Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Livres et revues

Avant-propos au recueil de textes de Véronique De Rudder : Sociologie du racisme. Portrait par Étienne Balibar

Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse.

Les éditrices du volume rassemblant dix-sept études de Véronique sur la cohabitation pluri-ethnique et le racisme, et Patrick Germe son époux, me demandent de rédiger un « portrait » de Véronique pour « introduire » cet ouvrage. J’accepte, évidemment, bien que peut-être je ne possède pas toutes les compétences qui seraient requises pour le faire.

Tiré du blogue de Christine Delphy.

Je ne veux pas manquer l’occasion de dire toute l’importance que j’attache à la diffusion d’une œuvre essentielle, qui se réclame de la sociologie (et, je crois, apporte à cette discipline une contribution fondamentale), mais aussi – en raison de son objet et de la façon dont elle l’a redéfini – déborde très largement ce champ disciplinaire particulier. Une œuvre qui démontre de façon irrécusable combien il importe à toute véritable sociologie, sans renoncer à aucune de ses spécificités, de communiquer avec les espaces concurrents de la politique et de la philosophie, dans un échange réglé de connaissances et d’hypothèses, soigneusement contrôlé par les normes de la vérification et de la conceptualisation, mais dégagé de tout a priori bureaucratique.

C’est à cette enseigne que, dès les années quatre-vingt du siècle dernier, j’avais rencontré Véronique (en compagnie d’Isabelle Taboada-Leonetti et de Maryse Tripier, ses fidèles compagnes de travail), alors que, parties d’horizons différents mais poussés par le même sentiment de l’urgence politique et de l’insuffisance des structures existantes de la recherche scientifique, nous avions commencé avec quelques autres (1) à échanger savoirs, compétences dans nos domaines respectifs, questionnements et hypothèses interprétatives autour de la question du racisme : objet tout à la fois d’une surenchère de discours hétérogènes, d’un conflit de définitions aux enjeux de société dramatiques, et d’une stupéfiante sous-détermination épistémologique. Ces échanges se poursuivirent au long des années suivantes, et j’en ai immensément bénéficié, à mesure que – en étroite collaboration avec les chercheurs et chercheuses de l’URMIS (Unité de recherches « Migrations et société ») dont elle était l’infatigable animatrice, mais avec son langage et sa démarche propre – Véronique De Rudder approfondissait l’analyse du « complexe » de questions qui se rejoignent et se déterminent mutuellement, formant l’un des grands enjeux de citoyenneté de notre histoire nationale, un des plus dangereux aussi : la place de l’immigration et de sa « descendance » dans la société française, la structure des relations inter-ethniques dans lesquelles elle vient prendre place et dont les modalités du traitement (notamment par l’État et ses administrations) intensifient le caractère conflictuel, les dimensions institutionnelles, sociologiques, politiques du racisme qui s’incruste et se reproduit dans notre pays au point d’en grever directement l’avenir.

Je viens donc de relire (ou de lire, car je ne les connaissais pas tous) les essais rassemblés dans ce volume – auxquels je n’ai pas pu ne pas joindre ceux (écrits ou signés avec Christian Poiret et François Vourc’h) du livre L’Inégalité raciste. L’universalité républicaine à l’épreuve, publié dans la collection que je dirigeais à l’époque avec Dominique Lecourt (2), car ils sont totalement complémentaires. Depuis le premier qui a fait date (« La tolérance s’arrête au seuil »), jusqu’au dernier qui rassemble les postulats essentiels (l’article « Racisme » du Dictionnaire de l’immigration en France (3)), je les ai trouvés impressionnants de force, de précision, d’actualité. Et l’image de Véronique a resurgi, toujours aussi vive. Comme tous ceux qui l’ont connue, qui ont travaillé ou se sont engagés avec elle, je ne peux oublier ce que sa personnalité avait d’irrésistible : une chercheuse et une directrice de travaux d’un sérieux absolu, d’une lucidité et d’une sincérité intransigeantes, mais d’une légèreté, d’une élégance, d’une gaieté, d’une générosité inimitables ; une citoyenne engagée – « militante » si l’on entend par là qu’elle était disposée à toutes les interventions, à toutes les tâches collectives et toutes les missions qu’imposent les circonstances parfois critiques de la lutte pour les droits humains de tous et de chacun, mais absolument libre de son jugement, rebelle à tout endoctrinement, à toute discipline d’appareil. Féministe, certes, mais convaincue de la possibilité et des vertus de la mixité, dès lors qu’elle ne sert pas simplement d’alibi à la perpétuation de vieilles hiérarchies, et je pense qu’on retrouve cette position de principe dans son antiracisme fondamental – j’y reviendrai.

Une enquête scientifique et engagée

Un mot encore sur l’impression générale qu’on peut retirer du -rassemblement des textes écrits entre 1980 et  2012 – soit de part et d’autre de l’ouvrage paru en 2000 aux PUF – tantôt seule, tantôt en collaboration (4) : il donne le sentiment d’une enquête au sens fort, balisée de plusieurs « synthèses » ou tentatives de « définition » rigoureuses, mais qui ne s’est jamais arrêtée. Très tôt cependant elle a clarifié son orientation de chercheuse, et cela tenait à la façon même dont elle s’inscrivait activement dans les conditions de son exercice, sur lesquelles elle n’a cessé de réfléchir, en les incorporant à l’objet scientifique lui-même : dispositif institutionnel et état du travail scientifique au croisement de plusieurs institutions, avec ses répercussions sur le débat public ; conjoncture politique nationale et transnationale en évolution rapide, marquée par l’accentuation de tendances inégalitaires aux racines très anciennes (on dirait aujourd’hui passage de la colonisation à la « postcolonie ») ; transformations en profondeur de la société, des relations de travail et de l’identité même des acteurs sociaux. Cette recherche est donc précisément datée, mais elle n’est pas périmée pour autant, et je ne crois pas qu’elle soit proche de le devenir. Au contraire, pour avoir fait preuve en son temps d’une singulière capacité d’anticipation et de renversement des préjugés, elle s’avère d’une étonnante actualité. Il n’en faudra pas moins essayer d’indiquer sur quels points – dans son esprit même – il conviendrait aujourd’hui de la compléter ou d’en prolonger les interrogations. J’y reviendrai en conclusion, à mes risques et périls.

