Tiré de Reporterre.
Andreas Malm est maître de conférences en géographie humaine en Suède et militant pour le climat. Il est notamment l’auteur de L’Anthropocène contre l’histoire (2017), Comment saboter un pipeline (2020) et La chauve-souris et le capital (2020), aux éditions La Fabrique.
Reporterre — Comment interprétez-vous la réaction face à la pandémie de Covid-19 ?
Andreas Malm — C’est comme si on faisait face à une nouvelle normalité, comme si le problème devenait chronique. Cette crise pourrait se prolonger longtemps et nous pourrions voir apparaître de nouvelles souches de ce virus ou de nouveaux virus. Quand je circule dans une ville comme Berlin et que je vois tous ces habitants masqués, j’ai l’impression qu’ils sont reliés par des millions de fils invisibles à la crise profonde qui frappe la nature : la destruction continue de la nature sauvage cause l’apparition de nouvelles maladies infectieuses. Mais les gens n’en semblent pas conscients.
Il est remarquable de voir à quel point la dimension écologique de cette crise est absente du débat. Maintenant, on parle des élevages de visons, mais il n’y a pas eu jusqu’ici de discussion sur les causes des catastrophes comme celle que nous vivons. Le débat porte uniquement sur les restrictions qui doivent être mises en place, sur la nécessité d’un confinement ou non, sur l’utilité des masques, sur quand on disposera des vaccins. Les populations humaines ont souffert en Europe, c’est une conséquence de la crise écologique, mais la crise n’a quasiment pas été abordée sous cet angle.
Quelles sont les raisons de notre aveuglement sur la dimension écologique de la pandémie ?
Nous voulons pouvoir continuer comme par le passé. Ce qui rend cet aveuglement extraordinaire, c’est que nous avons vécu une année anormale et que l’approche du business as usual a été rendue impossible. On n’avait jamais vu des gouvernements décréter la fermeture de pans entiers de l’économie. On aurait donc pu s’attendre à ce que les citoyens soient plus disposés à s’interroger. Mais non. Pourquoi la réaction en 2020 est-elle si différente de ce qu’on a pu observer lors de l’été 2018, marqué par des canicules, par la sécheresse ainsi que par des feux de forêt ? À l’époque, en Europe, la population a rapidement fait le lien avec le réchauffement climatique. Il a été discuté par ceux pour qui la crise climatique est un fait aussi bien que par les climatosceptiques, dont une grande partie de l’extrême droite européenne. Mais le caractère exceptionnel de l’été 2018 a également donné naissance au phénomène Greta Thunberg, à la grève des vendredis pour le climat, et au mouvement Extinction Rebellion. L’année 2019 a vu une montée en puissance de la mobilisation pour le climat.
Comment expliquer ce contraste entre 2018 et 2020 ? En partie par le fait que la climatologie existe depuis longtemps, qu’elle s’est institutionnalisée et a vulgarisé les résultats de ses recherches auprès du grand public. Le réchauffement climatique fait en quelque sorte partie de la culture générale. Par ailleurs, le militantisme pour le climat est très actif depuis de nombreuses années. Les militants et les scientifiques avaient annoncé que de tels phénomènes se produiraient. La population était donc mentalement préparée à ce qu’un événement climatique extrême se produise, même en Europe. En revanche, les travaux scientifiques consacrés aux zoonoses et aux maladies infectieuses émergentes sont restés plus confidentiels, ils n’ont pas réussi à pénétrer autant le débat public et n’ont pas été accompagnés d’un mouvement militant. C’est pourquoi cette pandémie peut continuer à être perçue comme un éclair dans un ciel d’été, comme un accident imprévisible, comme un impact d’astéroïde.
Comment expliquez-vous le choix qu’ont fait les gouvernements de mettre l’économie à l’arrêt ?
C’est un fait remarquable. À un certain niveau, cela s’explique très simplement : si un gouvernement ou les élus des partis qui le composent ne s’avèrent pas compétents dans la gestion de la crise sanitaire et s’ils ne réussissent pas à réduire le taux d’infection et de mortalité, ils peuvent craindre une sanction lors de prochaines élections. C’est ce qui s’est passé lors des élections étasuniennes : la défaite de Donald Trump s’explique en partie par son incapacité à gérer la pandémie.
