Comment ne pas être saisi·e de vertige face à la pléthore des défis planétaires ? Dérèglement climatique, accroissement des inégalités, risques pandémiques, guerres et militarisation, fuite en avant technologique… Autant de facteurs de tension qui nourrissent les crises et bouleversent les équilibres mondiaux.
Les désordres causés par la mondialisation néolibérale, s’ils témoignent des excès d’un productivisme prédateur et d’un consumérisme effréné, révèlent aussi l’incapacité ou la frilosité des partis politiques traditionnels à s’attaquer aux racines des grands enjeux contemporains. Faute de solutions ambitieuses et concrètes, ceux-ci se retranchent derrière des réponses de surface et des palliatifs à court terme, creusant le lit de la défiance démocratique et de la montée des extrêmes.
En ce début du 21e siècle, l’élan démocratique né de la chute du mur de Berlin se tarit. Sur la scène internationale, en Europe et ailleurs, les démocraties sont mises sous pression et de nouvelles formes d’autoritarisme gagnent du terrain. Des leaders populistes, nationalistes et autoritaires s’érigent en représentant·es autoproclamé·es du peuple. Leur succès repose sur plusieurs leviers essentiels : d’abord, une rhétorique clivante, anti-élite et identitaire, qui marginalise les oppositions et détourne des vrais enjeux ; ensuite, la sacralisation d’un·e chef fort·e et charismatique, garant·e d’un ordre moral et de « valeurs fondamentales » ; enfin, un profond ressentiment populaire nourri par les impasses des crises à répétition, les promesses déçues des démocraties libérales, et le discrédit d’une gauche politique vue comme impuissante, voire complice.
Il y a dix ans encore, la démocratie semblait incarner un horizon incontournable malgré les ratés et les déroutes. Un certain sens de l’Histoire. Aujourd’hui, cet idéal vacille. Selon The Economist Intelligence Unit, seule une poignée de la population mondiale vit encore en démocratie (5,17% pour 2024). Aucun continent n’est épargné. Face à cela, des régimes autoritaires se posent désormais en « alternatives », vantant leur efficacité et leur stabilité, et dénonçant les contradictions, l’hypocrisie et le double discours des libéralismes occidentaux.
La démocratie est fragilisée de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur. L’idéal reste invoqué, mais il ne mobilise plus. Tout le monde semble y aspirer, mais personne n’y croit plus. Fatigue, désenchantement et désillusion distendent le lien entre les citoyen·nes et les institutions. Le modèle démocratique, vidé de sa force mobilisatrice, ne fait plus rêver, ou si peu. Deux critiques principales lui sont adressées : sa perte de légitimité et son manque d’efficacité.
« La démocratie est en crise »
Derrière cette formule désormais convenue, notons que c’est avant tout sa dimension représentative qui accuse le coup plus que le principe démocratique lui-même. Dominant dans les systèmes politiques européens, le modèle représentatif s’est imposé aux lendemains des révolutions anglaise (1688), américaine (1776) et française (1789). Il reposait non sur la participation directe des citoyen·nes, mais sur la délégation du pouvoir à des représentant·es élu·es. Dès l’origine, ce mode de fonctionnement s’est écarté de l’idéal démocratique grec où le pouvoir était décrit comme exercé directement par le peuple et pour le peuple.
En ce début de 21e siècle, le fossé entre les populations et leurs représentant·es s’est creusé, attisant un sentiment de défiance et de frustration. Ce malaise s’explique d’abord par des causes structurelles inhérentes aux mécanismes mêmes de la représentation. En déléguant leur pouvoir, les citoyen·nes se sont écarté·es des lieux de décision et ont été réduit·es à un rôle minimal : celui de choisir, à intervalles réguliers, des représentant·es sans garantie qu’ils ou elles traduisent leurs engagements électoraux en actes sans avoir aucun moyen réel de les y contraindre. Dans ce cadre, la souveraineté populaire ne s’exprime ni directement ni de façon unifiée ; elle se fragmente et se dilue dans des compromis politiques visant à concilier des intérêts concurrents.
À cette distance institutionnelle s’ajoutent d’autres facteurs aggravants. L’exacerbation des logiques individualistes et la montée de radicalités idéologiques ont renforcé des attentes de reconnaissance immédiate et exclusive, rendant plus difficile la construction de compromis communs. Plus encore, le désenchantement démocratique s’est intensifié à mesure que les inégalités se sont creusées. L’offensive néolibérale, la concentration du pouvoir et des richesses, la persistance de larges poches de pauvreté ont entamé la croyance dans la capacité redistributive de l’État-providence et dans les promesses émancipatrices de la démocratie représentative. L’absence de perspectives concrètes en matière de justice sociale, d’égalité et de rééquilibrage des ressources a érodé sa légitimité historique et détourné d’elle une part croissante des classes populaires et moyennes.
