Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Corruption

Blair Inc.

À l’HEURE du déjeuner, le 11 octobre dernier, M. Nicolas Sarkozy a fait à New York son entrée dans le circuit très lucratif des conférenciers de prestige. Les propositions de prestations de ce type (rémunérées aux alentours de 100 000 euros) afflueraient déjà sur le bureau de l’ancien président de la République française : selon le magazine L’Express, il en aurait reçu « soixante-dix depuis son départ de l’Elysée, en mai dernier » (3 octobre 2012).

(Tiré du journal Le monde diplomatique, novembre 2012)

L’accès aux plus hautes fonctions publiques ne constituerait-il plus qu’une étape dans un plan de carrière dont l’enrichissement personnel marquerait l’aboutissement ? C’est en tout cas en ces termes que M. Sarkozy réfléchissait en 2008 à son avenir, alors qu’il n’envisageait pas de briguer un second mandat : « Alors moi, en 2012, j’aurai 57 ans, je me représente pas. Et quand je vois les milliards que gagne Clinton, moi, je m’en mets plein les poches ! Je fais ça pendant cinq ans et ensuite je pars faire du fric comme Clinton (1). » Endetté à hauteur de 11 millions de dollars lorsqu’il avait quitté la Maison Blanche, en janvier 2001, l’ancien président américain était devenu « écrivain et conférencier ». En un an, les revenus annuels du couple Clinton étaient passés de 358 000 à 16 millions de dollars, grâce au versement d’une avance pour ses Mémoires et à la tarification généreuse de ses conférences.

Dans le petit monde des anciens chefs d’Etat, la reconversion de l’ex-premier ministre britannique (1997-2007) Anthony Blair figure sans doute parmi les plus belles réussites. Aussi fulgurante qu’acrobatique, sa carrière politique – entamée à la gauche du Parti travailliste et conclue, lors de la guerre d’Irak, par une démonstration de docilité vis-à-vis de l’administration américaine lui ayant valu le sobriquet de « caniche de George Bush » – lui ouvrait un avenir où bons sentiments et bonnes affaires feraient bon ménage.

Le Bien et le Mal, les beaux discours et les grands principes sont omniprésents dans le « système Blair ». La religion l’a « toujours passionné plus que la politique », confie-t-il dans ses Mémoires (2). A peine a-t-il quitté son poste de premier ministre qu’il rencontre Benoît XVI pour l’informer de son souhait d’abandonner l’anglicanisme et de se convertir au catholicisme – la rigueur théologique fait peut-être défaut dans une Eglise d’Angleterre qui a vu le jour uniquement pour permettre au roi Henri VIII un divorce que lui refusait le pape. Dans la galaxie des fondations et des organismes caritatifs qu’il a créés, sa Fondation pour la foi, « destinée à encourager le respect et la compréhension entre les religions », en côtoie d’autres à vocation plus politique, comme l’Initiative pour la gouvernance en Afrique, qui entend « améliorer l’efficacité des gouvernements ». Mais l’objectif demeure le même : médiatiser les bonnes oeuvres de l’ancien locataire du 10 Downing Street et lui assurer un approvisionnement constant en euros, dollars ou toute autre devise.

M. Blair se montre plus discret sur d’autres de ses activités : la quête de plantureux contrats et la séduction de gros clients. Car, entre deux réunions destinées à sauver les oiseaux ou à promouvoir la foi, il a fondé des entreprises beaucoup moins désintéressées. Ainsi de Tony Blair Associates, qui vise à « offrir, dans une optique commerciale, un conseil stratégique sur les tendances politiques et économiques et la réforme des Etats », ou de la société d’investissement Firerush Ventures No 3. L’ancien dirigeant travailliste dispense ses bons conseils à la banque d’affaires américaine JP Morgan, à l’assureur Zurich Financial Services, au gouvernement du Koweït, au fonds d’investissement Mubadala d’Abou Dhabi, ainsi qu’à une multitude d’institutions financières internationales et d’Etats – avec une prédilection pour les oligarques et kleptocrates du Proche-Orient, d’Afrique et de l’ancienne Union soviétique. Les estimations du magot accumulé par l’ancien homme d’Etat depuis sa reconversion varient entre 20 et 60 millions de livres sterling (entre 24 et 74 millions d’euros). Parfois dépeint comme un financier rapace, M. Blair se dit « blessé » : « Je consacre les deux tiers de mon temps à des activités bénévoles, ou au processus de paix au Proche-Orient, là aussi à titre gracieux. » Avant d’ajouter qu’il pourrait « gagner beaucoup plus d’argent (3) » s’il le souhaitait vraiment… Le fondateur du New Labour n’a jamais véritablement quitté la scène politique. Le 27 juin 2007, le jour même où, selon les termes d’un accord conclu un an plus tôt avec son ministre de l’économie Gordon Brown, il présentait sa démission pour que ce dernier lui succède, il est devenu représentant du Quartet (Etats-Unis, Union européenne, Russie et Nations unies) au Proche-Orient. Sa mission : accompagner le « processus de paix israélo-palestinien » et améliorer les conditions de vie dans les territoires occupés. Il s’y rend très rarement, et qualifier son bilan – essentiellement des exhortations larmoyantes pour que les uns et les autres fassent preuve de bonne volonté – de « modeste » relèverait encore de l’euphémisme.

