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Birmanie

Birmanie : Une nouvelle étape du combat contre l’ordre militaire – La résistance en appel à la Solidarité !

Six longues semaines après le coup d’Etat du 1er février, le vaste mouvement de désobéissance civile, en Birmanie, a emporté une première et importante victoire : interdire à la junte de prétendre contrôler le pays. L’armée riposte en recourant, notamment, à une politique de terreur multiforme. Nous sommes entrés dans une nouvelle étape de la confrontation entre l’ordre militaire et le mouvement démocratique. Face à la violence de l’assaut, la résistance birmane poursuit son combat dans des circonstances très difficiles. Elle doit pouvoir compter sur la solidarité internationale.

Europe Solidaire Sans Frontières
10 mars 2021

Par Pierre Rousset

Sommaire

Interdire la « normalisation
Isoler, sanctionner la (...)
Faire front

Dès le 1er février, la junte a procédé à des arrestations de plus en plus massives : quelque 2000 personnes ont été emprisonnées (temporairement ou durablement). Les assassinats ont commencé de façon perlée à mi-février, puis sont devenus systématiques à partir de la fin du mois ; à ce jour, le quotidien en ligne l’Irrawaddy compte plus de 60 personnes tuées et ce chiffre ne cesse d’augmenter. Le spectre des massacres de 1988 et ses 3000 morts hante le pays, cependant la situation a changé. Le pays était à l’époque isolé du monde par la junte au pouvoir et il avait fallu un an pour que l’ampleur du bain de sang soit véritablement connue. Nous sommes aujourd’hui informés de la situation au jour le jour et l’armée n’a pas encore réussi, malgré tous ses efforts, à assurer une censure efficace. Un collectif de photoreporters s’est constitué, The Myanmar Project, et de nombreux journaux assurent toujours, à l’heure où cet article est écrit, la couverture de l’information.

Interdire la « normalisation interne »

Le mouvement de désobéissance civil a emporté une première victoire, décisive : par sa massivité, il a interdit aux putschistes d’imposer leur fait accompli. Nul ne peut ignorer qu’il s’agit d’un pouvoir illégitime ; les militaires ont perdu la bataille de la communication. Sur le plan intérieur, ils peinent à normaliser la situation. Le fonctionnement de l’administration est grippé par l’entrée en grève de fonctionnaires. Le système bancaire public et privé est à l’arrêt, des entreprises (y compris possédées par l’armée) sont paralysées. Les transports ferroviaires fortement perturbés, ainsi que la production de gaz et le raffinage de pétrole selon le syndicat CTUM. Des magnats s’inquiètent des conséquences économiques du putsch et appuient discrètement la résistance. Des personnalités organisent des collectes de fonds pour porter aide aux grévistes ayant perdu tout revenu. Quelque 600 policiers ont fait défection, certains trouvant refuge en Inde. Un grand nombre de diplomates et des ambassades refusent faire allégeance aux putschistes, ce qui restreint les contacts internationaux de la junte.