Efficacité versus démocratie ?
À mesure que les crises s’enchaînent et s’entrelacent, la tentation de gouverner vite et fort s’immisce dans le débat public. Elle est portée par une opinion publique désabusée, traversée par des affects négatifs (inquiétudes, peur, angoisse, colère), convaincue qu’« en démocratie, rien n’avance ». L’efficacité, qui renvoie à l’action immédiate, à la réalisation d’objectifs clairs et à la centralisation des pouvoirs est de plus en plus perçue comme l’antithèse d’un système démocratique qui repose sur une temporalité plus lente fondée sur le dialogue, la confrontation d’idées et la délibération collective. L’une exclurait l’autre, comme si efficacité et démocratie étaient intrinsèquement incompatibles.
Dans un contexte saturé par l’urgence et les périls existentiels (allant jusqu’à l’habitabilité de la planète), la pression à « choisir son camp » se fait forte. À maux exceptionnels, remèdes exceptionnels : place à la thérapie de choc. En Belgique, selon la dernière enquête de 2025 de la Fondation Ceci n’est pas une crise, sept Belges sur dix sont demandeur·euses d’un·e leader politique fort·e, sans contre-pouvoirs afin de répondre à l’impression de perte de contrôle et à l’abandon ressenti face aux désordres du monde.
Devant à un tel constat, il serait vain de nier que la démocratie traverse une crise de légitimité et d’efficacité. Si celle-ci a permis des avancées majeures en matière de justice sociale, de reconnaissance ou de gouvernance, elle peine toutefois aujourd’hui à répondre à des défis globaux et complexes qui ont en commun d’être intimement liés à l’expansion du capitalisme mondialisé. Prenons trois exemples pour s’en rendre compte.
Les inégalités
Durant les trente années qui ont séparé la chute du mur de Berlin et la crise du covid-19, les inégalités entre pays ont globalement reculé grâce à l’essor des géants asiatiques. En revanche, les écarts se sont creusés au sein des nations. Comme l’a montré l’économiste Branko Milanović [1], ce sont surtout les très riches et les classes moyennes des économies émergentes d’Asie qui ont tiré profit de l’accroissement mondial des richesses. À l’inverse, une part importante des classes moyennes occidentales a vu ses revenus stagner ou reculer, distancées par les élites économiques de leur propre pays. Quant aux segments de la population les plus pauvres des pays riches, autrefois relativement bien placés dans la hiérarchie mondiale des revenus, ils ont vu leur position dégringoler. Un déclassement qui a engendré un profond malaise démocratique, cristallisé par une question amère : à quoi bon la démocratie si elle laisse prospérer de telles inégalités ?
Le dérèglement climatique
Deuxième exemple, celui du dérèglement climatique. Face à des effets de plus en plus dévastateurs, est-ce que la démocratie est à la hauteur des enjeux écologiques ? Ses processus délibératifs longs, ses cycles électoraux courts et son ancrage dans le cadre de la gouvernance des États-nations ont pu apparaître comme des freins à une action radicale et ambitieuse. Dans ce contexte, la tentation d’une écologie étatique, verticaliste et centralisée, portée par un exécutif durci susceptible d’imposer des décisions impopulaires au nom de l’intérêt général a été évoquée [2] au cours des dernières décennies, même si cette perspective est restée jusqu’ici assez minoritaire parmi les partis et mouvements écologistes inscrits dans une culture démocratique.
En revanche, le spectre de la « dictature verte » a été, ces dernières années, abondamment agité par des populistes de droite et d’extrême-droite qui assimilent toute norme environnementale ou intervention publique à une forme d’« écologie punitive ». Derrière ce slogan aux contours flous se dessine une rhétorique d’une redoutable efficacité. La contrainte est ici présentée comme une forme de punition et suggère un rapport de force injuste : celui du fort imposant sa volonté au faible. L’action écologique n’est alors plus perçue comme un projet collectif débattu dans l’espace démocratique, mais comme une injonction verticale moralisatrice, voire liberticide.
Ce cadrage stratégique opère tel un puissant repoussoir. Il évacue le débat démocratique sur la juste répartition des devoirs et des responsabilités envers les populations les plus vulnérables. Les tenant·es de ce narratif réactionnaire se forgent de surcroît une image de héraut du « peuple » contre des élites vues comme déconnectées des réalités ordinaires. En véritables entrepreneur·euses de ressentiments, ces leaders populistes ont ainsi réussi à imposer un agenda, ouvertement ou tacitement, anti-écologique. La remise en cause de la transition est devenue un levier majeur de leur stratégie politique.