Une autre motivation est que la pandémie a touché dans un premier temps une population relativement riche dans l’hémisphère Nord, alors que la crise climatique affecte principalement les populations pauvres dans l’hémisphère Sud. Ceci étant dit, c’est bien dans le sud que l’on trouve le plus grand nombre de morts dus au Covid en 2020 : parmi les pays les plus touchés, après les États-Unis, on compte l’Inde, le Mexique et le Brésil.
Dans votre dernier ouvrage, « La Chauve-Souris et le Capital », vous établissez un lien très fort entre Covid et changement climatique. Pourriez-vous l’expliquer ?
En Chine, les populations de chauve-souris se déplacent et le réchauffement climatique est une des raisons qui expliquent ces migrations. Plus les températures augmentent, plus les chauves-souris migrent vers le nord pour retrouver les températures auxquelles elles sont habituées et qui leur conviennent. Dans leur migration, il arrive qu’elles s’installent près de villes comme Wuhan, où elles apportent des pathogènes. Mais on ignore si cette hypothèse peut s’appliquer aux chauves-souris hébergeant le nouveau coronavirus. En revanche, il existe un lien direct entre l’accroissement des températures et le risque d’épidémies dues à des zoonoses. En effet, plus il fera chaud et plus la faune sauvage migrera, entrant ainsi en contact avec les populations humaines et partageant des pathogènes, pour lesquels ces rencontres de populations sont une occasion d’évoluer, de muter et de favoriser l’émergence de zoonoses. Le réchauffement climatique va semer le chaos parmi les populations animales et nous risquons de voir apparaître plus fréquemment de nouvelles pathologies.
Quel serait le lien entre le Covid et le capitalisme ?
Revenons au cas des visons. Pourquoi existe-t-il des élevages de visons ? Des entreprises génèrent des revenus en enfermant ces animaux dans de petites cages et en les nourrissant jusqu’à ce qu’ils soient abattus pour leur fourrure, vendue comme produit de luxe pour de riches consommateurs. Le problème du trafic des espèces sauvages ou de l’exploitation d’animaux d’élevage n’est pas propre à la Chine. Il s’enracine dans une logique essentielle au capitalisme, à savoir que si l’on peut tirer des bénéfices de la vente de quelque chose sur un marché, cette chose doit être transformée en marchandise. Or l’accumulation de capital est possible sur un marché de niche comme celui de la fourrure de vison. Enfermer des animaux dans un espace très étroit est idéal pour permettre à des virus de se propager d’un individu à l’autre, puis d’évoluer et de muter. Le virus a tout à voir avec la tendance systémique du capitalisme à soumettre les animaux et d’autres parties de la nature à la propriété privée et à les transformer en marchandises.
Toute accumulation de capital résultant de l’exploitation commerciale d’animaux sauvages élevés en captivité doit être abolie si l’on veut éviter l’apparition de nouveaux virus et le risque de nouvelles pandémies. À un niveau plus abstrait, on peut affirmer que le capitalisme a tendance à faire surgir ces nouvelles maladies parce qu’il est incapable de renoncer à exploiter les écosystèmes naturels. Le capitalisme est obligé d’envahir ces écosystèmes et de les transformer en sources de profit. Il est intrinsèquement incapable de se rendre compte qu’il y a des limites à l’expansion et qu’il faut respecter ces limites, par exemple en s’interdisant d’envahir certaines forêts tropicales dont la destruction entraînera le chaos environnemental. Respecter des limites est une impossibilité pour le capitalisme, qui doit donc se les voir imposer de l’extérieur.
Imposer des limites au capitalisme, n’est-ce pas y mettre fin, puisqu’il a besoin d’être en constante expansion ?
Certes, mais je ne pense pas que toute limitation puisse immédiatement mettre fin au capitalisme. Certains pays européens avaient par exemple mis en place un État-providence fondé sur la démarchandisation de certains secteurs. Il s’agissait de limites imposées à l’expansion capitaliste, notamment dans les domaines de l’éducation ou de la santé. Cela n’a pas mis fin au capitalisme. Même aux plus beaux jours de l’État-providence suédois, quand des secteurs économiques entiers avaient été soustraits à l’économie de marché, il a coexisté avec le système capitaliste qui a grandement bénéficié aux riches. Mais dans les années 1970 et 1980, le capitalisme a réussi à faire de premières incursions dans les domaines qui lui avaient été soustraits et a commencé à les soumettre à son besoin d’expansion pour l’accumulation de capital. Cela s’est terminé par sa victoire. Résultat, le système éducatif suédois est désormais privatisé plus que partout ailleurs dans le monde occidental.