L’universalité républicaine à l’épreuve

Ce qui me frappe aussi, et qui constitue l’horizon commun de tous les essais, c’est l’intensité de l’engagement civique et de l’exigence théorique de Véronique De Rudder en face de ce qui lui apparaît comme le paradoxe constitutif, évolutif, et cependant fondamentalement intenable, du « républicanisme » français dans son rapport à l’universalisme qui lui confère historiquement sa légitimité politique. Le sous-titre du livre de 2000 est ici révélateur : « L’universalité républicaine à l’épreuve ». Force est en effet de le constater : cet universalisme qui est inscrit en lettres d’or dans les textes constitutionnels, revendiqué par la France comme un point d’honneur sur la scène internationale, détaillé et mis en œuvre par toute une législation répressive aussi bien que prescriptive, enseigné dans les écoles, enjoint aux administrations sous forme de directives et de normes, revendiqué par toutes les tendances politiques nationales (à peu d’exceptions près), coïncide en pratique avec un système invétéré de discriminations à « fondement » ethnique, tolérées ou même à l’occasion codifiées, qui est aujourd’hui en voie d’expansion plutôt que de correction (en dépit des déclarations d’intention). Ses victimes sont, massivement, les « immigrés » originaires des anciennes colonies françaises (et notamment du Maghreb) et leurs descendants, citoyens français de plein « droit » et pourtant de seconde zone, constamment renvoyés aux origines qu’on leur assigne comme à une marque d’indignité. Cet universalisme est donc très largement retourné contre ses idéaux et sa signification théorique, et du coup la question se pose inévitablement : doit-on penser qu’il s’agit d’une « trahison » du fait de circonstances et d’acteurs (collectifs, individuels, institutionnels) qui en ont oublié ou renié les principes ? ou bien au contraire, suivant la logique d’un marxisme simplifié qui est très fréquemment reprise ou retrouvée par des courants de pensée critique et de protestation militante faisant de l’opposition dominants/dominés une utilisation mécanique et même conspirative, que le discours de l’universalisme est comme tel l’instrument d’un camouflage de la domination qui sert en même temps à désarmer la résistance des dominés ? ou enfin que l’universalisme en tant que « formation » historique, composée de discours aussi bien que de pratiques institutionnelles, est un ensemble contradictoire et un enjeu de rapports de forces qui peuvent le faire « tourner » en des sens opposés, et par conséquent le cadre d’une bataille permanente pour sa propre signification ? Naturellement toute réponse à cette question est en même temps une prise de position qui a des implications pratiques et pas seulement philosophiques. C’est bien le cas chez Véronique De Rudder : elle s’est réclamée, on le sait, d’un « universalisme pratique » (ou d’un « universalisme en acte »), en insistant à la fois sur la nécessité de corriger les politiques publiques « antidiscriminatoires » et sur celle de poser les questions d’interprétation de l’idéologie officielle à partir de la « voix des victimes », qui reflète l’expérience même du retournement du langage de l’émancipation en pratique de domination. Ce que je prendrai la liberté de retraduire aussi comme un universalisme civique, n’acceptant de céder ni sur la puissance émancipatrice des idéaux d’égale dignité des êtres humains, que les opprimés peuvent mobiliser pour se conforter dans leur lutte et pour mettre un ordre discriminatoire en contradiction avec lui-même, ni sur la nécessité de critiquer les « abstractions » et les « refoulements » au moyen desquels le retournement se rend invisible, et trouve même le moyen de disqualifier par avance la protestation ou la résistance qu’il suscite, en les taxant de « particularisme » (ou, terminologie surabondamment instrumentalisée en France, de « communautarisme »). Il s’agit donc non pas de relativiser la contradiction, mais d’y séjourner longuement, d’en retracer les causes historiques, d’en montrer les ressorts sociaux et psychologiques, d’en identifier les procédures de reconduction, et finalement de proposer une défense de l’universalisme qui soit inséparable de sa transformation, c’est-à-dire qui surmonte l’insupportable paradoxe actuel en incorporant à notre compréhension des valeurs démocratiques les leçons même d’une expérience qui les a très profondément malmenées. Mais pour cela il ne suffit pas d’une position de principe, si lucide soit-elle, il faut un patient effort d’analyse concrète des réalités et de la matérialité des conflits. En d’autres termes il faut une sociologie du racisme. C’est bien ce dont on va trouver (ou retrouver) ici les protocoles d’enquête.

Une sociologie du racisme

Je voudrais maintenant essayer, sans excéder les limites convenables d’un avant-propos ou d’un « portrait » intellectuel, identifier quelques traits saillants de cette sociologie telle que – non-sociologue moi-même, bien qu’animé des mêmes préoccupations – j’ai cru les voir se dessiner au long des essais ici réunis. Je le ferai schématiquement autour de trois thèmes, qui correspondent à peu près aux trois sections du recueil, même si bien entendu (et les éditrices l’ont clairement indiqué) le recouvrement de l’une à l’autre est la loi de leur écriture (et le ressort de leur fécondité) : d’abord l’importance du souci épistémologique dans le travail sociologique de Véronique De Rudder, travail constamment « réflexif » ainsi que je l’indiquais ci-dessus ; ensuite l’originalité de son concept de relation inter-ethnique, ou plutôt du « jeu » qu’elle établit entre les deux plans désignés respectivement comme « rapport » et « relation » inter-ethnique, d’où découle la possibilité d’analyser une « ethnicisation du social » qui est comme une réduction des capacités de « cohabitation » des différences ethniques et culturelles elles-mêmes ; enfin, par une combinaison de toutes les analyses portant sur l’emploi, l’habitat, l’exercice quotidien des droits civiques et des libertés « privées » et l’usage politique des représentations dominantes, la qualification du racisme contemporain comme un ordre social intrinsèquement inégalitaire, où les différences de classe sont surdéterminées et aggravées par des assignations d’origine généalogique invétérées. Ce qui me conduira, en conclusion, à relancer la question des formes et des forces de libération par rapport à ce système.