À cette dynamique s’ajoute une autre forme de contournement du débat démocratique : la foi croissante dans des solutions techno-entrepreneuriales promues dans de nombreux cercles institutionnels – ceux des États jusqu’aux organisations internationales. Selon cette logique, l’innovation technologique et l’amélioration des modèles de production permettraient de résoudre les crises sociales aussi bien qu’écologiques. Le dérèglement climatique serait ainsi réduit à un simple défi d’ingénierie appelant des solutions techniques souvent centralisées, descendantes et peu débattues dans l’espace public.
L’attrait de cette approche, appelée aussi écomoderniste, repose largement sur le mythe du découplage qu’elle véhicule, à savoir l’idée qu’il serait possible de dissocier croissance économique et impacts environnementaux. Une promesse aussi séduisante qu’illusoire qui fait abstraction des contradictions du modèle productiviste néolibéral et qui permet de prolonger le statu quo sous des apparences de modernité responsable. Mais ce récit techno-optimiste constitue une fausse solution : il dépolitise les enjeux, court-circuite la délibération citoyenne, marginalise la recherche de vraies alternatives et repousse indéfiniment la transformation indispensable de nos modes de vie.
La question migratoire
Troisième exemple enfin, et non des moindres : la question des migrations. Ce phénomène complexe et multiforme résulte, on le sait, d’un large éventail de facteurs. Aux décisions individuelles « micros » s’entremêlent des dynamiques sociohistoriques d’ampleur « macro », liées à l’expansion du capitalisme contemporain, aux transformations de l’organisation et de la localisation de la production ainsi qu’au fonctionnement du marché du travail à l’échelle globale. L’un des grands paradoxes de la phase récente de la mondialisation est d’avoir consacré la libre circulation des capitaux, des biens et services, alors qu’elle restreignait celle des personnes.
Au niveau européen, les politiques ont, depuis plus de trente ans, été marquées par une vision toujours plus stigmatisante des migrations. Le récit politique s’est noirci et le vocabulaire utilisé pour qualifier ces dynamiques s’est chargé de connotations négatives. Les États membres et l’Union européenne ont ainsi justifié et légitimé la fermeture progressive des frontières, en invoquant des arguments relevant des champs démocratiques et juridiques : défense de la souveraineté nationale (contrôle de l’accès au territoire, à la citoyenneté, etc.), sécurité et ordre public ou encore préservation des valeurs européennes.
La fabrication du droit des États et du droit migratoire obéit à une logique qui a ceci d’absurde qu’elle est en grande partie influencée par les conjonctures politiques et par la manière dont les autorités perçoivent l’opinion publique. Ce processus s’est développé sans s’appuyer sur une analyse rigoureuse des données factuelles sur les flux migratoires. Il en résulte un décalage, aussi flagrant qu’irrationnel, entre les réalités objectives (sur les volumes, les profils, les circuits, etc.) et les discours politiques souvent imprégnés d’idées reçues, de simplifications idéologiques et d’affects. Cette situation souligne une réalité essentielle : ce que l’on désigne comme une crise migratoire est avant tout une crise politique qui met à l’épreuve les institutions et les principes sur lesquels reposent les régimes démocratiques.
Les États disposent certes du droit de réguler l’accès à leur territoire et de définir des critères d’appartenance, mais cet exercice ne peut se réduire à une défense étriquée d’une identité nationale perçue comme menacée. Il ne saurait non plus empiéter sur le respect des droits fondamentaux qui sont par définition universels. Ce dilemme entre souveraineté nationale et exigences démocratiques est au cœur des politiques migratoires contemporaines et fait l’objet d’une large instrumentalisation, en particulier de la part des droites populistes.
Plusieurs questions émergent au croisement des enjeux migratoires et démocratiques. La première est celle du sens : que visent réellement ces politiques, sinon à satisfaire des imaginaires de contrôle déconnectés du réel ? La deuxième est celle de l’efficacité (ou de l’absurdité…) : comment prétendre stopper un phénomène aussi ancien, vital et universel que la migration ? François Héran, sociologue, démographe et spécialiste de l’immigration, le rappelle inlassablement : être « pour ou contre » les migrations n’a aucun sens. Elles font partie de notre histoire et de nos sociétés. Enfin, le socle idéologique sur lequel repose les politiques européennes soulève une dernière question, plus fondamentale : que reste-t-il de la démocratie lorsque l’asile se durcit à ce point et que les frontières se referment toujours plus ?