Imposer des limitations environnementales sérieuses au capitalisme, comme l’a fait par exemple Lula au Brésil contre la déforestation, ne signifie pas mettre un terme au système capitaliste. Le capitalisme a pu y faire son retour et imposer la suppression de toute limite d’abord à l’occasion du coup d’État contre Dilma Rousseff, puis sous Bolsonaro. La leçon à en tirer est que si l’on veut assurer la pérennité des limites, le capitalisme reviendra tôt ou tard en force et luttera pour faire abolir ces limites. Si l’on veut maintenir ces limites, on est donc amené à remettre en question l’existence même d’un système qui ne tolère aucune limite.
Dans « La Chauve-Souris et le Capital », vous prônez un « léninisme écologique ». Pourriez-vous nous expliciter cette idée ?
Mon raisonnement part du fait que nous sommes en situation de catastrophe écologique. Or Lénine et ses camarades bolcheviks — Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht — faisaient face à une catastrophe, celle de la Première Guerre mondiale, qui présente certaines ressemblances avec la catastrophe écologique. Leur position était que lorsque la guerre mondiale éclaterait, il faudrait essayer de retourner la crise contre elle-même en s’attaquant aux moteurs de la crise, à ce qui alimentait la guerre, sous peine de voir se répéter sans cesse les conflits mondiaux. Il s’agissait donc de transformer la Première Guerre mondiale en crise révolutionnaire visant à renverser les élites qui étaient responsables de la catastrophe et voulaient poursuivre la guerre en envoyant de plus en plus d’hommes se faire massacrer par millions.
On peut reprocher beaucoup de choses à Lénine et aux bolcheviks, mais il faut leur reconnaître que c’est ce qu’ils ont réussi à faire en renversant le gouvernement provisoire responsable de la poursuite de la guerre côté russe. Ils ont ainsi mis fin à la Première Guerre mondiale pour les Russes en se retirant du conflit.
Le parallèle avec notre époque est que nous sommes en situation de catastrophe, un état qui devient permanent et voit se succéder une catastrophe après l’autre, événements météorologiques extrêmes ou pandémies. Notre mission stratégique doit être de transformer ces moments de crise des symptômes en crise pour les moteurs. Quand nous subissons une catastrophe naturelle, météorologique ou climatique, nous devrions agir exactement comme l’a fait le mouvement pour le climat en 2018 et 2019 mais à une échelle plus grande et de manière plus intense, en ciblant les causes du désastre. Tant que nous ne nous attaquerons pas aux moteurs de crise, nous en subirons sans fin les symptômes. En ce sens, ce que j’ai proposé d’appeler « léninisme écologique » repose simplement sur une comparaison avec la stratégie de Lénine pendant la Première Guerre mondiale : pour mettre fin à la catastrophe — qu’il s’agisse du conflit mondial ou du massacre écologique —, il faut s’en prendre aux classes dominantes, qui ont intérêt à ce que la catastrophe se poursuive.
Pourquoi préférez-vous la notion de Capitalocène à celle d’Anthropocène ?
Il est simplement inexact de prétendre que l’ensemble de l’espèce humaine se comporte de la même manière. Un récent rapport d’Oxfam et de l’Institut environnemental de Stockholm indique que les émissions de gaz à effet de serre (GES) des 1 % les plus riches depuis les années 1990 représentent plus du double des émissions de la moitié la plus pauvre de l’humanité. Ce qui est en jeu ici n’est pas seulement les émissions des plus riches mais leur idéal de vie, qui alimente une spirale consommatrice de plus en plus destructrice.
Remplacer la notion d’Anthropocène par celle de Capitalocène, c’est vouloir être plus précis en disant que c’est le capital — comme processus et comme structure particulière d’interaction humaine fondée sur l’inégalité et le pouvoir — qui s’est transformé en facteur de changement géologique destructeur, et non pas l’espèce humaine. Ce qui se passe ne relève pas de nos caractéristiques biologiques en tant qu’espèce Homo sapiens, mais d’une évolution historique et sociale particulière.
Le capitalisme numérique est devenu aussi puissant que les « majors » pétrolières. Comment analysez-vous cette évolution au sein du capitalisme et quel rôle joue le capitalisme numérique ?
