Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Black Bloc, violence et non-violence

Francis Dupuis-Déri a publié un texte (« Black Bloc et carré rouge » in Le Devoir, 28-29 avril http://www.ledevoir.com/societe/education/348759/black-bloc-et-carre-rouge) dans lequel il expliquait le phénomène des Black Blocs, leur credo politique et pourquoi ils privilégiaient souvent la violence comme moyen d’action. D’autres groupes anticapitalistes, se réclamant souvent de l’anarchisme, revendiquent aussi la violence comme un moyen de lutte justifié, particulièrement contre les symboles de l’ennemi (banques, commerces de multinationales, policiers, etc.). Sans parler des véritables « casseurs » dont la motivation principale carbure à l’adrénaline, et des « agents provocateurs » infiltrés par les forces policières dans le but de discréditer les opposants (ce qui a été démontré dans plusieurs occasions).

La présente lutte étudiante contre la hausse des frais de scolarité universitaires a donné lieu, un peu partout au Québec, à une avalanche de manifestations dont la majorité (et toutes les plus nombreuses) se sont déroulées sans violence. Mais plusieurs ont néanmoins comporté des scènes de violence ou d’affrontements qui ont été largement publicisées dans les médias. Cette juxtaposition de moyens de lutte différents, voire même carrément contradictoires, pose le problème, bien connu dans les milieux militants, du « respect de la diversité des tactiques », d’ailleurs réitéré dernièrement par le congrès de la CLASSE. Que peut et doit faire un groupe non violent quand il se voit « appuyé » dans sa lutte par un groupe qui a opté pour la violence ? Doit-il ou non faire respecter par tous son choix d’une manifestation pacifique, par exemple ? Et si oui, cela en fait-il un « allié objectif ou un complice de l’État et de la répression » ?

J’admets que le débat sur la violence est sans fin : qu’est-ce que la violence ? Où commence-t-elle ? Existe-t-elle seulement contre les individus ou aussi contre les biens ? Quand est-elle acceptable ? Sans compter que la violence ouverte des coups, des projectiles ou du vandalisme n’est souvent qu’une réponse à la violence structurelle moins spectaculaire des injustices sociales, politiques ou économiques. Et que la non-violence, contrairement à bien des idées reçues, est aussi l’utilisation consciente et délibérée d’une force (autre que la violence) pour vaincre son adversaire sans avoir recours à la haine ou à la diabolisation de celui-ci.

Que fait-on quand les Black Blocs ou les militantEs de la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) s’adonnent à « l’action directe » ? Ce choix d’une tactique violente, fût-elle une initiative individuelle, met nécessairement à mal le choix différent d’un groupe beaucoup plus large quand il s’opère (ou qu’il cherche à se fondre, à se dissimuler) à l’intérieur d’une foule qui a choisi d’agir de manière pacifique. Nul ne conteste aux Black Blocs ou à la CLAC (sauf le Code criminel, que ceux-ci voient certainement, au même titre que les policiers, comme le bras répressif de l’État) le droit d’organiser leurs propres manifestations violentes s’ils croient à l’efficacité de ce moyen de lutte. Mais jusqu’où les groupes ou les actions non-violents peuvent-ils accepter dans leurs rangs la présence d’autres militants ou actions violents sans discréditer et affaiblir leur propre moyen de lutte ? C’est précisément en cela que les Black Blocs ont pu être identifiés comme le « cancer » du mouvement « Occupons » qui avait choisi, de manière assez surprenante d’ailleurs, la non-violence comme une de ses valeurs fondamentales.

Violence et non-violence ne peuvent guère faire bon ménage. Car la violence, par son caractère spectaculaire, mais aussi par sa parenté fondamentale avec un système économique qui repose lui-même sur la violence, obtiendra toujours la meilleure couverture médiatique. Le capitalisme a besoin de diaboliser la violence et d’entretenir la peur de l’instabilité et du chaos pour s’assurer de l’appui de la population à l’usage de la force (celle des lois comme celle des policiers). Alors que la non-violence, qui est certainement aussi exigeante que la violence, sinon plus, pour ceux et celles qui la pratiquent, est beaucoup plus menaçante pour l’ordre établi, car elle ne donne aucune prise à l’adversaire, aucun prétexte pour l’usage de la force ou de la répression. La non-violence s’attaque de front à la violence du système, économique ou politique, en refusant de mener le combat sur le terrain violent de l’adversaire. Elle brise la spirale sans fin de la violence, dont chacune justifie la suivante.

Dans l’actuelle lutte contre la hausse des frais de scolarité universitaires, il est indiscutable que la créativité et la persistance remarquables des étudiantEs ont eu un effet infiniment plus positif sur l’appui de la population québécoise que les vitres fracassées ou les balles de peinture sur les édifices. À l’inverse, ceux qui appuyaient la hausse, et particulièrement le gouvernement libéral de M. Charest, ont profité bien plus de la violence (même limitée) que des innombrables et impressionnantes manifestations pacifiques qui se sont succédées presque tous les jours.

Quant à l’argument, souvent utilisé, que tous les changements sociaux ou politiques importants ont toujours été le résultat de la violence, il a été de plus en plus fréquemment réfuté par l’histoire récente : de grands figures en témoignent par leurs victoires, comme Gandhi, Martin Luther King ou Aung San Suu Kyi, mais peut-être de manière encore plus significative, tous les héros anonymes des pays de l’Est qui ont fait tomber, contre toute attente, le « rideau de fer » et le Mur de Berlin à la fin des années 80.

Que les Black Blocs ou la CLAC croient en l’utilité de la violence pour combattre le capitalisme et l’État, c’est leur droit. Qu’ils contestent l’efficacité de la non-violence pour arriver aux mêmes fins, c’est leur analyse. Mais ils n’ont pas le droit d’empêcher les mouvements pacifiques de mener leurs combats à leur propre manière. Et d’imposer leur pratique de la violence à ceux et celles qui ont fait un choix contraire.

Car de la même manière que les Black Blocs réclament d’être reconnus pour autre chose que de vulgaires « casseurs » et qu’ils se font souvent les défenseurs du « respect de la diversité des tactiques », ils doivent eux aussi reconnaître la légitimité des groupes non violents et respecter les tactiques de ceux-ci en acceptant de ne pas les discréditer par leurs propres actions.

Dominique Boisvert

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