La construction d’un objet de connaissance

Le souci épistémologique est omniprésent dans les travaux de Véronique De Rudder. Il doit être soigneusement distingué d’un simple souci « méthodologique », même si elle n’en a pas ignoré l’utilité et les points d’application (le contraire serait étonnant s’agissant d’un travail d’enquête qui exigeait non seulement d’aller sur le « terrain » mais de surmonter de puissants obstacles institutionnels à la « rencontre » de ses sujets). Ce qui est en cause, comme le dit d’emblée un texte très important, c’est la construction d’un objet de connaissance qui est aussitôt présenté comme double, ou complexe : « migrations et relations inter-ethniques ». Comprenons que ni l’un ni l’autre de ces deux termes en constitue séparément un « objet » susceptible d’enquête, d’explication, bref de connaissance scientifique. Mais d’un autre côté il ne suffit évidemment pas de circuler entre les deux termes ou de les examiner ensemble pour produire un véritable « objet », il faut justement une construction, laquelle commence par une déconstruction. Les « migrations » sont appréhendées au sein de notre société dans un réseau épais de représentations qui, en fait, cachent les « migrants »ou les font apparaître sous un jour partiel et biaisé : car d’un côté elles les décrivent uniquement comme un « flux » entrant (quand ce n’est pas, de plus en plus, un flux « envahissant »), hors de toute référence à leur parcours, aux histoires complexes qui expliquent les déplacements humains entre régions dans le monde d’aujourd’hui, histoires profondément marquées par l’héritage des dépendances coloniales, mais aussi assujetties aux fluctuations de l’emploi et aux contrecoups des processus de dépossession capitaliste ; mais d’un autre côté elles amalgament sous le nom de « migrants » ou « d’immigration » (ou de populations d’« origine immigrée ») des ensembles de plusieurs générations dont le statut au regard de la nationalité comme du mode de vie, de l’intégration ou de l’acculturation est totalement hétérogène et constitué dans les faits par une multitude de déterminations sociales. La confusion de ces représentations, propices à la stigmatisation collective et utilisées pour la renforcer (donc pour créer des « minorités »), atteint son comble lorsque le processus de catégorisation (qui est une modalité fondamentale de la simplification et de la réification des formes de vie et des différences sociologiques, surtout lorsqu’elle traduit la perception de « minorités » par une « majorité », ou sert l’institution même de leur dissymétrie) se combine avec l’utilisation des statistiques de population (globales, locales) comme un instrument (ou une « donnée ») de la connaissance qui est en même temps un instrument de « gestion » des problèmes sociaux, notamment les problèmes d’habitat et d’équipements urbains collectifs. C’est cette confusion bien entendu qui fait problème, mais qui traduit aussi la nature intrinsèquement conflictuelle de « l’objet » qu’il s’agit ici de construire à partir de la critique des formes sous lesquelles il nous est donné, ou plutôt imposé.

Véronique De Rudder rappelle à juste titre que l’institution même de la statistique, depuis les origines, répond à une fonction étatique de gouvernement des populations, et que le besoin de connaissance y est étroitement subordonné aux objectifs de contrôle ou de répression (notamment quand il s’agit des « classes dangereuses », dont ladite « immigration » a largement pris le relais dans l’imaginaire politique contemporain). Voire il se renverse en un besoin de méconnaissance. Je trouve admirable le patient travail opéré par Véronique sur la signification et l’utilisation des statistiques de population, qui occupe une place centrale dans sa construction théorique, et contribue directement à dégager le terrain pour une étude concrète de ce qui engendre les « conflits de cohabitation » et détermine leur évolution vers une issue plus ou moins vivable, dans un cadre de citoyenneté et sous la condition de certaines politiques publiques : non pas le « fait » de l’immigration (qui est une abstraction, et devient une redoutable mystification quand on lui amalgame des marques de descendance considérées comme indélébiles), mais le « rapport » entre des situations « inter-ethniques » de départ et d’arrivée qui portent l’une et l’autre le poids de l’histoire (colonisation, décolonisation, postcolonisation, mondialisation…), entre lesquelles le « déplacement » plus ou moins volontaire, plus ou moins légal, plus ou moins durable de nombreux individus aux caractéristiques sociales et culturelles différenciées, établit un rapport historique en permanente évolution. Ce travail est critique, mais il n’est pas nihiliste (car le sociologue, même s’il n’en fait pas le critère ultime de la vérification, a besoin de statistiques), même si Véronique ne se prive pas de pointer jusque dans les travaux « scientifiques » de l’Insee et de l’Ined des biais politiques et idéologiques inacceptables (comme la reprise d’une catégorie de « Français de souche », dont on sait à quelles fins meurtrières elle est destinée à servir). Ce travail devient extraordinairement délicat et sensible quand il se trouve recouper la controverse sur l’utilisation et la signification des « statistiques ethniques », qui éclate en même temps que se développe l’enquête de Véronique De Rudder, et par rapport à laquelle elle prend une position non pas prudente (voire ambiguë, comme on a pu le lui reprocher), mais éclairée (y compris par la comparaison entre les termes du débat français et ceux d’autres pays) (5) : pour la mise en œuvre de tous les instruments statistiques, directs et indirects, qui permettent de supprimer l’invisibilité recouvrant les discriminations à l’embauche, au logement, à l’ascension sociale et à la représentation politique, au traitement administratif (y compris par les forces de police), dont sont systématiquement victimes les populations dites « immigrées » (et en leur sein certaines catégories plus encore que d’autres : par exemple les jeunes maghrébins et noirs de sexe masculin) ; mais contre l’utilisation (et a fortiori) l’imposition par l’État de catégorisations univoques, qui enferment les individus dans une identité générique et exclusive, au détriment à la fois de la multiplicité des affiliations correspondant à différents contextes de socialisation (au travail, à l’école, au quartier, ou encore en fonction des différences sexuelles et religieuses), et de l’évolution des individualités, en particulier d’une génération à l’autre. En d’autres termes elle travaille constamment sur un double front : imposer la reconnaissance (et la connaissance) des inégalités réelles, résister à l’imposition et à l’intériorisation des dichotomies factices.

On voit alors ce que signifie « construction de l’objet » : c’est plonger au cœur d’une question qui est à la fois perçue comme telle et « inversée » dans sa formulation, pour la transformer en un problème d’articulation et de variations des dépendances entre plusieurs relations sociales, plusieurs niveaux de détermination (local, global, national), plusieurs types d’acteurs institutionnels. Ce n’est pas neutraliser les conflits ou les mettre entre parenthèses, ni s’interdire les jugements de valeur à leur égard, mais c’est en récuser les conceptions dominantes qui ont partie liée avec la domination elle-même et qui en font l’expression de la nature des parties prenantes (serait-elle une nature « culturelle », historique) pour en identifier à la fois les conditions d’émergence et les contradictions internes, donc les possibilités d’évolution. D’où la « topographie » complexe, le système de repères conceptuels entre lesquels – sans jamais se dissoudre ou perdre de sa violence – circule le problème des « relations inter-ethniques » identifié par Véronique comme soubassement et matière des phénomènes de racisme dans un pays comme la France aujourd’hui : distribution, déplacement, sédimentation des flux de populations migrantes ; catégorisation et, indissociablement, assignation de l’étrangèreté à des identités et des territoires ou des fonctions sociales restrictives (ce qui revient en pratique à la mise en œuvre d’un interdit d’intégration – alors même que celle-ci, au prix de confusions intéressées entre la communauté, voire l’identité nationale et la société, demeure l’objectif officiel de l’État) ; enfin convergence « systémique » des mécanismes de ségrégation et des pratiques discriminatoires, dont l’ensemble donne corps à un véritable ordre social raciste, qui a sa propre capacité d’expansion à toutes les sphères de la vie sociale, mais aussi – heureusement – ses insurmontables contradictions internes.

