Édition du 16 avril 2024

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Amérique centrale et du sud

Brésil. Une tragédie sociale annoncée. Quand de fortes intempéries se marient avec la spéculation foncière : glissements de terrain et discriminations de classe

Alors que la plus grande fête populaire [carnaval] envahit les rues du Brésil, la tragédie arrive sous forme d’inondations, d’éboulements et de crues sur la côte nord de l’Etat de São Paulo, une région à la nature exubérante. Le samedi du carnaval, le 19 février, la région a reçu la plus grande quantité de pluie enregistrée en 24 heures dans l’histoire du pays : 680 millimètres. A San Sebastián, la municipalité la plus touchée, la tempête a provoqué des glissements de terrain qui ont tué 65 personnes et causé d’importants dégâts et des inondations. Une semaine après la tragédie, il est possible de voir, au-delà des titres de une. Cet exercice met en évidence le caractère de classe de la tragédie et l’omission des pouvoirs publics face à une catastrophe annoncée.

Tiré de A l’Encontre
7 mars 2023

Par Marcelo Aguilar (São Paulo)

Énorme

La journaliste María Teresa Cruz était avec ses amis dans un bar, écoutant du axé [musique originaire du Nordeste, symbole du carnaval de Salvador de Bahia] des années 1990 après le défilé, quand la pluie a commencé, une pluie qui est devenue « énorme, extrême ». Vers 23h30, ils décident de partir. Lorsqu’ils sont arrivés dans la rue de leur maison, dans la zone connue sous le nom de Sertão do Cacau, sur la plage de Camburi [sur le littoral nord de l’Etat de São Paulo, à quelque 40 km de São Sebastião], il était encore possible de passer. Elle s’est endormie. Elle n’aurait jamais pensé qu’elle se réveillerait avec l’eau à la hauteur de son dos. Sa maison était un peu plus haute que le niveau de la rue. Vers 2 heures du matin, lorsqu’elle a ouvert les yeux, elle était déroutée, elle pensait faire un cauchemar : l’eau était au niveau du matelas, un livre et un verre flottaient autour d’elle.

A l’intérieur de sa maison, le niveau de l’eau atteignait 1,5 mètre, à l’extérieur, il touchait le toit de sa voiture. Ils n’ont pu descendre de la terrasse que le lendemain à 14h30. C’est là qu’ils ont pu constater l’étendue des destructions laissées par l’inondation. Les caiçaras, le terme utilisé pour désigner ceux qui ont toujours vécu là, étaient d’accord : rien de tel n’était jamais arrivé, rien d’une telle ampleur. C’est ce que Teresa a entendu dans la communauté, ce que les gens ont dit. Les endroits déjà inondés l’ont été davantage. Dans certaines maisons, l’eau a atteint les toits. Dans d’autres, comme à São Sebastião, la destruction a entraîné la mort. « Dans ces tragédies, ce sont les travailleurs qui sont les plus touchés », explique Teresa. Et elle ajoute : « Cette fois-ci, même les riches ont été touchés, car ce qui devait pleuvoir en deux mois a plu en 12 heures. Il s’agit effectivement d’un phénomène météorologique extrême. Cependant, les terrains et les habitations qui se sont déplacés et effondrés, où les gens sont morts enterrés, sont des lieux habités par les pauvres, sans infrastructures adéquates, sur des terrains pentus, qui, lorsque la colline cède, sont les premiers à en subir les conséquences. »

De classe

La région qui a subi les pires conséquences et presque tous les décès s’appelle Vila Sahy. Elle se situe dans les collines, de l’autre côté de la route Rio de Janeiro-Santos (BR 101), qui sépare les riches des pauvres, coupant au milieu deux réalités radicalement différentes. Cet ensemble d’habitations a commencé à se constituer à la fin des années 1980, avec des travailleurs migrants du Nordeste à la recherche d’un emploi. C’est pour cette raison qu’il est encore connu aujourd’hui sous le nom de Vila Baiana [de Bahia], où vivent plus de 700 familles.

