettre en question. C’est pourquoi le président autoritaire salvadorien Nayib Bukele peut apparaître comme un modèle en matière de lutte contre la criminalité – même si, dans la pratique, son modèle est difficilement exportable –, ou que Milei peut continuer à dire qu’il « déteste l’Etat » alors qu’il est chef de l’Etat, et Bolsonaro a été séduit par l’idée d’organiser un coup d’Etat [en janvier 2023].

Les connexions mondiales d’un projet « antiglobaliste »

Budapest, autrefois éloignée géographiquement et culturellement de l’Amérique latine, est aujourd’hui une Mecque réactionnaire. Son influence n’a plus besoin d’être traduite en espagnol par Vox. De plus en plus de figures de proue de la droite latino-américaine se rendent dans la capitale hongroise en quête d’inspiration.

« L’immigration illégale n’est pas un accident. C’est une stratégie. C’est une décision politique. C’est une arme contre la liberté de nos peuples », a dénoncé le Chilien José Antonio Kast, qui est en lice pour les élections présidentielles de cette année [soit un des trois candidats de la droite, outre Evelyn Matthei et Johannes Kaiser, libertarien], reprenant ainsi la théorie complotiste du « grand remplacement » diffusée par le Français Renaud Camus [1re édition 2011].

Mais si, en Europe, le cœur de cette « théorie » est lié à la paranoïa civilisationnelle vis-à-vis de l’islam, en Amérique latine, la migration est intrarégionale (et dans le cas du Chili, elle vote en grande partie à droite, surtout les Vénézuéliens). Laje, dont la Fundacion Faro a été soutenue par le gouvernement Milei, a également trouvé dans la Hongrie d’Orbán un modèle pour son projet « antiglobaliste » (antimondialisation). Ces nouvelles droites ont également « acheté » l’occidentalisme façonné par les extrêmes droites du Nord. Les messages publiés sur les réseaux sociaux par les libertariens argentins contre les « dangers » de l’islam peuvent ignorer le fait qu’il n’y a pas d’immigration musulmane récente dans la région, reproduire des visions fantaisistes sur la « civilisation judéo-chrétienne » [voir à ce sujet l’ouvrage de Sophie Bessis, La civilisation judéo–chrétienne : anatomie d’une imposture, Liens qui libèrent, 2025] et surjouer leur soutien à Israël, à l’instar du « sionisme chrétien », des évangéliques pro-israéliens très influents dans des pays comme le Brésil ou le Guatemala. « L’Occident est en danger » à cause du socialisme, a averti Milei lors du Forum économique mondial de Davos en 2024.

« Ceux qui sont censés défendre les valeurs occidentales sont cooptés par une vision du monde qui conduit inexorablement au socialisme et, par conséquent, à la pauvreté. » Cet Occident se résume souvent aux Etats-Unis de Donald Trump et à l’Israël de Benyamin Netanyahou.

Une droite rebelle ?

Comme ailleurs, les nouvelles droites latino-américaines combinent de manière complexe des images de retour à l’ordre et de rébellion contre le statu quo. Si Milei incarnait davantage une droite rebelle, le Chilien José Antonio Kast incarne une droite de la loi et de l’ordre. Mais en réalité, les deux articulent les deux éléments. Milei s’est vanté de rétablir l’ordre dans les rues contre les protestations sociales et, malgré sa haine de l’Etat, il a augmenté les dépenses en matière de services de renseignement. De son côté, Kast appelle à « oser » voter pour lui, et son crypto-pinochetisme rime avec son appel à « être audacieux ».

Bien qu’elles fassent appel à des rétro-utopies, ces droites sont loin de représenter un retour linéaire au passé. Elles s’adaptent plutôt aux nouvelles circonstances. Par moments, la tragédie tourne à la farce : Milei, militant nataliste, n’a que des « enfants à quatre pattes » [des chiens clonés] (Elon Musk lui-même lui a déjà fait remarquer que cela ne comptait pas !). Ni Milei, ni sa puissante sœur Karina, ni sa vice-présidente Victoria Villarruel ne sont mariés. Ces droites peuvent même se revendiquer de « gays anti-queer » et compter parmi leurs leaders de nombreuses femmes « anti-idéologie du genre ».

Le progressisme régional est s’affronte donc à un paradoxe : si les forces de centre-gauche gouvernent un grand nombre de pays, dont le Brésil et le Mexique, elles se sentent affaiblies face à la bataille culturelle menée par des droites qui leur disputent la rue. Et aussi les réseaux sociaux, à partir desquels ces droites trollent, trompent leurs cibles et accablent leurs adversaires progressistes pour les mettre sur la défensive. Les droites ont également conquis un grand nombre de jeunes, surtout, mais pas uniquement, des hommes. Leurs discours, en particulier les discours libertariens, semblent mieux adaptés pour interpréter les changements socio-technologiques en cours. Tout cela laisse penser que de nombreux gouvernements progressistes pourraient être remplacés par des forces de droite entre 2025 et 2026.

Pourtant, les sociétés latino-américaines ont connu ces dernières années de profondes transformations, notamment l’adoption du mariage pour tous et du droit à l’avortement dans plusieurs pays, et ne semblent pas disposées à accepter passivement des restaurations conservatrices. Ce n’est pas un hasard si l’une des plus grandes manifestations contre Milei a été organisée par des collectifs LGBTI+ après ses déclarations au Forum de Davos, où son anti-wokisme l’a conduit à associer l’homosexualité à la pédophilie (une analogie qui, a-t-il précisé par la suite, ne s’appliquait qu’aux gays woke). Le slogan « Nous ne retournerons jamais dans le placard » a mobilisé des milliers de personnes, pas seulement des homosexuels, dans le centre de Buenos Aires.

Pour l’instant, aucune de ces extrêmes droites n’a réussi à imposer son projet politique (établir une hégémonie), à l’exception de Bukele, dont les positions idéologiques sont assez complexes et qui gouverne un petit pays (le Salvador). Bolsonaro n’a pas été réélu et est aujourd’hui inéligible. Milei jouera une partie de son avenir lors des élections de mi-mandat de cette année, et d’autres, comme Kast, tenteront de l’emporter lors des prochaines élections. Le progressisme représente encore – malgré l’érosion de sa « sécurité ontologique » [confiance dans la continuité de sa propre identité et de la constance de l’environnement social] – de larges secteurs sociaux et conserve une capacité de mobilisation considérable lorsqu’il trouve un étendard fédérateur. En fait, on pourrait dire qu’une partie de la radicalité des nouvelles droites naît de la crainte que les progressistes retrouvent leur confiance en eux et passent à l’offensive.

Pablo Stefanoni
P.S.
Opinion publiée dans El Pais le 22 juillet 2025 ; traduction rédaction A l’Encontre
https://alencontre.org/ameriques/amelat/debat-une-contre-revolution-culturelle-en-amerique-latine.html

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