Rapports et relations inter-ethniques

Je m’arrêterai ici, sans entrer dans tous les détails (le lecteur les découvrira peu à peu dans l’enquête de Véronique), à quelques propriétés remarquables du concept de « relations inter-ethniques », et aux possibilités d’analyse qui en découlent. Ce concept, je l’annonçais d’emblée, est à double face, il suscite une analyse qui est conduite en permanence sur deux plans d’échelle et de modalité phénoménologique différente. Véronique s’est servie délibérément de la possibilité qu’offre la langue française de juxtaposer deux notions apparentées mais distinctes : celle de rapport et celle de relation, toutes deux cependant inscrites dans le champ du « social ». Dans l’allemand théorique – par exemple celui de Marx – il n’y a qu’un terme : Verhältnis, qu’on peut traduire en français soit pas « rapport » soit par « relation », suivant qu’on veut mettre l’accent plutôt sur l’objectivité, la matérialité d’une structure sociale dont les individus et les groupes seront les « porteurs », et qui leur assigne une position univoque par rapport à d’autres (ainsi : patron et employé, voire exploiteur et exploité), ou au contraire sur la dimension subjective des interactions entre ces mêmes individus ou groupes, telle qu’ils l’intériorisent et l’incorporent à leurs actions, à leur comportement et à leur image réciproque (6). L’objet qu’elle construit, c’est la réversibilité des rapports et des relations inter-ethniques, donc la correspondance qui s’établit entre eux mais aussi les décalages et les tensions qui surgissent au sein de cette correspondance. On a là une « dialectique » d’autant plus efficace qu’elle ne se justifie pas de lourds présupposés philosophiques, mais des possibilités d’analyse qu’elle procure. Il faut ces deux niveaux d’analyse et d’interprétation en effet, car d’une part il est certain que les individus mobiles ou immobiles sont « jetés » par l’histoire et par l’économie dans des rapports sociaux, des conditions structurelles qu’ils ne choisissent pas, et qui leur imposent de sévères contraintes matérielles (ce qui vaut non seulement pour les « dominés » mais aussi pour les « dominants ») ; mais d’autre part il est tout aussi certain que la position des individus ou des groupes à l’intérieur des structures sociales n’est pas celle de supports passifs condamnés à un comportement unique de façon déterministe : c’est une position d’acteurs qui doivent « interpréter » leurs rôles ou les vivre selon différentes modalités, allant de la surenchère et du conformisme jusqu’à la révolte et à la contre-conduite, et parfois même en exploiter les contradictions et les potentialités conflictuelles pour y apporter des transformations plus ou moins profondes. Dans le cas du complexe constitué par les migrations, l’intégration différentielle des ethnies et des générations au sein de l’ordre « républicain », et la pénétration du racisme au sein de la vie quotidienne, la contrainte structurelle c’est l’héritage pesant des hiérarchies et des identifications issues du passé colonial (un passé qui décidément ne « passe » pas, ou très lentement et très inégalement), et c’est la pression du marché du travail capitaliste, qui a basculé dans les années 1970 de l’attraction de main-d’œuvre étrangère vers la raréfaction des emplois déqualifiés et les taux de chômage élevés alors même que les flux migratoires du Sud vers le Nord s’institutionnalisaient (7). Quant à la liberté d’action relative des sujets sociaux, elle est représentée avant tout par les possibilités qu’ils ont de gérer la « cohabitation » dans leurs lieux de vie et de travail, où les relations inter-ethniques se présentent à la fois comme des relations de concurrence et comme des modalités de voisinage et d’interdépendance, plus ou moins bien régulées par les pouvoirs publics. Toute la subtilité des analyses de Véronique De Rudder tient dans sa capacité de déceler l’ouverture, l’indétermination relative des relations de voisinage (qui sont en dernière analyse des relations de « con-citoyenneté »), malgré les conflits qui les caractérisent ou plutôt en raison de l’incertitude et de la plasticité de ces conflits, sans pour autant entretenir si peu que ce soit l’illusion que des changements de rapports de forces à l’échelle locale (urbaine, voire nationale) suffiront à changer les structures du marché capitaliste global. En revanche, il n’est pas dit qu’ils soient sans effets sur la reproduction des catégorisations d’origine coloniale, et c’est peut-être pourquoi celles-ci font l’objet de confrontations aussi violentes.