La journaliste retrace le scénario des mondes qui divisent la route BR 101 : « Si vous regardez l’image du haut de Barra do Sahy, le côté proche de la mer et de la plage, il y a des maisons gigantesques, des résidences d’été de gens riches qui ne vivent pas là, qui y passent leurs vacances ou s’y rendent les week-ends. De l’autre côté de la route vivent les employé·e·s qui travaillent pour ces demeures. Ce sont des femmes de ménage, des cuisiniers, des maçons et des serveurs qui se sont installés là parce qu’ils sont proches de leur lieu de travail. Cette réalité sociale se retrouve sur toutes les plages de la région. » Ici, dit-elle, « nous avons des hôtels à 3000 reais [546 euros] la nuit et ces gens n’ont pas d’installations sanitaires de base ».

Dans un article publié dans Outras Palavras, Celso Santos Carvalho, docteur en génie civil de l’Université de São Paulo (USP), déclare : « Avec la construction de la BR 101, les communautés de Caiçara ont été violemment expulsées et les plages ont été occupées par des parcelles clôturées (développement urbain illégal à l’époque) pour la construction de maisons d’été destinées à la population à très hauts revenus. » Et il ajoute : « La population pauvre, qu’il s’agisse des anciens caiçaras ou de ceux qui sont venus travailler pour les constructions, a dû occuper le pied des collines, une zone exposée aux glissements de terrain. »

L’architecte et urbaniste uruguayenne Alejandra Bruschi, doctorante à l’Institut d’architecture et d’urbanisme de l’USP (IAU-USP), a déclaré à Brecha : « L’irrégularité [d’implantation] n’est pas l’apanage des pauvres. Les riches ne sont jamais contrôlés, les zones dans lesquelles ils vivent ne sont pas vérifiées. Ils achètent, négocient et spéculent avec les personnes qui vivent là, qui ne disposent pas des moyens pour rester dans cette zone et finissent par aller dans d’autres endroits, occupant les places qu’ils peuvent, exposés à ce type d’accidents. Et elle précise : « Les riches peuvent occuper des espaces qui ne sont pas à risque ou, même s’ils sont dans une zone à risque, ils disposent des moyens économiques pour construire un bâtiment qui ne souffrira pas autant des intempéries. Le travailleur choisit un endroit, ramasse ce qu’il peut et construit, sans structures adéquates. Il construit la petite maison que nous connaissons dans n’importe quelle banlieue et il lui reste des « surplus » de terrain. »

C’est pourquoi, affirme Alejandra Bruschi, « on parle tant aujourd’hui de racisme environnemental et de justice environnementale, parce que lorsqu’il y a des catastrophes dites naturelles, les gens qui souffrent le plus sont les plus pauvres, la population noire : ceux qui sont au bas de la pyramide ».

Négligence

« C’était une tragédie annoncée », déclare Alejandra Bruschi. Les articles de presse de la semaine dernière en témoignent. En dix ans, le gouvernement de la municipalité de São Sebastião a reçu au moins quatre notifications soulignant les risques. Parmi elles, une étude réalisée en 2020 par le ministère public de São Paulo, qui, après avoir analysé la région de Vila do Sahy, a conclu que le terrain était propice à une « véritable tragédie annoncée ».

Selon le journal O Estado de São Paulo, la municipalité de São Sebastião a accumulé 37 procédures judiciaires au cours des trois dernières années pour régulariser, fournir des services de base et réduire les occupations dans les zones à risque. Selon les décisions obtenues par ce quotidien, les juges concluent à une « négligence historique » de la part du gouvernement municipal.

La municipalité prétend qu’elle n’a pas reçu de finacement pour la prévention des catastrophes naturelles depuis 2013. Selon G1 [portail de Globo] de mardi, la mairie n’a pas fait usage des ressources destinées à la régularisation des terrains et des biens immobiliers depuis 2019.

Dans le même rapport, G1 indique qu’en janvier de l’année dernière, la société de logement et de développement urbain du gouvernement de l’Etat de São Paulo avait terminé l’analyse d’un projet de réorganisation urbaine à Vila Sahy, avec une proposition de construction de 162 unités de logement. Mais le projet n’a pas avancé et la municipalité n’a pas répondu après l’avoir reçue. Le maire a déclaré dans un entretien avec UOL que le projet n’avait pas avancé parce que les riches résidents de la région ne voulaient pas que des logements à loyer modéré soient construits près de leurs condominiums [clôturés].