Cette fonction constitue pourtant un rouage essentiel dans un système où le bénévolat s’avère lucratif. Le Quartet inclut tout ce qui compte dans les sphères politique et économique. M. Blair peut donc à tout moment avoir accès à n’importe quel dirigeant, y compris (et surtout) aux potentats du Golfe, principaux contributeurs financiers de l’entité palestinienne. Sans compter le carnet d’adresses qu’il s’est constitué au cours des dix années passées au 10 Downing Street, ou les prétextes de contact que fournissent les nombreux organismes à but non lucratif qu’il a créés. La « marque Blair » se fonde ainsi sur le mélange des genres, la forme la plus achevée d’un capitalisme d’accès qui se monnaye au prix fort.

Le Monde (19 septembre 2012) rapportait par exemple comment M. Blair est intervenu pour faciliter l’offre publique d’achat (OPA) du géant des matières premières Glencore sur la société minière Xstrata, dont le fonds souverain Qatar Holding est le deuxième actionnaire. « Par pitié, faites quelque chose pour séduire le Qatar », l’avait imploré M. Ivan Glasenberg. « Sans plus attendre », relate le quotidien, M. Blair téléphona alors à son ami Hamad Ben Jassim Al-Thani, premier ministre de l’émirat gazier et patron de Qatar Holding : « A l’issue de cette conversation, rendez-vous est pris à Londres entre les deux parties. » L’OPA devrait aboutir à la fin du mois de novembre. Montant des honoraires de M. Blair ? « Plus d’un million de livres [1,24 million d’euros] (…) pour trois heures de travail. » Les services d’un homme qui n’a pourtant jamais travaillé dans le secteur privé suscitent l’intérêt aussi bien d’entreprises convoitant de juteux contrats sur des marchés difficiles que de fonds spéculatifs à la recherche de tuyaux (sinon de délits d’initiés). Paradoxe supplémentaire : cette capitalisation sur un nom masque le labeur d’une centaine de « petites mains », dont certaines appartenaient à la garde rapprochée du premier ministre, tandis que d’autres sont issues de la City ou de Wall Street, ou détachées de prestigieux cabinets de conseil.

Une telle confusion des registres ne permet pas toujours d’éviter les maladresses. Premier ministre, M. Blair se porta garant de la « transformation » de Mouammar Kadhafi en homme d’Etat fréquentable – avec le succès que l’on sait. Dans son nouveau rôle d’intermédiaire, il effectua par la suite de nombreux séjours à Tripoli au titre de conseiller financier de la famille du dirigeant libyen et de consultant de la banque JP Morgan, pour une rémunération estimée à 2 millions de livres par an. Plus récemment, il est entré en affaires avec M. Noursoultan Nazarbaïev, qui dirige d’une main de fer le Kazakhstan, où il a été réélu en 2011 avec un score supérieur à 95 % des voix. C’est pour la bonne cause !, jure M. Blair, qui perçoit 8 millions de livres par an pour « former l’administration » et « réformer le gouvernement » de cette république en transition (4).

L’idéal démocratique ne souffre-t-il pas quelque peu lorsque le service public ne constitue plus une fin en soi, mais une simple étape dans un plan de carrière fondé sur la perspective d’un enrichissement différé ? Comme l’a expliqué le « superlobbyiste » déchu Jack Abramoff, le meilleur moyen pour une entreprise de corrompre un homme politique est de lui faire miroiter la perspective d’un emploi futur qui lui garantirait le pactole (5).

Dans une récente tribune sur les vertus de la philanthropie, M. Blair expliquait que « travailler hors des contraintes du gouvernement était enrichissant, stimulant et [lui] permettait potentiellement d’avoir une influence plus grande que lorsqu’[il était] en politique (6) »…xxx----


Notes

(1) Le Point, Paris, 3 juillet 2008.

(2) Tony Blair, A Journey : My Political Life, Knopf, New York, 2010, p. 654.

(3) The Daily Telegraph, Londres, 30 septembre 2011.

(4) The Daily Telegraph, 22 octobre 2011.

(5) Jack Abramoff, Capitol Punishment : The Hard Truth About Washington Corruption From America’s Most Notorious Lobbyist, WND Books, New York, 2011.

(6) Huffingtonpost.com, 16 avril 2012.


* Ibrahim Warde est professeur associé à la Fletcher School of Law and Diplomacy (Medford, Massachusetts). Auteur de Propagande impériale & guerre financière contre le terrorisme, Agone - Le Monde diplomatique, Marseille-Paris, 2007

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