Introduction générale
Si par la Révolution de 1804, l’État haïtien est né sur les ruines de la colonie de Saint-Domingue, mettant ainsi fin au système d’exploitation implanté depuis la fin du 15e siècle. Il faut dire que les acquis de la révolution seront vite accaparés par une élite militaro-politique, trahissant ainsi l’idéal de la révolution « Tout moun se moun » (Péan 2009). La colonie de Saint-Domingue fut rongée par de profondes crises structurelles dont les tentacules allèrent hanter le nouvel État indépendant, alors on pourrait affirmer sans ambages qu’Haïti a pris naissance sur fond de crise.
Lorsqu’on étudie l’histoire socio-politique d’Haïti, on a l’impression que l’histoire se reproduit. Ce qui n’est évidemment pas le cas, l’histoire ne se reproduit pas, c’est toujours un phénomène, un évènement nouveau qu’on a sous les yeux, cette impression est due au fait qu’on est devant les manifestations d’un système politique qui se reproduit, se régénère pour perdurer dans le temps. La notion de crise devient depuis un certain temps un concept récurrent dans les travaux en Sciences sociales. Ici en Haïti, il y a une littérature assez vaste sur la crise haïtienne.
Dans toute cette littérature, il y a ce qui pourrait être considéré comme une crise de l’interprétation de la crise. Il faut dire que l’appréhension de la crise ne fait pas l’unanimité chez ces auteurs qui sont d’horizons disciplinaires variés. Depuis un certain temps, dans les sphères politiques, médiatiques et académiques le concept de « crise » est au cœur des principales discussions, il est si souvent présent que lorsqu’on l’évoque on ne sait plus de quoi parle-t-on. Peu importe si on appréhende la crise en terme de rupture ou de confrontation entre l’ancien et le nouveau, l’« état de crise » présuppose un état antérieur de stabilité, de fonctionnement de la structure sociale et politique. C’est qu’il y a une rupture entre ce qui est et ce qui devrait être en terme de normativité.
Dans la science politique, il y a cette tradition à penser en terme de normativité. De cette considération, pour répondre à la question « qu’est-ce qu’une crise ? », il faut esquisser une tentative de définition de la politique puisque dans une large mesure tout constat d’une crise passe par une rupture ou une disparité entre ce qui se fait et une certaine finalité de la politique. Je préfère cette conception de la politique comme « gestion de conflit ». Les différentes catégories sociales n’ont pas les mêmes intérêts, très peu importe les convictions politiques, que l’on soit de droite ou de gauche puisqu’on est en communauté, déjà le mot dit beaucoup, faire communauté c’est mettre en commun. On est obligé à discuter, contrairement à ce que pense Jürgen Habermas, la politique repose sur le dissensus comme l’a avancé J. Rancière. Il faut discuter sur l’avenir de la polis, sur la distribution des ressources. Le rapport de tension entre les classes doit passer principalement par le canal politique. Il y a crise lorsque la politique ne permet pas la cohabitation des catégories sociales opposées, et que l’ordre dominant est inégalitaire et structuré par la violence. Incapable de proposer un projet de société où des individus ne seraient pas des êtres non sujet de droit dans l’effectivité, vidés de leur dignité, incapables de se réaliser. De cette considération, dans le cadre de cette analyse nous retiendrons la définition de la crise proposée par le philosophe Dorismond pour qui c’est « La difficile ascension à un régime de rationalité politique susceptible de procéder à une juste redistribution du bien commun, et à la réalisation de soi et de chacun des Haïtiens » (2020). Maintenant, il est tout à fait légitime de se demander ; Comment parler de la crise tout en étant au cœur de celle-ci sans tomber dans une impasse ?
C’est une question presqu’aussi épineuse que la crise elle-même. Si dans le cas haïtien, la crise fait corps avec le système politique, alors quels sont ses fondements, comment la saisir dans son déploiement ? Et comment elle a pu traverser des siècles ? Dans les lignes qui suivent, il sera question de tenter d’apporter un élément de réponse à ces principales interrogations. Pour ce faire, nous nous référons à l’analyse de l’historien Michel Hector qui a su identifié trois (3) principales aspirations des contestations populaires qui a traversé le système politique haïtien, allant de la période de la chute du gouvernement de Boyer en 1843 à la chute de la dictature des Duvalier en 1986. À partir de cette identification, dans un premier temps nous allons tenter de saisir les fondements de la crise dans son déploiement sur la société haïtienne, et dans un deuxième mouvement de comprendre comment le système se régénère c’est-à-dire comment il a pu rester debout malgré les diverses vagues de contestation dont il fait l’objet durant deux siècles environ.