Les négligences remontent à loin, mais elles se sont également produites quelques jours avant la catastrophe. Le Centre national de surveillance et d’alerte en matière de catastrophes naturelles affirme avoir averti le gouvernement de l’Etat de São Paulo, l’exécutif de São Sebastião ainsi que la défense civile deux jours plus tôt du risque de catastrophe dans la ville en raison de fortes pluies. L’alerte émise citait la région de Vila do Sahy comme une priorité. Ils ont même prévenu que les pluies les plus fortes se produiraient aux premières heures du samedi matin. La journaliste Maria Teresa Cruz déclare : « La pluie n’est pas une nouveauté dans cette région, mais São Sebastião n’a pas de plan d’urgence pour ce type de situation. Dans la pratique, il n’y a pas de protocoles, de sirènes, d’avertissements ou d’alertes indiquant que telle ou telle pluie peut provoquer des glissements de terrain et les gens ne sont pas informés qu’ils doivent se rendre à tel ou tel endroit. Cela n’existe pas et devrait exister. Personne ne devrait mourir à cause d’inondations ou d’éboulements. »

Pour Alejandra Bruschi, c’est le plus urgent, tandis que des plans sont élaborés et mis en œuvre pour résoudre le problème de fond : « Un palliatif est que la protection civile fonctionne, que les alertes fonctionnent ; la population doit bénéficier d’une assistance et d’une formation pour faire face à ces alarmes, pour comprendre la gravité de la situation et pour savoir quand sortir. Mais elle doit aussi savoir où aller. Il s’agit d’une assistance immédiate, tandis que s’élaborent des projets à long terme. »

Solutions

Le cas de la côte nord de São Paulo n’est pas isolé. Il s’inscrit dans une série de catastrophes naturelles survenues au cours de l’histoire récente. En février 2022, de fortes pluies ont dévasté la ville montagneuse de Petrópolis à Rio de Janeiro, tuant 241 personnes. Un mois plus tôt, à Franco da Rocha, une ville de la région métropolitaine de São Paulo, un glissement de terrain a tué 18 personnes. Dans la région méridionale de Bahia, des inondations massives ont dévasté de vastes zones, tuant 20 personnes et en affectant près d’un demi-million à la fin de l’année 2021.

A l’époque, le désormais ex-président Jair Bolsonaro était en vacances pour le Nouvel An à Santa Catarina. Après avoir fait du jet ski, interrogé par des partisans, il a déclaré : « J’espère que je n’aurai pas à rentrer plus tôt. » Il a été vivement critiqué et il y déclaré que l’opposition faisait de la politique avec cette tragédie et qu’il n’était pas nécessaire de survoler la zone.

La position de l’actuel président, Luiz Inácio Lula da Silva, a été différente. Il a interrompu les vacances du carnaval, qu’il passait à Bahia, pour se rendre dans les régions sinistrées le lundi 20 février. Après avoir survolé la zone, il a rencontré le gouverneur de l’Etat de São Paulo, le pro-Bolsonaro Tarcísio de Freitas. Lors d’une conférence de presse au ton apaisé, ils ont parlé d’unité, de travail en commun et de dépassement des différences idéologiques pour restaurer le littoral dévasté et donner au pays le signal que l’élection est terminée.

Le gouvernement fédéral a annoncé le déblocage de ressources pour venir en aide aux personnes et aux régions touchées. Il a déclaré que les personnes ayant perdu leur maison dans la tempête bénéficieraient d’un accès prioritaire au programme de logement Minha Casa, Minha Vida [Ma Maison, Ma Vie], qui à son tour donnera la priorité à la construction de maisons dans les municipalités touchées. Lors d’une visite ultérieure dans la région, le vice-président, Geraldo Alckmin, a décrit le programme comme un moyen de prévenir les catastrophes futures : « La première chose est la prévention, et pour cela nous avons besoin de programmes de logement, les gens ont besoin d’endroits sûrs pour vivre, et nous allons conjuguer les efforts des municipalités, des Etats et du gouvernement fédéral dans ce sens. »