Dans ce pays bouddhiste où l’ordre monastique compte 500.000 membres divisées en 9 sectes, le clergé est resté jusqu’alors en retrait, contrairement à ce qui s’est passé en 2017. Des groupes de bhikkus (moines) ont certes rallié les manifestations, pancartes brandies, mais cela est resté anecdotique – ils étaient moins nombreux que les moines proarmée qui ont publiquement soutenu le putsch quelques jours avant qu’il se produise. Les autorités religieuses officielles (la Sangha) ne sont pas censées s’engager en politique, mais elles ne s’en privent pas. Les mouvements de référence bouddhiste peuvent couvrir le spectre politique entier, jusqu’à l’extrême droite fascisante, comme ce fut le cas avec l’Organisation de Défense de la Race et de la Nation (Ma Ba Tha) qui a joué un rôle très actif au moment du génocide des Rohingyas en 2014. La Sangha est usuellement proche du pouvoir, sans faire de son caractère dictatorial une pomme de discorde. Depuis le coup, l’état-major prend soin de courtiser plus que jamais la hiérarchie des ordres. Il y a des moines prodémocratie, probablement plus nombreux qu’il n’apparaît aujourd’hui, mais ils ne se reconnaissent pas pour autant dans la Ligue nationale pour la Démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi (ASSK, fort autoritaire) avec laquelle ils ont eu des rapports très tendus. Un moine de Rangoon a ainsi déclaré à Bruno Philip, journaliste au Monde : « Il est dommage que le très respecté général Aug San [leader du mouvement anticolonial de père de Mme Suu Kyi] ait donné naissance à une femme pareille ! » [1]. L’un des dirigeants bouddhistes les plus influents, Sitagu Sayada, dont le style de vie est réputé bon vivant, très proche du général en chef, a subi une volée de critiques sur les réseaux sociaux. Sa secte, la Shwe Kyin, a fini par appeler les militaires à plus de modération dans la répression [2].

Le Mouvement de désobéissance civil (MDC) continue à organiser des journées de grève générale et l’une de ses composantes, la Confédération des syndicats de Myanmar (CTUM) a lancé un appel urgent à la solidarité avec notamment pour objectif d’obtenir un large panel de sanctions qui permette d’en terminer avec le régime et sa structure [What we request now is a harsh comprehensive sanction that can finish off the regime and its structure] de façon à pouvoir rebâtir la Birmanie sur de nouvelles bases – sans plus d’interférence de la part des militaires [to rebuild Burma from scratch—without any interference from the military] [3].

L’enjeu est clair. Il s’agit d’en finir une fois pour toutes avec l’ordre militaire imposé presque sans discontinuer à la Birmanie depuis 1962. Les peuples de l’Union birmane ont besoin pour ce faire d’une forte action internationale.

Isoler, sanctionner la junte

La junte pensait probablement que les prévisibles condamnations internationales du putsch n’auraient pas de grandes conséquences. Erreur. Le mouvement de désobéissance civil a modifié les règles du jeu. Bien des puissances établies ne peuvent simplement fermer les yeux ou se contenter de protestations de forme. Néanmoins, des sanctions sont prises, qui ont du poids.

Comment sortir de l’impasse demande la journaliste de Mediapart Laure Siegel. Elle répond dans un article remarquable, titré : « Soutien international, embargo, boycott, résistance interne, alliances citoyennes transfrontalières » [4]. Bon résumé !

L’armée cherche à épuiser le mouvement civique, à terroriser la population et à diviser l’opposition. La résistance démocratique a un besoin proprement vital de solidarité, c’est une question de survie – or il est aujourd’hui possible de porter à la junte des coups très durs si la pression politique se maintient, comme il est possible d’apporter un soutien concret aux combats populaires. Les exemples qui suivent le montrent.

Le représentant de la Birmanie aux Nations-Unies a dénoncé le coup d’Etat, ce qui rend plus difficile la reconnaissance de fait de la junte. Des ambassades font sécession, maintenant leur allégeance au gouvernement (aujourd’hui clandestin) de la Ligue nationale pour la démocratie (LND). La junte ne doit pas être reconnue par les instances internationales, y compris l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN).

Le président Joe Biden a bloqué le transfert d’un milliard de dollars de la Banque de la Réserve fédérale de New York vers la Banque centrale du Myanmar. Le gel des avoirs birman à l’étranger est donc possible. Il doit être généralisé et les déplacements à l’étranger des dignitaires du régime putschiste interdit !

L’Union européenne suspend officiellement l’aide qui pourrait bénéficier à l’armée. Il faut passer des déclarations aux actes. Une plateforme se met en place qui traque les firmes occidentales fournissant du matériel « sensible ». La responsabilité des entreprises étrangères équipant les forces de répression de la junte est dénoncée. Une firme italienne lui vend de l’armement léger (qui échappe aux contrôles du commerce des armes lourdes, mais qui est adapté à la répression [5]). Des entreprises suédoises offrent de quoi craquer les smartphones, d’autres, étatsuniennes, des logiciels de piratage. Israël envoie des drones de surveillance ou pouvant déverser des gaz lacrymogènes sur la population.

