Édition du 4 novembre 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La guerre en Ukraine - Les enjeux

Pourquoi les Russes ne protestent-iels pas ?

On me demande souvent : « Mais les Russes ne savent-ils vraiment pas et ne comprennent-iels vraiment pas ce que fait l’armée russe en Ukraine ? ». Ma réponse est simple : iels le savent. Et iels le comprennent. Tous et toutes. Ou presque. À l’exception d’une minorité marginale de fanatiques « Z », le reste de la population est parfaitement consciente.

28 octobre 2025 | tiré du site entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/10/28/pourquoi-les-russes-ne-protestent-iels-pas/

Ce n’est pas un hasard si, après le début de la guerre, la demande de livres sur Hitler et l’Allemagne nazie, ainsi que sur les classiques dystopiques, a explosé en Russie. Parmi les auteurs les plus vendus en 2022 figuraient Erich Maria Remarque et George Orwell. Les librairies ont enregistré des ventes record de 1984, L’homme en quête de sens de Viktor Frankl, Le choix d’Edith Eger — des livres qui traitent de la survie dans les camps et de l’horreur humaine. Après le début de la mobilisation, des ouvrages tels que La nation mobilisée. Allemagne 1939-1945 de Nicholas Stargardt, qui raconte comment les citoyen·nes allemand·es percevaient la guerre, sont également devenus populaires.

Les Russes cherchaient deux réponses : comment en sommes-nous arrivés là ? Et surtout : comment diable survivre à tout cela ?

Le problème n’est pas le manque d’informations. La difficulté survient lorsque vous répondez sincèrement à des questions telles que :
– La Russie bombarde-t-elle des civil·es ?
– A-t-elle déclenché cette guerre pour conquérir, et non pour se défendre ?
– L’armée russe commet-elle des crimes de guerre ?

Et dès que vous répondez « oui », la vraie question se pose : et maintenant ?

Et là, tout s’arrête. Parce que la ou le citoyen russe moyen ne peut rien faire. Ne me parlez pas de manifestations : manifester aujourd’hui, c’est risquer son emploi, sa liberté, sa famille ou sa vie. C’est un acte héroïque, mais presque impossible.

Le pacifisme refoulé en Russie

Alors, comment vit-on en sachant que son pays commet des crimes horribles et qu’on ne peut rien faire pour l’arrêter ? La vérité, c’est qu’on ne vit pas, on survit. Ce sentiment d’impuissance vous ronge de l’intérieur. Je l’ai vécu personnellement : en 2022, j’ai passé des mois à pleurer tous les jours. Et moi, je me suis enfuie presque immédiatement, mais pour celles et ceux qui sont restés, c’est encore plus difficile.

Celles et ceux qui sont restés ont souvent trouvé des moyens de s’anesthésier. Prenons l’exemple de mon amie Anna, qui travaille dans le secteur informatique à Moscou. Après le début de la guerre, presque tous et toutes ses collègues sont parti·es à l’étranger. Comme elle l’a dit elle-même : « Ma Moscou n’existe plus ». Et c’est vrai.

Mais elle est restée. Et dans le monde informatif d’Anna, la guerre n’existe pas. Oui, elle est contre, bien sûr. Mais en attendant, elle continue à travailler dans une grande banque, elle trouve satisfaction dans son travail et mène une vie riche en loisirs. La seule chose qui brise parfois cette bulle, ce sont les annonces de recrutement militaire qui apparaissent partout, même à Moscou.

« Ils nous ont envoyés à l’abattoir » :
des soldats russes mobilisés partagent
leurs réflexions sur la guerre en Ukraine

Ou encore mon amie Vika. Au début de la guerre, nous pleurions ensemble. Puis je suis partie, elle non. Avec le temps, elle a commencé à dire des choses comme : « Oui, nous sommes coupables, mais les autres ne sont pas innocent·es non plus ». Le classique « tout n’est pas si clair », ou le fameux « et alors, l’Amérique ? ». Non pas parce qu’elle y croit vraiment. Mais parce que c’est la seule façon de survivre émotionnellement. Regarder la vérité en face sans justification chaque jour vous brise.

Ce que nous voyons n’est pas de l’ignorance, c’est une stratégie inconsciente de survie psychique. La propagande ne sert pas seulement à mentir : elle sert aussi à protéger la psyché collective, c’est pourquoi elle fonctionne si bien. Elle fournit un récit plus supportable, dans lequel on n’est pas complice. C’est de l’aveuglement, oui, mais un aveuglement nécessaire pour beaucoup.

La pensée critique, en Russie aujourd’hui, est un luxe dangereux. Car celles et ceux qui pensent de manière critique risquent de sombrer dans le désespoir. Et c’est précisément là que réside le drame : la guerre a tué non seulement des corps, mais aussi la capacité morale de résister. La Russie contemporaine a détruit tout espace d’action éthique individuelle. Et sans possibilité d’agir, la conscience finit par être anesthésiée, comme un corps dans un coma pharmacologique pour ne pas ressentir la douleur.

Non, tous et toutes les Russes ne sont pas des bonnes personnes. Tous et toutes ne sont pas des victimes. Mais celles et ceux qui jugent le silence de la majorité sans comprendre le prix psychologique de ce silence commettent une simplification cruelle. Celles et ceux qui exigent que des millions de personnes descendent dans la rue contre une dictature armée jusqu’aux dents, sans aucun espace politique, sans réseaux civiques, sans garanties de survie, n’ont rien compris à la nature du pouvoir absolu. Dans les régimes totalitaires, la résistance ne naît pas d’un décret moral. Elle naît lorsqu’une possibilité concrète d’agir s’ouvre. D’abord la fenêtre, puis le mouvement. Pas l’inverse.

Il est facile de demander du courage à distance. Il est beaucoup plus difficile de comprendre ce qui se passe lorsque le courage peut vous tuer et que le silence est le seul moyen de ne pas devenir complètement folle ou fou.

Daria Kryukova – réfugiée politique en Italie, Association des Russes libres en Italie
https://www.valigiablu.it/perche-i-russi-non-protestano/
Traduit par DE

En complément possible
« Nous devons simplement faire semblant »
https://www.posle.media/article/we-simply-must-fake-it

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : La guerre en Ukraine - Les enjeux

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...