On imagine à tort que les technologies numériques possèderaient une immatérialité résultant de leur découplage d’avec le monde matériel, les plaçant dans la post-destruction. Cette vision ne correspond aucunement à la réalité. Des rapports ont établi à quel point Internet contribue à la consommation mondiale d’énergie, y compris fossile. On peut bien entendu rétorquer que ces machines fonctionnent aussi bien à l’énergie renouvelable. Mais le capitalisme numérique a clairement augmenté la cadence à laquelle nos sociétés produisent et consomment en général. N’oublions pas les nombreux autres effets du capitalisme numérique, notamment son incidence idéologique qui provoque chez l’être humain un détachement croissant du monde naturel, un glissement intellectuel, mental et culturel. Les gens passent un temps infini devant leurs écrans plutôt que d’interagir avec le monde extérieur. Cela ne me semble pas positif et je crois que notre conscience de l’environnement ne bénéficie pas de notre propension à disparaître dans le monde numérique.
Dans « Comment saboter un pipeline », vous critiquez la non-violence. Pourquoi ?
Je ne suis pas contre les méthodes d’action non violentes en politique, j’ai d’ailleurs participé à bon nombre d’entre elles. Ce à quoi je m’oppose, c’est l’idée que ces méthodes sans aucun dégât matériel, ni rien qui puisse être considéré comme de la violence, soient les seuls moyens d’action que nous puissions employer au sein du mouvement climat. Prenons par exemple Extinction Rebellion. Pour eux, un mouvement social est condamné à perdre le soutien de la population dès qu’il recourt à des méthodes qui pourraient sembler ne serait-ce qu’un peu violentes. Je ne pense pas que cette analyse s’appuie sur une compréhension historiquement exacte des mouvements sociaux et je ne crois pas qu’il soit sage pour le mouvement climatique de prononcer des vœux perpétuels de non-violence absolue.
Le mouvement Black Lives Matter inflige par exemple un démenti complet à la théorie du pacifisme stratégique. Il a vraiment décollé quand des habitants de Minneapolis ont pris d’assaut et incendié le commissariat de police de cette ville. Si le pacifisme stratégique disait vrai, cet événement aurait dû entraîner la diabolisation de Black Lives Matter. Or, c’est exactement le contraire qui s’est produit. Cet incendie a permis de prendre de conscience que la police n’est pas au-dessus des lois aux États-Unis. Black Lives Matter a rassemblé ensuite un grand nombre de courants ; certains choisissant la destruction de biens, renversant des statues érigées à la gloire de propriétaires d’esclaves, d’autres affrontant la police lors d’émeutes urbaines. Et la plupart manifestant dans le plus grand calme.
Cela nous apprend que la diversité des tactiques est indispensable à tout mouvement. Le rôle qui incombe à la frange radicale militante est d’insuffler à ceux qui ne veulent pas s’engager sur la voie du militantisme actif le courage de descendre manifester dans la rue pour faire entendre leur voix. Appliquer la leçon de Black Lives Matter au mouvement pour le climat, c’est chercher des modes d’action qui soient équivalents à la destruction du commissariat à Minneapolis ou aux statues renversées. Je n’incite pas à la violence contre les personnes, mais je pense que la destruction de biens a joué un rôle dans pratiquement tous les mouvements sociaux qui ont atteint leur but. En France, cela est encore plus vrai que dans n’importe quel autre pays. Vous êtes des champions dans ce domaine parce que vous êtes le pays en Europe où les conflits sociaux sont encore assez réguliers. Les Gilets jaunes n’auraient pas autant marqué le paysage politique français s’ils avaient été un mouvement entièrement non violent.
Quelle stratégie le mouvement le climat devrait-il suivre aujourd’hui ?
Avec la pandémie, on a assisté à un suicide du mouvement pour le climat : il s’est effacé tout seul. La grève pour le climat (Fridays for Future) a par exemple décidé de cesser son action en raison de la crise sanitaire. C’était une erreur. Toute la dynamique patiemment construite en 2019 a été perdue. Le mouvement pour le climat aurait dû faire comme Black Lives Matter : continuer à descendre dans la rue et à occuper l’espace public tout en portant des masques et en respectant la distanciation physique. Le mouvement ne peut exister si nous nous contentons de manifester derrière nos écrans. Il faut poursuivre les grèves ou des actions de désobéissance civile. Mais, au vu de l’extrême urgence à laquelle nous faisons face, nous devons monter en puissance et enrichir notre répertoire d’action en y incluant des tactiques de militantisme actif.