En matière d’investissements et de commerce, l’insertion de l’économie birmane est avant tout régionale : Singapour, la Chine, la Thaïlande, l’Inde… des pays peu enclins à se mêler des « affaires intérieures » de leur voisin. Cependant, des firmes étrangères cessent de traiter avec la junte. C’est le cas par exemple de Kirin, géant de la brasserie japonaise, mettant fin à six ans de joint-venture avec une holding de l’armée. L’entreprise australienne Woodside a décidé de cesser ses activités dans les champs de pétrole et de gaz, alors qu’elles rapportaient 920 millions d’euros par an au pays [6].

L’appel au boycott international des produits de « l’économie kaki » s’organise, là aussi grâce aussi à des plateformes Internet. La Fédération générale des travailleurs de Myanmar (FGWN) a lancé un appel aux marques dans la confection pour qu’elles protègent leurs salarié.es grévistes des mesures de rétorsion patronales ou militaires pour leur participation au Mouvement de désobéissance civile (MDC). Refuser de le faire équivaudrait à être complice des crimes de la junte [refusing to do so will equate with being silent against the crimes of the Myanmar military junta.]. LaborNotes fournit une liste de marques utilisant la production birmane [7].

Parmi les multinationales sur lesquelles une pression maximum doit être exercée se trouvent évidemment, dans le secteur pétrolier, Chevron (Etats-Unis) et Total (France) qui déclare avoir payé près de 230 millions d’euros en 2019 de taxes et actions au gouvernement birman. C’est au peuple birman que Total doit aujourd’hui rendre des comptes. Le « docteur Sasa », figure de la LND, dans une interview au Monde, interpelle d’ailleurs la France : « Je prie le président Emmanuel Macron de nous accorder son aide, y compris, à l’avenir, un soutien militaire pour notre future armée fédérale. Je demande aussi à la compagnie Total, présente en Birmanie, de ne plus collaborer économiquement avec le régime. [8] »

Faire front

La résistance se réorganise pour faire front, face au saut qualitatif de la répression. Elle teste des mesures d’autodéfense non armée des quartiers et villages, pour enrayer les déplacements militaires. Les activistes connu.es entrent en clandestinité. Les contacts sont renforcés avec l’émigration birmane et les mouvements de solidarité dans les pays limitrophes (essentiellement la Thaïlande). Cette dernière reçoit cependant une aide précieuse. Des millions de kyats (la monnaie locale) ont été envoyés de Thaïlande où se trouvent 70% des travailleur.es immigré.es birman.nes. Le sentiment de proximité est grand entre les activistes des deux côtés de la frontière, où la jeunesse a porté l’Alliance régionale du Thé au lait contre l’autoritarisme.

En Birmanie, le Mouvement de désobéissance civile (MDC) constitue le premier cadre de coopération entre, notamment, la génération Z (la jeunesse scolarisée), la fédération syndicale CTUM qui a appelé le 8 février à la grève générale, des comités populaires locaux. Pour sa part, la Ligue nationale pour la démocratie (LND) a reconstitué un gouvernement qui demande à être reconnu par l’ONU. Enfin, un « Comité de grève générale des nationalités », représentant plus de 24 groupes, avait été fondé le 11 février. La moitié des organisations armées ethniques ont menacé la junte de ripostes en cas d’attaque par l’armée ou la police des manifestants du MDC sur leur territoire, sans pour autant soutenir Suu Kyi et la LND. L’Etat Karen en particulier, dans l’est du pays, s’est engagé à protéger et à nourrir tout membre des forces armées se rangeant aux côtés du Mouvement de désobéissance civile.