1er janvier 1804 : invention d’un État colonial dans une post-colonie
Au tout début du XIXe siècle, un évènement extraordinaire s’est produit dans les Amériques. Un groupe d’esclavagisés ont conduit une révolte contre leurs maitres, la seule révolte d’esclaves victorieuse de toute l’histoire de l’humanité. Par cet acte, les insurgés ont non seulement mis fin au système esclavagiste instauré depuis plusieurs siècles, mais aussi opéré une rupture dans l’imaginaire ou la pensée coloniale. C’était pour l’époque quelque d’inconcevable (Trouillot 1995 & Hurbon 2009). Ainsi, Haïti fait son entrée sur la scène politique internationale, devenant le premier État indépendant de l’Amérique latine.
Il faut dire que cet acte n’est pas resté sans conséquence, dans un monde où le racisme et l’esclavagisme définissent les relations internationales, Haïti était aux yeux des puissances esclavagistes le chien rageux à noyer pour préserver l’ordre des choses. Elle se trouvait enfermée dans un carcan, il existait certes des relations commerciales entre Haïti et les États-Unis d’Amérique, mais en raisons des diverses restrictions imposées, le pays ne pouvait pleinement profiter de ses exportations. Cette politique créait selon Etienne « sur le plan externe, un contexte d’isolement et d’hostilité qui ne facilitaient pas son insertion dans le système d’États concurrentiel, tout en structurant des rapports d’un genre nouveau entre le jeune État et le système capitaliste en expansion ». De cette dynamique découle en partie l’incapacité de l’État haïtien à prendre part dans la révolution industrielle au XIXe siècle.
Dès sa naissance, l’État haïtien est traversé par une contradiction fondamentale. Il a pris naissance contre la dynamique de l’Occident d’alors dans une certaine mesure, surtout colonialiste et esclavagiste, mais dans sa quête de reconnaissance, ou encore dans l’« Intérêt » des acteurs dominants au sens dorismondien du terme, pour se montrer capable de civilisation aux yeux du monde, les valeurs occidentales ont été présentées et considérées par les élites comme critère de référence. Dans le dispositif colonial, il y a ce discours à considérer comme supérieur tout ce qui ne vient pas des cultures africaines et autochtones et comme supérieur ce qui vient de l’Occident, langue, religion, science. Alors, le fait de lutter pour se rapprocher de la blanchitude, de la civilisation de l’Occident, ne fait que nourrir le système. La condition d’infériorité est une production de la civilisation à laquelle les ex-colonisés veulent accéder à tout prix, c’est un cercle vicieux, une forme de labyrinthe. Selon l’historien Victor « cette double réalité détermine la structure et l’organisation sociales de façon si importante que les nouvelles classes dirigeantes trouvent tout à fait naturel de reproduire l’économie des plantations – malgré le rejet de celle-ci par la grande masse des anciens esclaves – et d’élaborer un cadre juridique qui renforce l’exclusion des nouveaux libres ». On peut voir dans les comportements des premiers dirigeants des politiques ou des actes qui s’apparentent aux agissements de l’État colonial français.
Il ne s’agit point de faire ici un procès d’histoire aux premiers dirigeants haïtiens, mais il est une évidence que pour comprendre le caractère hostile de l’État haïtien dans ses articulations avec les masses il faudrait remonter à sa genèse. Certains historiens, c’est le cas de Délide (2017), pensent qu’il faut partir de la Constitution 1801 de T. Louverture, parce que cette constitution sera considérée comme un modèle à suivre, certains des articles seront repris dans les nouvelles constitutions à venir. Pour Bernard Hadjadj « Haïti a été mis sur les fonds baptismaux par Toussaint Louverture, avec la conquête de la liberté mais également avec la reproduction d’un système bafouant la dignité des hommes ». Puisqu’on ne peut étudier les politiques, les décisions des pères fondateurs dans leur exhaustivité, on s’appuiera sur les faits, parmi les plus importants.