Le fait que Véronique De Rudder (avec ses collègues de l’URMIS), sans négliger la question cruciale des relations de travail, ait accordé une attention privilégiée à l’étude des conditions de développement de l’habitat « périphérique » des quartiers populaires, à la façon dont s’y succèdent des populations d’origine différentes mais qui ont en commun de se situer au plus bas de la hiérarchie sociale des revenus et des statuts, et aux effets – tantôt palliatifs, tantôt dévastateurs – des politiques publiques du « logement social » (en montrant en particulier comment celles-ci se trouvent prises dans la contradiction insoluble d’un impératif de « regroupement », voire de « ségrégation », et d’une hantise du « ghetto » et du « communautarisme »), me semble avoir joué un grand rôle pour conférer à la dialectique des rapports et des relations une épaisseur concrète et une capacité démonstrative exceptionnelles. On reconnaîtra ici l’héritage de la pensée et de la méthode d’Henri Lefebvre, dont Véronique De Rudder a – parmi d’autres en France et à l’étranger – recueilli et fait fructifier l’héritage. Mais aussi celui de l’École de Chicago (Thomas et Znaniecki, Wirth, Park) dont elle se réclame explicitement, et dont le point de vue anthropologique « interactionniste » associe étroitement la considération des lieux avec celle des comportements oscillant entre « déviance » et « normalité ». C’est pourquoi, dans toutes les formulations dont elle se sert pour caractériser la modalité ambivalente des relations inter-ethniques et l’indétermination relative des conflits auxquels elles donnent lieu sous la contrainte des structures, j’ai privilégié celui de « cohabitation », qui me semble tenir ensemble les différentes dimensions du problème. Il a aussi l’avantage d’attirer notre attention sur deux variables stratégiques, étroitement liées entre elles dans le cadre de la « société salariale » et de l’État « social » modernes, même si ces constructions institutionnelles sont aujourd’hui en pleine crise (8), et surtout dans un pays comme la France : ce sont l’omniprésence du « tiers » étatique dans les relations sociales, et l’impossibilité d’étudier les relations inter-ethniques et leur évolution concrète (en tant que devenir des inégalités) indépendamment des rapports de classes. Par tiers, ou médiation étatique, il faut évidemment entendre l’action (souvent faite d’inaction, ou d’impuissance) de toute une échelle d’institutions allant des municipalités aux politiques gouvernementales en passant par la gestion des offices HLM, des services publics, des forces de l’ordre… Ce n’est jamais indépendamment de leur rapport différentiel à l’État, et de la façon dont l’État les traite lui-même différentiellement, que les groupes ou collectivités « ethniquement » définis ou autodéfinis se rapportent les uns aux autres, notamment en matière d’occupation d’un même secteur immobilier ou d’un même « territoire » urbain. Mais ces traitements différentiels sont d’abord des politiques de classe avant de se surdéterminer par des représentations et des catégorisations -ethniques : c’est pourquoi Véronique De Rudder ne cesse de revenir sur l’histoire « ancienne » de la définition des classes dangereuses par les élites au pouvoir, et s’emploie à démontrer que les conflits de cohabitation qui se cristallisent autour d’enjeux « identitaires », « culturels », « religieux » et finalement « raciaux », ont pour condition de possibilité le drame historique qu’a été dans la France de l’après-guerre la création à marche forcée, suivie de l’abandon des ensembles de logements sociaux et de leurs équipements, soit par manque de moyens soit par volonté de différenciation sociale (ce qui, à un certain niveau, revient d’ailleurs au même).

Ethnicisation des rapports sociaux et ordre social raciste

La « race » n’est une race discriminée et stigmatisée que parce qu’elle est une classe, ou une « sous-classe » (underclass), mais la classe n’est elle-même une « classe » exploitée et dominée que parce qu’elle est « racisée », ou plus exactement se stratifie au moyen de critères de « race ». C’est pourquoi aussi ledit phénomène de l’ethnicisation des rapports sociaux, dont les conséquences politiques sont immenses (et désastreuses, en particulier du côté de l’action syndicale), est un phénomène intrinsèquement « pervers ». Il est bien vrai que des formes de domination et d’exclusion sociale qui ont fondamentalement une détermination de classe se trouvent « dénaturées » ou « dévoyées » au profit de conflits ethniques qui sont alors représentés comme insolubles. Mais il n’est pas vrai, inversement, qu’une démystification de ces représentations, une restitution des processus communs d’exploitation et de reproduction des inégalités doive nous conduire à effacer ou neutraliser les relations ethniques. Ce serait une autre mystification, une forme « ouvriériste » ou « populiste » d’universalisation abstraite. L’analyse du réel dans sa complexité doit conduire à faire voir les différences de classe et les différences ethniques comme imbriquées les unes dans les autres, chaque composante ayant droit à la reconnaissance théorique et à l’expression sociale. Ce qui compte théoriquement et politiquement est la modalité de cette reconnaissance.

Ce qui m’amène à quelques remarques sur mon dernier point – en vérité bien sûr le plus important, celui qui concentre tous les enjeux critiques du travail de Véronique : sa contribution à la redéfinition du racisme. Je crois qu’il faut ici, pour faire bref, repartir de la question du rapport social et aboutir à la proposition névralgique d’un ordre social raciste. Traiter (sur l’exemple de la France, mais en convoquant à chaque instant une dimension comparative, ne serait-ce que pour pouvoir utiliser à bon escient l’« avance » relative que possédait la recherche étrangère, notamment anglo-saxonne, sur la recherche française au moment où Véronique a entrepris son enquête) le racisme contemporain comme un « rapport social », c’est d’une part prendre ses distances avec une définition du racisme comme simple idéologie, d’autre part – à première vue au moins – prendre le risque de redire en un autre langage, plus dramatique, ce qui a déjà été dit du « rapport inter-ethnique ».

Les deux aspects sont liés en réalité, en particulier par l’utilisation que Véronique De Rudder a faite des analyses de Colette Guillaumin (9). Si « idéologie » est entendu comme un pur discours, ou système d’idées, a fortiori (ce qui fut souvent le cas dans la pédagogie « antiraciste ») comme un choix d’opinion qui procède de la malveillance ou du préjugé et peut être combattu par d’autres opinions, il est clair que la réalité sociale à laquelle nous avons affaire et à laquelle s’adressent les analyses de Véronique ne relève pas de l’idéologie. Mais si ce terme désigne la cohérence de discours et de stéréotypes qui s’inscrivent dans la profondeur historique, font corps avec des rapports sociaux de domination et s’incarnent dans des institutions, c’est bien d’idéologie qu’il s’agit, parce que l’idéologie est elle-même un rapport social. On pourrait même dire que l’exemple du racisme, de son efficacité et de sa résistance à la critique, constitue aujourd’hui le cas privilégié de ce que nous pouvons entendre par idéologie. En mettant l’accent sur le « rapport », cependant, Véronique veut aussi attirer notre attention sur un autre phénomène : la transformation de différences ethniques qui ont un caractère « structurel » et qui constituent, dans leur variabilité même, une caractéristique anthropologique de l’espèce humaine, en un régime de discriminations et d’inégalités ayant un caractère transmissible, et qui servent ainsi (jusqu’à l’explosion de violence) à mystifier les rapports de pouvoir. Car cette transformation non seulement procure (comme dans les sociétés coloniales et notamment esclavagistes) une « légitimité naturelle » au pouvoir des dominants sur les dominés, mais surtout elle produit l’apparence objective d’une solidarité entre les dominants et une partie des dominés, en face de l’autre (étranger, exogène) qui constituerait pour eux tous une « menace » semblable (10).