Côté régime, aucune défection n’est signalée du côté de l’armée, à la différence de la police. Elle forme un corps très homogène où les familles de soldats vivent en circuit fermé. Elle constitue un pouvoir qui double, de haut en bas, l’administration civile et use, à chaque niveau, de sa capacité d’influence sur la société. Contrôlant deux grands conglomérats ainsi que le trafic de pierres précieuses ou de bois, « l’économie kaki » est un capitalisme de clientèle, à même de coopter jusqu’à des figures de l’opposition bamar (l’ethnie majoritaire vivant dans le delta de l’Irrawaddy). Un bras de fer est engagé pour se rallier les représentants de minorités ethniques. Les militaires ont les moyens de mettre en œuvre la politique universelle du « diviser pour régner ».

Des campements militaires sont établis dans les écoles (pour surveiller la génération Z), les universités et les hôpitaux (dont le personnel a été à l’avant-garde de la résistance et soigne les blessés). Plus de 20.000 détenu.es de droit commun ont été libéré.es pour faire de la place aux prisonnier.es politiques et semer le chaos contre les manifestant.es. Une surveillance constate, obsédante, est exercée sur la population. La soldatesque se vante de pouvoir tuer et piller à sa guide. La junte pourrait même organiser une disette pour en faire porter la responsabilité à la résistance. En combinant terreur, corruption et appauvrissement d’une population déjà durement frappée par la Covid, elle espère l’épuiser.

La révolution démocratique en Birmanie sait qu’elle est engagée dans un combat qui peut durer longtemps. Elle fait face à un ennemi redoutable qu’il ne faut pas sous-estimer. Elle offre une grande leçon de courage et d’engagement. Elle n’est pas seule. L’exigence démocratique a pris une résonnance profonde à l’heure où l’autoritarisme des régimes s’accroit de l’Asie à l’Europe, aux Amériques… provoquant en retour des soulèvements civiques capables d’emporter des victoires significatives. L’Union birmane, avec ses populations diverses, est devenue l’un des nouveaux « fronts chauds » d’une lutte de portée universelle.

Pierre Rousset
Notes

[1] Bruno Philip, Le Monde daté du 24 février 2021.

[2] The Irrawaddy, 5 mars 2021, disponible sur ESSF (article 57041), Criticized, Myanmar’s Influential Monk Close to Coup Leader Breaks Silence on Killing Protesters – Others don’t.

[3] https://labornotes.org/blogs/2021/03/burmese-union-federations-call-international-support-against-coup
Disponible sur ESSF (article 57087), Solidarity Now : The Confederation of Trade Unions Myanmar calls for comprehensive sanctions – “To finish off the regime and its structure”.

[4] Laure Siegel, Mediapart. 7 mars 2021 :
https://www.mediapart.fr/journal/international/070321/birmanie-comment-sortir-de-l-impasse?onglet=full
Disponible sur ESSF (article 57063), Birmanie : comment sortir de l’impasse – Soutien international, embargo, boycott, résistance interne, alliances citoyennes transfrontalières. Voir aussi son reportage (article 57064), Reportage : l’armée birmane à l’assaut du mouvement de désobéissance civile .

[5] Voir l’article de Yeshua Moser-Puangsuwan, 9 mars 2021, spécialiste du commerce des armes et de la corruption militaire, disponible sur ESSF (article 57092), Immediate halt in all arms transfers : ! Italian Ammunition Used in Myanmar Police Assault on Ambulance Raises Questions.

[6] Laure Siegel, Mediapart. 7 mars 2021, op. cit.

[7] https://labornotes.org/blogs/2021/03/burmese-union-federations-call-international-support-against-coup
Disponible sur ESSF (article 57089), Myanmar : Statement Regarding Global Apparel Brands – “In our time of greatest need, we call on the brands to support us in defense of our fundamental rights and futures”.

[8] Interview de Bruno Philip, Le Monde, 9 mars 2021.

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