Édition du 11 novembre 2025

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Le Monde

Maria Corina Machado... vous avez dit... le prix Nobel de la paix 2025 ?

On sait que les prix Nobel de la paix décernés chaque année par le comité norvégien du Nobel ont pris souvent, au fil de l’histoire, une dimension très politique. Leur portée tout comme leur légitimité peuvent donc être directement liées aux enjeux ou soubresauts de la conjoncture internationale ainsi qu’aux implacables rapports de force et sordides tractations politiques qui la secouent. Et tel est bien le cas du Prix Nobel de la paix décerné en 2025 à la Vénézuélienne Maria Corina Machado.

Qu’on se souvienne à ce propos du prix Nobel de la paix remis à Henri Kissinger le 10 décembre 1973 saluant ses efforts diplomatiques pour mettre fin à la guerre du Vietnam ! L’événement avait déclenché un véritable scandale dans de larges fractions de l’opinion publique internationale, conduisant notamment à la démission de 2 membres du comité.

C’est que Henri Kissinger était alors le principal architecte de la politique étrangère des USA, et s’il avait reçu le prix en même temps que son vis-à-vis nord-vietnamien Lê Duc Tho (qui le refusa !), beaucoup s’interrogeaient sur la justesse de récompenser le ministre des affaires étrangères des USA, un pays aux menées aussi agressivement impérialistes.

Kissinger n’était-il pas le représentant officiel d’un pays qui était intervenu militairement dans un pays situé à cent lieux des Amériques pour y défendre un régime autoritaire et y mener une guerre totale parsemée de bombardements massifs de civils ? Sans même parler du fait qu’il venait de jouer un rôle clef dans le coup d’État mené au Chili contre l’Unité populaire de Salvador Allende, tout juste un mois avant la décision d’Oslo. Et cela, alors qu’il y avait aussi sur les rangs pour recevoir la récompense cette année-là, l’archevêque brésilien Dom Hélder Câmara, figure de la lutte non-violente contre la terrible dictature militaire brésilienne en place depuis 1964.

Le scandale Machado

52 ans plus tard. avec la nomination de Maria Corina Machado, on se retrouve quelque part devant la même logique et le même type de scandale. Sauf que cette fois-ci —courants de droite tout-puissants obligent— le phénomène semble susciter moins de réactions passionnées à gauche qu’à droite.
C’est ainsi que le président Trump qui espérait bien et avait tout fait —comme on le sait— pour en être le récipiendaire, ne s’est pas embarrassé de nuances pour affirmer que le prix de 2025 avait "fait passer la politique avant la paix". Mais comme cette récompense avait été refilée à une de ses plus fidèles alliées en Amérique du sud, et que celle-ci le lui avait aussitôt dédié, il a du faire contre mauvaise fortune bon cœur et baisser quelque peu le ton.

Car c’est ce qu’on ne dira jamais assez. Si le comité Nobel a salué "le travail inlassable de Maria Corina Machado pour promouvoir les droits démocratiques du peuple vénézuélien et sa lutte pour parvenir à une transition juste et pacifique de la dictature à la démocratie », il a fait en même temps l’impasse sur de larges pans de sa vie politique au Venezuela ; une vie qui est loin, très loin d’avoir toujours été en concordance avec les nobles objectifs de la paix ou de la promotion des droits démocratique.

Pour ne prendre qu’un exemple qu’on se garde bien de rappeler, il faut savoir que Maria Corina Machado, fut en 2002 partie prenante –et très activement !— d’une tentative de coup d’État ratée menée à l’encontre du président Hugo Chavez, élu pourtant démocratiquement en 1998 avec plus de 56 % des voix. Elle était même présente au palais présidentiel lors de l’investiture du "président par intérim" Pedro Carmona, président du syndicat patronal Fedecamaras et désigné par ses paires pour remplacer Chavez. Et elle fut signataire du décret Carmona qui a dissout l’assemblée nationale et destitué les responsables politiques élus. Elle avait donc en ce temps-là bien peu de soucis pour la démocratie vénézuélienne et ses valeurs concomitantes de paix.