D’où le travail approfondi auquel elle se livre sur les notions d’origine, de génération et de généalogie (ou même de « généalogisation »). Je crois que Véronique De Rudder a touché ici un point crucial qui permet d’unifier des dimensions apparemment hétérogènes dans la structure de « racisation » de certains groupes sociaux et, par voie de conséquence, de la société tout entière. Il ne suffit pas en effet de poser que les stigmatisations permettent des discriminations qui, à leur tour, procurent ou garantissent des « privilèges » (d’embauche, de logement, de considération) à certaines fractions de la population (même lorsqu’elles sont en butte à des conditions de vie très précaires ou soumises elles-mêmes à des rapports d’exploitation), en faisant en sorte que, par contraste, d’autres soient systématiquement refoulés, exclus ou dévalorisés – car cette explication fonctionnelle n’est ni suffisante pour rendre compte de la composition du discours raciste, ni même universellement valable (elle souffre de nombreuses exceptions, à la différence de ce qui se produirait par exemple dans un régime de castes). Il ne suffit pas non plus de décrire le racisme comme la persistance des formes passées de hiérarchisation dans l’espèce humaine (en particulier celles qui proviennent de la colonisation et d’une décolonisation souvent plus apparente que réelle sur le plan économique), car cette explication est circulaire : il faudrait dire encore d’où le passé tire la force de se prolonger, ou de se reproduire dans d’autres conditions historiques. Le schème de la « généalogisation » ne fournit certes pas une explication miracle, mais il rend intelligible la cristallisation de deux « temporalités » hétérogènes et de deux « territorialités » éloignées l’une de l’autre autour de la simple notion d’origine, en raison des multiples « questions » qu’elle recouvre : d’où venez-vous (d’où viennent-ils) ? où allez-vous (où pouvez-vous légitimement aller) ? où devriez-vous « retourner » ? de qui (de quels gens, de quels ancêtres) descendez-vous ? qui descend de vous (et qu’est-ce qui va provenir de vous, quel « mélange » ou quel « corps étranger », selon que vous allez vous « fondre » et vous « assimiler », ou bien vous « distinguer » et vous « regrouper », deux évolutions antithétiques que le discours raciste considère comme également inacceptables) ? Entre la question d’origine (ethnique, donc raciale, mais le cas échéant transposée en appartenance culturelle) et la question d’hérédité et d’héritage à travers les générations, c’est le schème généalogique qui assure la conversion permanente. Et, en raison de sa fonction administrative et de sa valeur de transmission symbolique pour les sujets eux-mêmes, c’est le nom, avant même la couleur de peau ou d’autres marques de « différence », ou les rassemblant toutes pour les amalgamer, qui constitue massivement le critère de son application aux individus.

Dès lors que ce schème est accepté et mis en œuvre à travers toute la société, en se subordonnant toutes les questions de diversité, de concurrence, de cohabitation qui sont l’ordinaire d’une société de classes et de statuts inégaux, on peut voir émerger un ordre social raciste. Le terme employé ici par Véronique est, ne nous le cachons pas, extrêmement violent et provocant. Il exprime exactement ce que la société ne veut pas voir et ne veut pas dire, aussi bien du côté des dominants que du côté des dominés. Mais il est aussi ajusté de façon à éviter différents écueils idéologiques. Ce dont elle traite est un ordre de fait, et non pas un ordre de droit (comme dans les régimes d’apartheid ou de ségrégation constitutionnelle), même s’il est bien rare que le système juridique lui soit totalement opposé (ne serait-ce que par omission à sanctionner les discriminations ou à prescrire les « actions positives » qui les feraient disparaître). C’est un ordre qui se fortifie dans les représentations aussi bien que dans les pratiques, et qui pour cette raison déborde du côté de la vie quotidienne ce que le langage militant (en partie « traduit » de l’idiome inventé aux États-Unis par le mouvement des droits civiques et radicalisé par le Black Power) a appelé « racisme institutionnel » ou « racisme systémique (11) ». A fortiori cette notion ne se réduit-elle pas à l’idée d’un racisme d’État, qu’il m’est arrivé de défendre moi-même (12). Certes elle inclut la présence de l’État et de ses administrations au cœur des mécanismes de discrimination, sa fonction d’intermédiaire et d’enjeu entre les pôles dominant et dominé du processus de racisation, l’effet de « multiplicateur » idéologique que produit l’acceptation par l’État ou ses représentants de mots d’ordre provenant de l’extrême droite nationaliste (comme le souci de protéger l’« identité nationale »), ou encore les effets pervers du double jeu politique d’organisation et de dénonciation de l’immigration « clandestine »… Mais elle ne cède pas à la tentation « conspirative » d’imaginer que l’ordre social raciste procède d’une intention ou d’une volonté de l’État, dont le reste de la société ne serait que l’exécutant (ou, inversement, le commanditaire).

Le moment est donc venu, en guise de conclusion ou plutôt d’ouverture, de poser et de lui poser imaginairement la question : quelles formes d’action ou, si l’on veut, de luttes, des analyses comme celles de Véronique De Rudder peuvent-elles contribuer à fonder, et surtout à éclairer ?

Questions pour un antiracisme politique

Je voudrais donner ici mon sentiment, sans aucune prétention d’infaillibilité. Je crois qu’il faut repartir d’un double constat de méthode, et pour ainsi dire de déontologie. Véronique a été, entre autres choses, comme je le rappelais ci-dessus, une militante convaincue d’organisations ou d’associations de lutte contre le racisme (ou dont la lutte contre le racisme constituait l’une des préoccupations constantes). Le travail d’enquête et de théorisation dont on peut découvrir les résultats dans ses articles ou rapports d’enquête n’a jamais été conçu pour « servir » ces activités : cependant loin de constituer un défaut sous l’angle de la praxis, cette distance épistémologique a eu (et a encore) pour conséquence de lui conférer un formidable pouvoir de rectification des insuffisances d’un certain antiracisme idéologique (ou « pédagogique »). C’est le cas en particulier en raison de la connexion organique qu’elle établit d’emblée entre le traitement du problème raciste (ou l’affrontement du processus de « racisation » de notre société) et l’engagement politique pour la défense des droits fondamentaux des immigrés, dont l’urgence n’a cessé de se manifester depuis l’émergence du mouvement des « sans-papiers » dans les années 1990. Plus généralement, c’est le cas parce que l’inscription du racisme au cœur d’un système de rapports sociaux dont il devient alors une composante implique une politisation d’un tout autre type que la simple exhortation morale. Toutes les propositions sociologiques de Véronique De Rudder sont en ce sens politiques au sens fort.