Comme l’a écrit l’historien Claude Moise (2009, 41),
« Haïti est née de Saint-Domingue. Saint-Domingue est l’aboutissement d’un modèle colonial fortement structuré par les facteurs clés que sont la traite négrière, l’esclavage, les grandes plantations, le système de l’Exclusif et la domination des colons blancs. L’architecture de cette société n’est pas simple ».
Cette dynamique de la société esclavagiste saint-domingoise allait influer profondément la société haïtienne indépendante. Dans les années antérieures à 1789, l’économie saint-domingoise était à son apogée. « En 1776, la colonie de Saint-Domingue produisait à elle seule pour le compte de la métropole française plus de richesse que toute l’Amérique espagnole (Castor 1998, 12) ». Lorsque le 29 juillet 1793, grâce à aux luttes des esclaves, la pression des planteurs français sur les représentants de la métropole, l’isolement des autorités coloniales entre autres, Sonthonax déclara l’abolition générale de l’esclavage (Castor 1998). Une question de taille allait se poser, celle de la main-d’œuvre pour la substitution de la masse esclave. Toussait, à travers sa politique agraire tentera de répondre à cette question. Avec l’article 14 de la Constitution de 1801 stipulant que « la colonie étant essentiellement agricole, ne peut souffrir la moindre interruption dans les travaux de ses cultures » et son invitation aux colon-propriétaires qui fuyaient les mouvements révolutionnaires à retourner dans la colonie, c’est la volonté manifeste que le Gouverneur général voulait faire de Saint-Domingue la plus prospère des colonies. Mais à quel prix ? À ce sujet, Dorismond commente (2020, 228) « en vue d’alimenter la colonie en mains d’œuvre, la Traite continue, et le gouverneur général Toussait Louverture ne manquait de recevoir des esclaves pour les colons ». S’il est soutenu que Toussaint n’a pas utilisé le modèle de constitution présenté par Hamilton, il faut dire certains points de vue exprimés à travers le texte constitutionnel a été repris dans la Constitution de 1801, c’est le cas d’un chef héréditaire (Pean 2009, 57). Alors que la population de Saint-Domingue était constituée pour la plupart de Noirs, il faut souligner que cette catégorie était le grand absent parmi les constituants. La constitution autocratique de Toussaint Louverture fut élaborée par 7 Blancs et 3 mulâtres. Cette situation n’est pas l’unique forme d’exclusion socio-politique, elle se reproduira un peu plus tard, soit en 1804, il ne figurait aucun bossale parmi les 37 signataires de l’acte de l’indépendance (Madiou 1989, 150). Si Dalencour (1983) avance que la trajectoire absolutiste de l’État haïtien conduit droit à Toussaint Louverture, il faut dire qu’il n’y pas que son emprunte dans la formation socio-politique de la nation haïtienne.
L’administration de Dessalines, certes très brève, a laissé un héritage pas moins conséquent que son prédécesseur Toussaint Louverture. En 1804, un État particulier a pris naissance, il prendra tour à tour la forme impériale, royale et républicaine. Si l’on s’interroge sur les articulations de l’État haïtien avec la société, il y a lieu de nous poser cette question ; quelle a été la base sur laquelle reposait le pouvoir en 1804, c’est-à-dire quelle était sa source de légitimité ? Selon nous, l’hypothèse la plus plausible serait les premiers chefs d’État haïtiens tiraient la légitimité de leur pouvoir de leur faits d’armes. Dessalines comme tant d’autres généraux ont fait leur preuve durant la guerre de l’indépendance, il est vrai qu’il a été « le boucher des Noirs », précisément des bossales pour reprendre les mots de Leclerc dans une lettre adressée à Napoléon lorsqu’il a été sous ses ordres. Mais, grâce à diverses stratégies il s’est construit comme leader légitime de la nouvelle nation, ainsi il sera déclaré empereur par ses généraux. Encore, il faut dire que la peur d’un éventuel retour des Français qui exigeait la construction de nombreux forts miliaires ont contribué dans la formation et la construction de l’État haïtien comme un État militarisé, qui doit avoir à sa tête un militaire pour protéger la nation. Alors, il n’est pas étonnant que tous les chefs d’État haïtiens de 1804 à 1859 sont des militaires et ils ont participé à la guerre de l’indépendance.