Il faut dire qu’à l’époque et avant d’être démis pendant quelques jours de ses fonctions lors de cette tentative de coup d’État ratée menée par la haute société vénézuélienne, Hugo Chavez, s’était lancé dans un processus constituant —en tous points démocratique et balisé par un référendum d’entrée et un référendum de sortie (chaque fois validé par les urnes). Mais en plus, il s’était efforcé de reprendre le contrôle de la PDVSA, la compagnie nationale pétrolière vénézuélienne, pourtant nationalisée, mais dont une partie non négligeable des revenus avait été depuis 1976, soit détournée à travers la corruption, soit abandonnée à des intérêts privés.

Une manne pétrolière qu’on ne veut pas partager

Ce fut d’abord cette mesure de reprise de contrôle étatique des richesses pétrolières du pays qui mobilisa les grandes fortunes vénézuéliennes et leur complice états-uniens [1]. C’est ce qui les poussa à fomenter la tentative de coup d’État contre Chavez et à laquelle participa Maria Corina Machado. Car pour les uns comme pour les autres toutes les réformes démocratiques impulsées par Chavez ne pesaient pas lourd dans la balance eu égard à la manne pétrolière qu’il n’était pas question pour eux de partager et encore moins d’utiliser pour financer par exemple des programmes sociaux destinés en priorité aux classes populaires. Et malgré l’échec de cette première tentative, Maria Corina Machado ne cessa jamais –néolibéralisme oblige— de persister dans cette même voie oppositionnelle de droite. Et jusqu’à aujourd’hui.

Elle a ainsi travaillé à réunir 3 millions de signatures en 2004, pour exiger un référendum révocatoire pouvant destituer le président vénézuélien, (comme le permettait d’ailleurs —sous forme d’une innovation démocratique voulue par Chavez— la nouvelle constitution bolivarienne). Mais là encore sans succès, et malgré les fonds qu’elle avait reçu de la NED (National Endorsement for Democracy), une organisation états-unienne promouvant la démocratie libérale. Chavez l’emporta en effet haut la main à cette occasion, avec 58 % des voix. Plus tard, en février 2010, elle se fera élire comme député oppositionnel dans l’État de Miranda, puis lancera avec Léopoldo Lopez le mouvement « La Salida » pour promouvoir des mouvements de rue contre le gouvernement de Nicolas Maduro, successeur d’Hugo Chavez, dont elle ne reconnut pas l’élection.

Certes, depuis l’arrivée à la présidence de Maduro en 2014, puis de ses dérives autoritaires et dictatoriales chaque fois plus confirmées, on pourrait malgré tout être tenté de trouver en Machado cette égérie aux allures démocratiques dont aurait tant besoin le Venezuela. Et les élections frauduleuses de 2024 tenues par Maduro n’auront fait qu’alimenter de tels sentiments. Machado ne manquera pas d’ailleurs d’étonner par la persistance de ses engagements tout azimut à droite. Mais il ne faut jamais oublier que si elle peut aujourd’hui susciter cette impression c’est parce qu’elle s’est tenue, sans désemparer ni état d’âme, aux côtés des classes possédantes et de leurs alliés, les USA, soutenant notamment Juan Guaido, président auto-proclamé en 2019 et qui n’aurait pu persister dans cette voie sans l’appui déclaré des États-uniens.

À n’en pas douter, c’est ce qui permet de comprendre les raisons politiques du choix du comité Nobel de 2025. Il aurait été quand même fort de café –en ces temps encore si partagés quant aux frasques menaçantes de Trump— de donner tout de go à ce dernier le prix Nobel. D’autant plus qu’était aussi sur les rangs Antonio Guterres, le secrétaire général des Nations Unies. Mais en l’offrant à Maria Corina Machado, on fait une pierre deux coups : on ne se délégitime pas au point de récompenser Trump, mais on choisit une de ses alliées indéfectibles, pour se le garder dans sa manche et ne pas donner l’impression d’aller totalement à contre-courant des volontés des puissants d’aujourd’hui. Décidément, voilà où peuvent mener les petits calculs politiques de l’heure. Il n’y a pas à dire, les temps sont difficiles...


[1Voir notamment le rôle très actif à Caracas joué par Otto Reich, sous-secrétaire d’État pour les Affaires interaméricaines, haut fonctionnaire étatsunien qui fut impliqué dans l’Irangate).

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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