Inversement – deuxième constat – le travail de Véronique De Rudder s’inscrit sans aucune équivoque possible dans un cadre scientifique d’État – puisque pour l’essentiel (et particulièrement dans le domaine des « sciences humaines ») la recherche scientifique en France est une recherche publique. C’est même une composante permanente de ce travail que de réclamer de meilleurs moyens, plus d’équipes et plus de chercheurs comme ceux de l’URMIS, plus d’autonomie et plus de reconnaissance à la fois pour les résultats de la recherche. On en conclurait alors hâtivement que la posture dans laquelle elle s’est installée avec ses collègues est, au mieux, celle d’une « neutralité » politique, au pire celle d’une « conseillère du prince républicain », aussi indépendante intellectuellement que l’on voudra, mais essentiellement orientée vers un objectif d’amélioration et d’ajustement de l’action de l’État envers les populations de « sujets » qu’il prétend avoir le monopole de gouverner. Il pourrait alors sembler que la contradiction est intenable entre ce « statut social » de la recherche, qui retentit inévitablement sur ses produits, et la thèse « théorique » défendue dans ces mêmes travaux : thèse radicale qui conclut à l’existence d’un ordre social raciste construit et consolidé en même temps que l’État se réorganisait pour « défendre » un certain régime d’inégalités ; thèse qui implique un antagonisme entre le fonctionnement de l’État et les combats des citoyens pour la justice, l’égalité, l’émancipation des dominés.

Avant d’esquisser un dépassement de cette contradiction apparemment insoluble, je voudrais ajouter une considération qui la complique encore : il est clair que dans le travail sociologique de Véronique De Rudder sur les questions de migrations, de relations inter-ethniques et de racisme institutionnel, la question des politiques publiques joue un rôle fondamental, aussi bien par ce qu’elles font que par ce qu’elles ne font pas (mais cette « abstention » est tout sauf innocente, dès lors en particulier qu’elle dure et se fait passer pour une volonté de réforme). On l’a vu plus haut en évoquant la racine des conflits de « cohabitation » dans l’abandon délibéré des programmes d’extension, de rénovation et d’amélioration du logement collectif dans les territoires déshérités où se concentrent les populations les plus précarisées et les moins aisées, qu’elles soient composées de nationaux ou d’étrangers. On verra encore dans ce recueil à l’occasion de la comparaison entre les conceptions américaine (« affirmative action ») et française (« intégration ») de la lutte (au moins théorique) contre les discriminations. Du constat désolant que les politiques publiques, dans l’ensemble, produisent non seulement des effets pervers, mais un effet de masquage et de consolidation de l’ordre social raciste, il ne faudrait pas tirer pour autant la conclusion que, aux yeux de Véronique, l’idéal d’un antiracisme conséquent, efficace, légitime, réside dans l’abolition de l’intervention de l’État, au profit d’on ne sait quelle autorégulation des conflits. C’est évidemment l’inverse, et c’est pourquoi les critiques qui sont adressées par elle aux politiques publiques, depuis la conception des statistiques de population jusqu’aux méthodes d’illégalisation des populations de migrants ou de réfugiés, ont toujours pour contrepartie l’affirmation que d’autres politiques sont possibles, qui auraient en particulier pour effet de résorber la contradiction entre la proclamation de principes universalistes et la poursuite de pratiques systématiquement discriminatoires au détriment des « minorités ». La question se pose donc avec d’autant plus d’acuité : quelles sont les forces, quelles sont les modalités d’action civique qui seraient susceptibles de produire ce redressement de l’action de l’État, et à travers lui de la société ?

Je formulerai la question dans un langage un peu différent : ce que Véronique appelle évidemment de ses vœux, ce dont elle proclame l’urgence au vu d’une dégradation constante des relations inter-ethniques, c’est une réforme des politiques publiques et de l’État lui-même. Mais ce que toutes ses analyses font voir clair comme le jour, c’est qu’une telle réforme a elle-même pour condition une révolution dans le sens général de ce terme : un renversement des rapports de forces politiques, une transformation majoritaire de l’opinion publique, la mobilisation d’un « acteur » collectif en faveur du rétablissement de l’égalité et de la reconnaissance des droits de « l’autre »… La question lancinante revient donc toujours : sur quelles mobilisations compter pour enclencher une telle dynamique de révolution sans laquelle il n’y aura pas de réforme ? Or si la question ne date pas d’aujourd’hui (et les gens de ma génération, un peu plus anciens, renverront à cet égard aux « marches » et aux « convergences » du début des années 1980), elle a évolué très rapidement dans la dernière période, avec le surgissement de mouvements et d’initiatives, basées dans les « quartiers » racisés des « banlieues » ou s’exprimant à leur intention, qui ont mis à l’ordre du jour l’idée d’un « antiracisme politique », où l’accent est placé à la fois sur la confrontation avec les appareils d’État et sur l’auto-organisation, indépendante des formations politiques « nationales » existantes et, a fortiori, des organisations antiracistes « universalistes ». Il ne s’agit pas de demander fictivement à Véronique ce qu’elle en aurait pensé, mais de confronter la tendance de ses analyses du conflit inhérent à l’ordre social raciste avec l’idée d’un antiracisme politique : c’est-à-dire un antiracisme qui ne se réduit plus à des « politiques antiracistes », parce qu’il veut conférer à ceux qu’on décrivait jusqu’à présent avant tout comme les victimes d’un système discriminatoire une fonction de protagonistes dans leur propre lutte.