Il est vrai que Dessalines a hérité d’un État militarisé, mais à travers certaines décisions prise ou politiques mises en place, il a renforcé l’aspect autoritaire de l’État. Concernant l’organisation du pouvoir politique dans le nouvel État, le général Charéron a proposé le modèle républicain pour la séparation, la limitation du pouvoir avec un président élu pour quatre ans comme c’était le cas aux États-Unis d’Amérique. Mais sa proposition a été vite rejetée par les généraux de Dessalines au profit de celle de B. Tonnerre. Leslie Péan (2009, 84) commente en ces termes « l’adoption de la voie proposée par Boisrond Tonnerre au lieu de celle de Charéron dit long sur l’optique absolutiste des dirigeants du nouvel État ».
Le défi d’institutionnalisation au lendemain de 1804
Malgré la volonté des Haïtiens de finir avec le passé colonial esclavagiste, il faut dire que l’histoire de la société haïtienne serait incompréhensible si nous ne tenons pas en compte son ancrage dans l’expérience coloniale de Saint-Domingue (Dorismond 2020, 109). Lorsqu’on évoque la problématique de l’institutionnalisation du pays, il faudrait remonter aux bases historiques de l’État haïtien pour mieux cerner les contours de cette problématique.
La problématique de l’institutionnalisation demeure aujourd’hui après plus de deux cent ans une question récurrente dans la société haïtienne. L’occupation américaine (1915-1934) et la dictature des Duvalier ont joué un rôle non négligeable dans l’affaiblissement des institutions haïtiennes, mais les racines du mal remontent à bien plus longtemps, à la période coloniale. Si la colonisation avant même d’être une vision du monde est une institution, il faut dire qu’Haïti n’a pas pris naissance contre cette institution. L’a-institution à la colonisation n’a pas été réalisée. Après 1804, l’élite politique surtout n’arrivait pas à instituer de nouvelles structures républicaines pour le jeune État. Elle préférait se replonger dans la bibliothèque coloniale pour redonner à des institutions coloniales contre lesquelles la révolution a été faite, de là se crée une première cassure entre la société politique et la société civile. La division territoriale en arrondissement reprend la division géographique du temps de la colonie, cette démarche opère une seconde cassure, cette fois-ci au sein de l’État même comme institution centrale.
Du point de vue qualitatif, il y a lieu de préciser qu’il existe une nette différence entre la colonisation française sur la partie occidentale de l’ile et celle espagnole de la partie orientale (Sauveur 2007). Tandis qu’à un moment où l’or n’était plus à portée de main, les espagnoles fuyaient la partie orientale pour la grande terre, particulièrement l’Amérique du sud, et le peu qui y restaient pratiquaient l’élevage, établissant ainsi une colonie de peuplement, les français de leur côté s’adonnaient à la culture de la canne-a-sucre, de l’indigo, du tabac, une nouvelle source de richesse. Saint-Domingue était à leurs yeux un lieu de transit, une fois qu’ils font fortune qu’ils quittent et partent pour la Métropole, confiant la gestion de leur habitation à un gérant, quand elle n’est pas vendue. Il n’y avait aucun souci d’investissement à long terme en matière d’infrastructure sinon que pour la production de richesse. Ainsi, après sa proclamation d’indépendance, Haïti se retrouve sans un véritable système éducatif par exemple, contrairement à la République Dominicaine qui a hérite de la plus ancienne université des Amérique, contribuant à former une élite nationale participant dans le renforcement et la mise en place des institutions au pays.
Le gouvernement français, écrit M. Villaret, a reconnu que la nécessité d’étendre et de généraliser l’instruction – convenable sans doute à un peuple libre – est incompatible avec l’existence de nos colonies qui reposent sur l’esclavage et la distinction de couleur… Ce serait donc imprudence bien dangereuse de tolérer des écoles pour les nègres et les gens de couleur.
L’attitude des pères fondateurs est aussi à signaler dans la difficulté à instituer dans le pays. Le projet d’État de Dessalines à travers sa constitution de 1805, celui de Pétion avec la constitution de 1806 et Christophe 1811 ont tous repris un article de la constitution de 1801 stipulant qu’ils se réservent le droit de désigner leur successeur, la captation de l’Etat.