Inverser la tendance
Concernant ces trois grands enjeux contemporains, un constat s’impose : nous sommes à la croisée des chemins. Deux voies se dessinent. La première, déjà largement empruntée, est celle du repli – politique, intellectuel, social, culturel, religieux – qui menace de désagréger plus encore le tissu démocratique. L’autre, plus ouverte mais exigeante, appelle à le réinventer, à l’élargir, à le renforcer dans sa capacité à affronter lucidement les enjeux globaux. Les démocraties d’Europe n’ont pas été conçues pour faire face aux grands défis de notre temps. Elles sont par nature inachevées. Il ne s’agit donc pas de les jeter, mais de les transformer. Cela implique de les adapter, de les « mettre à jour » ; de penser à de nouvelles formes de gouvernance démocratique et de renouer du dialogue dans un espace public de plus en plus clivé à l’image du modèle états-unien.
Dans un contexte instable, marqué par les bouleversements écologiques, géopolitiques ou technologiques, affirmer que « la démocratie est en crise » résonne avec une acuité nouvelle. Pourtant, ce constat n’est pas neuf. Il refait surface à intervalles réguliers depuis des décennies. Ce retour cyclique de la crise invite à s’interroger : la crise serait-elle une composante inhérente au fonctionnement démocratique ? Si l’on revient à l’étymologie du mot « crise » (du grec krisis qui signifie choix, décision, jugement), on comprend alors que la démocratie repose précisément « dans la mise en scène quotidienne du choix adéquat et dans l’exposition publique de la prise de décision légitime » [3]. En ce sens, la démocratie apparaît non pas comme un régime politique dépassé par la crise, mais comme celui qui est le plus à même de la stabiliser.
Le malaise démocratique et l’offensive réactionnaire qui traversent tous les continents s’enracinent dans les désordres produits par la mondialisation néolibérale. Mais ils ont aussi prospéré sur le vide laissé par les forces démocratiques, incapables de proposer un projet fort, porteur d’un horizon désirable. Trop souvent, les gauches ont perdu la boussole, leur souffle et leur capacité à susciter l’adhésion. Comme le disait le philosophe des sciences Bruno Latour, non sans ironie à propos de l’écologie politique, celle-ci a réussi le double exploit de « paniquer les gens et de les faire bailler d’ennui ».
Dans ce contexte, les mouvements et les partis progressistes ne peuvent se contenter d’attendre que l’orage passe. Ils doivent reprendre la main, repolitiser les enjeux, reconquérir le terrain des luttes sociales et celui, tout aussi décisif, des idées. Pour inverser la tendance, un premier levier, identifié par le journaliste politique François Brabant [4], consiste à réhabiliter l’idée d’alternatives. Trop souvent moquées ou ringardisées, elles sont pourtant indispensables. Les bouleversements actuels de nos sociétés ne sont pas inéluctables. Il peut en être autrement. Mais encore faut-il reprendre prise sur le réel, retrouver des points d’appui pour comprendre, débattre et agir sans tomber dans la sidération ou l’évidence imposée.
Cela suppose aussi de ralentir, comme le suggère la philosophe Isabelle Stengers [5]. Les sociétés changent vite, très vite. Vouloir suivre à tout prix ce rythme effréné, c’est risquer d’abandonner une partie de la population sur le bord du chemin et de sacrifier le débat démocratique sur l’autel d’une pseudo efficacité. Ralentir, ce n’est ni capituler ni renoncer. C’est au contraire résister à l’urgence décrétée, c’est créer les conditions d’une action collective et faire émerger les problèmes dans toute leur complexité, au lieu de les escamoter sous des réponses toutes faites dictées par la précipitation, la peur ou l’obsession technologique.
La démocratie vacille quand elle cesse de prendre soin de ce qui la rend vivante. Elle menace son propre avenir. Reste dès lors à poser la question du lien social autrement, à en défendre l’idée et à en reconstruire les conditions en y intégrant notre relation au vivant et au monde que nous habitons.
Aurélie Leroy
https://www.cetri.be/Malaise-en-democratie
Notes
[1] Christoph Lakner et Branko Milanovic, « Global Income Distribution : From the Fall of the Berlin Wall to the Great Recession », World Bank Working Paper, n°6719, décembre 2013 ; Branko Milanovic, What comes after Globalization ? ; Jacobin,
https://www.cetri.be/What-Comes-After-Globalization, 24 mars 2025.
[2] Cette approche est devenue audible après la conférence de Stockholm de l’ONU et les conclusions du rapport Meadows, également connu sous le titre « Les limites à la croissance », publié par le club de Rome (1972). Ce dernier alerte sur les dangers d’une croissance économique et démographique illimitée dans un monde fini.
[3] Pieret J., Bourgaux A-E., de Coorebyter V. (2022), « Notre démocratie est-elle en crise ? », e-legal, Vol.6.
[4] « A quoi sert la démocratie si les inégalités continuent à croître de cette façon ? », Déclic – Le tournant, RTBF, 10 décembre 2023.
[5] Stengers I. et Drumm T. (2017), Une autre science est possible. Manifeste pour un ralentissement des sciences, La découverte Poche.ab











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