Le bilan, de ce point de vue, me semble nuancé – ce qui à mes yeux n’est pas une marque de faiblesse, mais reflète la complexité réelle du problème. Il est certain que la référence aux victimes du racisme institutionnel est omniprésente dans ses textes : et comment en serait-il autrement, sauf à neutraliser, aseptiser les violences qu’il s’agit de décrire ? S’il y a des violences (et les discriminations sont des violences), il y a des victimes. Mais passe-t-on de l’identification des victimes à une conception victimaire de leur existence et de leurs luttes, qui aurait pour contrepartie à son tour la perpétuation d’un paternalisme réformiste, participant lui-même de l’inégalité ? Je ne le crois pas, pour deux raisons essentielles, bien qu’elles soient encore négatives. La première, c’est que Véronique a d’emblée, et constamment, insisté sur la nécessité de faire entendre la voix des victimes, qui naturellement comporte un élément de plainte ou de protestation, mais n’a aucune raison de se couler dans les formes et les codes de ceux qui, qu’on le veuille ou non, participent du « privilège » d’appartenance « majoritaire », et peut même prendre des formes d’affrontement violent (comme à l’occasion de la « révolte des banlieues » de 2005). La seconde, c’est que Véronique mène une lutte sans faille contre la façon dont l’ordre social raciste essaye de disqualifier les résistances, en particulier en les stigmatisant comme des formes de « racisme inversé » ou de « communautarisme », convoquant au besoin pour cela de façon parfaitement hypocrite les « libertés » supposées de l’ordre social des dominants (13). Ce qui « manque » encore, dira-t-on (diront certains), c’est l’indication des voies qu’il faut emprunter pour renverser la position de victime en position de résistance et de contestation de l’ordre établi. C’est aussi une réponse à la question de savoir si un antiracisme politique devrait, non seulement se dissocier des politiques publiques pour créer avec elles un rapport de forces, revendiquer l’initiative et l’autonomie des racisés dans le combat pour leurs propres droits et leur propre dignité, mais pratiquer ce que Proudhon et Sorel appelaient l’esprit de scission, c’est-à-dire l’organisation de mouvements et de luttes qui s’isolent volontairement de tout contact avec le monde des « dominants » (comme l’avait voulu en particulier le Black Power, dans un contexte – autre « ordre social raciste » – il est vrai historiquement et politiquement très différent) ?

Je n’ai pas moi-même de réponse simple à cette question (et peut-être ne suis-je pas placé au bon endroit pour y répondre). Il me semble que Véronique n’écrit rien contre l’idée que les « racisés » doivent organiser leur résistance et leurs luttes en « comptant sur leurs propres forces » en face d’un État et d’une société qui se politisent eux-mêmes de plus en plus au moyen d’un discours raciste et nationaliste. Mais d’un autre côté tout ce qu’elle écrit constitue une mise en garde implicite contre la justification de ces luttes au moyen d’un autre discours « identitaire », serait-il sous-tendu par la revendication de dignité des cultures ou des ethnies que le racisme dévalorise, mais risquant de tomber dans le piège d’une auto-assignation des individus aux catégories que le racisme leur applique déjà. Nous sommes là, bien sûr, au cœur des débats les plus difficiles et les plus décisifs du moment actuel, ceux qui ont pour enjeu les modes de politisation antithétiques du conflit social. La « réserve » de Véronique, réexaminée dans une conjoncture nouvelle dont elle avait elle-même anticipé les caractéristiques, fait corps avec sa double exigence de défendre l’universalisme et de le transformer pour pouvoir le mettre en pratique de façon juste. C’est pourquoi, je le répète, à mes yeux du moins elle ne constitue pas une faiblesse mais une ressource pour la pensée critique, dont nous aurons encore longtemps l’usage.

Étienne Balibar

Véronique De Rudder : Sociologie du racisme

https://www.syllepse.net/sociologie-du-racisme-_r_46_i_790.html

Editions Syllepse, Paris 2019, 344 pages, 22 euros

Notes

1. Colette Guillaumin, René Gallissot, Claude Meillassoux, Michel Giraud et Claude Valentin Marie en particulier, à l’occasion de séminaires organisés à la Maison des sciences de l’Homme en compagnie d’Immanuel Wallerstein en 1984 et 1985.

2. Collection « Pratiques théoriques », Presses universitaires de France, Paris 2000.

3. Smaïn Laacher (dir.), Dictionnaire de l’immigration en France, Paris, Larousse, 2012.

4. Les collaborateurs de Véronique De Rudder pour certains articles, comme rappelé ci-dessous, sont Isabelle Taboada-Leonetti, François Vourc’h, Christian Poiret et Maryse Tripier, dont je n’ai garde de sous-estimer la contribution. Isabelle Taboada et François Vourc’h nous ont quittés respectivement en 2005 et 2012.

5. Je trouve très intéressante à cet égard la confrontation entre le travail critique opéré par Véronique De Rudder et celui qu’avait entrepris il y a quelques années à propos des États-Unis – situation classiquement considérée comme antithétique, où le recensement « ethnique » et même « racial » fait l’objet non pas d’un interdit officiel mais d’une injonction justifiée aujourd’hui par les politiques d’affirmative action, par David Theo Goldberg dans son recueil The Racial State, Wiley-Blackwell 2001.

6. Ainsi dans la fameuse « sixième thèse sur Feuerbach », Marx écrit : « In seiner Wirklichkeit [das menschliche Wesen] ist das ensemble der gesellschaftlichen Verhältnisse », qu’on traduit généralement par : « Dans sa réalité, l’essence humaine est l’ensemble des rapports sociaux », mais qui pourrait aussi vouloir dire : « L’être humain réel n’est rien d’autre que l’ensemble de ses propres relations à d’autres… »

7. Véronique De Rudder parle ici d’un renversement de conjoncture, mais je suis tenté pour ma part, avec le recul, d’y déchiffrer l’entrée dans un nouveau « régime » de précarisation de la main-d’œuvre, ce qu’en termes marxistes on appellerait une nouvelle « loi de population » du capitalisme.

8. Ces termes font référence en particulier à l’œuvre de Robert Castel, depuis Les Métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, jusqu’à La Discrimination négative, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2007.

9. Colette Guillaumin : L’Idéologie raciste, genèse et langage actuel, Paris, Gallimard, [1972] 2002 ; mais aussi son livre sur la naturalisation des rapports de sexe et de race : Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de Nature, Paris, Côté-femmes, 1992.

10. Voir en particulier, dans l’inégalité raciste, la remarquable étude « Ségrégation et discrimination : inégalité, différence, altérité » (chap. 3)

11. Il me semble qu’il y a beaucoup de recoupements entre les analyses de Véronique De Rudder sur ce point et celles, par exemple, de Philomena Essed à propos du « everyday racism » aux Pays-Bas : voir Everyday Racism. Reports From Women of Two Cultures, Hunter House, 1990. Je ne sais pas si elles ont communiqué entre elles.

12. Étienne Balibar, « Avec les “Rosa Parks”, contre le racisme d’État », Libération, 25 novembre 2018.

13. On le voit en particulier dans la réponse intransigeante qu’elle fait, en tant que féministe et militante antiraciste à la fois, à la répression d’État du « foulard islamique » : voir l’essai de 2003, « Le “foulard islamique” : de quelle inégalité s’agit-il ? », dans ce recueil, p. 231.

Etienne Balibar

Philosophe, Professeur émérite à l’Université de Paris-Ouest

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