La démarche est risquée, car elle peut évidemment échouer. Mais je pense que nous ne pouvons plus nous offrir le luxe de n’utiliser que des tactiques ne comportant aucun risque. Prenons un exemple : j’ai lu que les activistes d’Extinction Rebellion à Bordeaux ont dégonflé les pneus de SUV dans les quartiers les plus aisés de la ville. C’était une excellente initiative. Si de nombreux activistes font cela, ils peuvent attirer l’attention sur les émissions du luxe et saper la légitimité de ce type de consommation tout simplement injustifiable. Si les États sont incapables d’y remédier, c’est aux citoyens d’agir.
Comment pratiquer le sabotage dans un contexte très répressif ?
Je ne dis pas que tout le monde doit pratiquer le sabotage, ni que celui-ci est la panacée. Mais je pense qu’il y a des activistes frustrés par l’inadéquation complète de la réponse à la crise climatique et qui souhaitent passer au niveau supérieur. Et je crois que le mouvement pour le climat ne devrait pas leur déconseiller de le faire, mais plutôt les encourager. Et puis, certaines formes de sabotage ne sont pas très risquées. En 2007, quand nous avons dégonflé des pneus de SUV en Suède, une de nos camarades a été arrêtée. Elle n’a pas été condamnée. Évidemment, si ce geste était pratiqué à grande échelle, les sanctions encourues pourraient devenir sérieuses. Mais il reste possible de mener certaines actions de sabotage sans courir le risque d’une répression forte. Et comme le dit très justement le collectif La Ronce dans son manifeste, c’est parce que les technologies à base d’énergies fossiles sont quasi omniprésentes qu’on peut facilement les cibler. Il faut réfléchir soigneusement aux types d’action menées, tâcher d’éviter la répression autant que possible et ne pas se précipiter dans les bras de la police, comme XR aime à le faire.
La Ronce appelle aux sabotages individuels. Pensez-vous que ces actions puissent être efficaces ?
Quand un groupe lance un appel à l’action, on dépasse le phénomène individuel. Il s’agit bien de quelque chose de collectif et de politique. J’en veux pour preuve l’idée de boycott telle qu’elle a été appliquée pour mettre fin à l’apartheid en Afrique du Sud. On pourrait dire que refuser d’acheter des produits sud-africains relevait d’une décision individuelle. Et pourtant, c’était un phénomène collectif et politique. Il me semble que cela s’applique ici aussi. Le risque des actions de La Ronce, même si je manque de connaissances précises sur les intentions de ce collectif, c’est de finir par tout cibler sans distinction en s’en prenant à l’ensemble de la civilisation industrielle. C’est ce qu’on a vu avec les mouvements de « sabotage écologique » dans les années 1980 et aussi 1990.
Quand les défenseurs de l’environnement optent pour le sabotage, ils pensent qu’il n’y a rien dans la civilisation industrielle qui ne soit pas destructeur et qu’il faut donc l’attaquer dans tous ses aspects. Mais tout cibler, c’est ne rien cibler. Ce qui rend le sabotage intéressant, c’est d’être précis et sélectif. En choisissant telle ou telle cible, on souligne son caractère destructeur et on suscite le débat public en espérant la priver de légitimité pour entraîner sa disparition.
Les SUV se prêtent bien au sabotage, car il est possible de créer un effet de dissuasion à l’achat. À force de voir se dégonfler leurs pneus — c’est ce que nous avons vu en Suède — les acheteurs de voitures finissent par se dire que s’ils choisissent un SUV, ils risquent de se retrouver à plat le lendemain matin. Il est nettement préférable de concentrer ses forces sur une ou deux cibles et si on atteint le premier objectif, on peut en poursuivre un autre. De plus, il faut vraiment veiller à cibler la consommation des riches. Les SUV représentent un symbole de statut social, relevant de la consommation ostentatoire. On pourrait aussi s’en prendre aux yachts de luxe ou à d’autres cibles représentant des émissions de luxe absolument injustifiables. Enfin, quand on pratique le sabotage, il faut expliquer aux gens pourquoi on le fait. Il faut être capable de publier des communiqués et des manifestes ou des tracts qui exposent très clairement les raisons qui motivent une action. Il ne suffit pas d’ouvrir des canettes de coca au petit bonheur la chance dans des supermarchés et de s’enfuir en courant.
Propos recueillis par Laury-Anne Cholez et Hervé Kempf
Pour soutenir Reporterre.
Un message, un commentaire ?