Élites contre masse : le long dépérissement de la société haïtienne
Partant du postulat que la France a échoué dans la fabrication du nègre colonial, c’est par la force de ses armées et à sa bonne fortune qu’elle a pu tenir et administrer durant près de deux siècles la colonie de Saint-Domingue, ces deux éléments constituent la source du pouvoir de l’État métropolitain. Le pouvoir politique de l’État haïtien avait le même fondement que son prédécesseur français. Ce qui est fondamental dans cette dynamique, une seule institution a fait la transition entre la colonie et l’État indépendant ; l’armée (Casimir 2006). Et ce sont pour la plupart des militaires qui formeront l’élite politique dans le nouvel État. Si la masse d’anciens esclaves a gagné avec la proclamation d’indépendance, il faut dire qu’une minorité a perdu et elle fera tout pour compenser ses pertes. Ainsi « la société esclavagiste périt pour céder la place à de nouvelles formes de domination et d’exploitation » (Pean 2009, 48).
Si vers les années 90 l’école anthropologique américaine parle de la bourgeoisie haïtienne comme une élite moralement répugnante (morally repugnat elite), il faut dire que c’est un juste constat. Les élites haïtiennes n’ont pas su proposer un projet de société viable où les Haïtiens pourraient vivre en toute dignité après plus de deux siècles d’indépendance. Au sein du champ politique haïtien, le pouvoir est vu comme un grand gâteau à partager avec ses amis, le bien-être commun n’existe pas.
Le système politique haïtien : lieu de négation de la vie
Dans un célèbre ouvrage intitulé Haïti : State against Nation, l’anthropologue Michel-Rolph (1990) tente d’analyser les articulations de l’État haïtien en rapport avec la société, il conclut que l’État s’est institué contre la nation. Dès 1804, il existe un rapport de violence par excellence entre les tenants de l’État qui forment la nouvelle élite, et les masses. Ce rapport de domination dépasse le « Biopouvoir » de Michel Foucault comme gouvernementalité, un délaissement du territoire comme lieu de déploiement du pouvoir politique au profit du corps et de la vie. Le corps et l’individu qui tiennent lieu de déploiement du pouvoir politique font l’objet de protection, de contrôle et de préservation selon la logique de la biopolitique, d’où l’émergence de la démographie comme science pour le contrôle de la population, la mise en place des politiques sanitaires et la naissance des institutions comme la prison (Foucault 1976). Il s’apparente plutôt à la « Nécropolitique » d’Achille M’bembe comme droit de faire vivre ou de laisser mourir.
« M’bembe a proposé le concept de nécropolitique pour parler des mécanismes de domination et de pouvoir qui dictent qui peut vivre et qui doit mourir dans nos sociétés. Il permet de penser les inégalités structurelles de notre monde contemporain qui, de toute évidence, assignent certains à des death-worlds dans lesquels leur existence est non seulement dévalorisée, privée de pouvoir, mais désubjectivée, et dont la vie n’a pas vraiment de valeur. Ces groupes peuvent mourir, en fait ils sont comme « des vivants déjà morts » (Mbembe 2003 cite par ; Medico et Wallach 2020).
Nous entendons par « négation de la vie », cette volonté réfléchie de banaliser la vie d’autrui. De penser son propre existence par l’inexistence de l’autre, de le tenir à l’écart, dans un état critique afin de l’empêcher à déployer son énergie, son savoir-faire, sa capabilité jusqu’à ce que mort s’ensuive. Cette mort, elle peut être physique comme dans la plupart des cas, sociale ou politique.
Dans Qu’est-ce que la politique ? (1995) la philosophe Hannah Arendt envisage la pluralité humaine comme essence de la politique, et la liberté comme son sens. Il faut signaler que le système politique haïtien s’inscrit dans une large mesure en dehors de cette considération. La mise à mort de l’africain Félix Darfour le 02 septembre 1822 pour avoir critiqué la gestion du pays par le gouvernement de Boyer dit long sur le caractère intolérant de l’État haïtien (Pean 2009, 259).
Le philosophe Edelyn Dorismond, dans un article ayant pour titre Qu’est-ce qu’une vie humaine en Haïti ? Nous livre une analyse profonde et éclaireuse sur la question, il observe une certaine démarcation de Michel Foucault notamment de son concept « biopolitique », parce que selon lui, la biopolitique ne prend pas en considération l’expérience esclavagiste de la société « où s’est mise en place une politique de la vie comme production de la mort à petit feu ou comme métamorphose de l’humain en bête de somme en ‘‘bien meuble’’ fondé juridiquement dans le Code noir. Il soutient que ce dispositif préexistait dans la société coloniale, et il deviendra le cadre anthropologique de la politique haïtienne, qu’il appelle la politique de la survie. C’est « le choix d’exposer la vie à la mort lente, à la vie négligée qui se meurt du fait de son insignifiance ».