Pour Alejandra Bruschi, le programme Minha Casa, Minha Vida est essentiel pour résoudre ce problème : « Il faut un vaste projet de construction de logements et donner la priorité aux personnes vivant dans les zones à risque. » Elle souligne toutefois certains problèmes : « On ne peut pas prendre les gens là où ils sont et les emmener à 30 kilomètres de leur lieu de travail, dans une région qui ne dispose d’aucune infrastructure de transport ou de mobilité. Et cela fait apparaître un autre problème : les riches locaux ne veulent pas que des logements sociaux soient construits sur leur territoire. » Les solutions ne semblent pas immédiates : « Du point de vue de l’urbanisme, il n’y a pas de solution à court terme. Il faut une planification approfondie et la construction d’infrastructures. Cela ne se fait pas si rapidement, un tel programme prend des années. Chaque fois qu’il y a urbanisation et déplacement de population, il est nécessaire de discuter de la manière de maintenir le tissu social et les liens communautaires. Il ne s’agit pas seulement de construire des maisons et c’est tout. »

Les zones à risque sont un problème qui se retrouve dans tout le pays. Le gouvernement de Lula a annoncé qu’un inventaire cartographique de la défense civile avait permis d’identifier environ 14 000 zones à risque, où vivent plus de 4 millions de personnes. Une bombe à retardement que les autorités devront courir désamorcer si elles veulent éviter de nouvelles tragédies annoncées, des catastrophes imminentes disséminées sur le vaste territoire brésilien. (Article publié par l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 3 mars 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)

*****
« Le fleuve d’argent qui a enseveli São Sebastião »

Par Celso Santos Carvalho

En résumé : nous savons que les pluies torrentielles sont de plus en plus fréquentes ; nous sommes en mesure de prédire l’intensité, le lieu et même le moment où elles se produiront ; nous connaissons les endroits les plus à risque ; nous savons quels travaux devraient être effectués pour protéger la population vivant dans ces zones ; nous connaissons les endroits sûrs, où la population serait protégée ; nous disposons de ressources financières pour construire de nouveaux lotissements sûrs (comme le programme Minha Casa, Minha Vida, récemment relancé). Nous avons des lois qui permettraient le développement de politiques foncières inclusives garantissant des territoires sans danger pour la population à faible revenu. Cependant, rien n’a été fait pour protéger la population de la ville São Sebastião.

A une époque de graves bouleversements sociaux, la reconnaissance de l’incapacité de nos villes à garantir la sécurité de la population provoque un malaise. Et bientôt surgissent des projets miraculeux et préjudiciables, comme l’élimination de toutes les zones à risque (avec des millions de familles pauvres y habitant) et le remplacement des habitations par des « forêts urbaines ». Il s’agit de propositions irréalistes qui ne servent qu’à empêcher toute action efficace et à criminaliser les plus grandes victimes, les habitant·e·s de ces territoires populaires.

Il ne faut pas oublier que la municipalité est la principale responsable de la politique urbaine et qu’il faut donc commencer à réfléchir sur ce qui a été fait dans chaque ville et préparer la bataille politique pour les prochaines élections municipales. Le gouvernement fédéral peut et a les moyens pour conduire un programme d’ensemble de prévention des catastrophes.

Le nouveau cadre climatique exige une adaptation complète de nos villes pour faire face aux catastrophes liées aux fortes précipitations. Il est nécessaire d’investir dans des travaux de prévention dans les périphéries urbaines – et pas seulement dans les quartiers les plus prisés –, de développer de nouveaux projets et modèles pour les travaux de drainage et de gestion des eaux pluviales, de doter d’infrastructures urbaines les périphéries, de mettre en œuvre une politique foncière qui permette l’accès de tous aux terrains urbanisés, de fournir des logements adéquats pour tous.

Toutes ces tâches sont, selon la Constitution, de la responsabilité des municipalités. Mais, dans l’effort actuel de reconstruction nationale, le gouvernement fédéral peut agir et seule l’entité fédérale est capable de mener une refonte profonde de la politique urbaine en vue d’améliorer notre capacité de protection et de défense civile. (Extraits d’Outras Palavras reproduits dans Brecha ; traduction rédaction A l’Encontre)

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