Avec l’élaboration de son concept de « zoopolitique », Dorismond nous a offert de nouveaux outils conceptuels pour mieux traiter l’objet
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La zoopolitique « n’a pas la vie bonne comme finalité ; dans ce cas elle se passe bien de l’éthique. Ce qu’elle vise c’est le ravalement de la vie humaine, individuelle ou collective, à sa forme animalisante et au projet de l’épuiser jusqu’à ce que mort s’ensuive ou l’immoler aux projets de toute puissance du chef-dictateur ». La politique haïtienne est une zoopolitique qui, dans une perspective téléologique ne conçoit pas la vie bonne.
Il y a toute une tradition philosophique qui pose la vie au cœur de la politique, il n’est pas moins important de préciser que dans l’imaginaire des élites haïtiennes, la vie n’est point appréhendée comme fin mais plutôt comme moyen. Moyen mobilisable pour parvenir à une fin. Cette vision a pris toute sa forme durant le fameux mouvement dénommé « Peyi lock ». Ce n’est pas de la politique, ou c’est une politique de la mort. Alors, il est tout à fait légitime de nous poser cette question ; Comment prétendre lutter au nom du bien-être de la communauté, tout en mettant en péril la survie de cette communauté ?
Si le « peyi lock » a fait l’objet d’une timide théorisation dans quelques travaux de sciences sociales haïtiennes, le présentant comme une forme inédite de mobilisation populaire. Il y a lieu de faire une archéologie de cette forme de contestation politique. Différentes hypothèses pourraient être avancées. Si c’était réellement une mobilisation populaire, on dirait qu’on a été témoins d’une nouvelle forme de lutte. Non pas parce qu’elle a provoqué le blocage systématique de tout le pays, mais parce qu’elle concerne la survie de toute la communauté. Car ce n’est point ordinaire dans les luttes sociales de voir les catégories dominées mettre leur survie en périls, ce qui est plus plausible à l’échelle individuelle, avec les grèves de faim par exemple. Peut-être le mouvement a été récupéré.
Le mouvement « peyi lock » a servi de monnaie d’échange dans les jeux de pouvoir entre le régime en place et l’opposition. En instaurant le « peyi lock », les élites politiques ont plongé le pays dans un état d’exception, où le droit est suspendu, un véritable état de nature en vue d’exiger la démission du président. Il ne s’agit surtout pas de remettre en question une telle demande, mais plutôt le dispositif mise en place. En quoi c’est différent du terrorisme politique ?
C’est-à-dire une forme de gouvernement par la terreur, l’emploie systématique de la violence dans la poursuite d’une fin politique tout en prenant pour cible la population ? Les gens sont barricadés chez eux sans eau, ni nourriture, les malades dans les hôpitaux sans médicament ni soin. Des bébés prématurés mourraient à cause de l’oxygène qui manquait dans les maternités. Les ambulances ne circulent pas, des femmes sur le point d’accoucher meurent avec leur bébé, c’est le même cas pour des personnes diabétiques qui n’ont pu se rendre à l’hôpital, les « madan sara » violées et rançonnées. Voilà ce qu’on ne dit pas du mouvement « peyi lock ». Une banalisation flagrante de la vie humaine, où la vie est un simple instrument, un moyen pour parvenir à une fin politique.
L’aliénation politique » comme pathologie de la démocratie libérale
Traditionnellement, dans la Science politique « l’aliénation politique » est comprise comme un rejet, un éloignement voire une certaine apathie contre le champ politique. Ce n’est point cette conception qui nous intéresse ici, mais plutôt celle considérant le sujet politique aliéné comme étranger à lui-même, dépolitisé et par conséquent qui est obligé de s’en remettre à un autre. Le discours dominant, c’est-à-dire le libéralisme, dans sa tentative d’explication de ce rejet et ou cette exclusion l’attribue à l’expression d’un droit, celui de ne pas voter. Cependant, les données empiriques ont démontré toute la complexité de la question. Depuis son émergence à la fin du 18e siècle, il est institué comme l’idéologie dominante, son axe politique a toujours fait de la démocratie son fer de lance. Si la société aristocratique a cédé sa place à la société démocratique, le suffrage censitaire au suffrage universel, il faut dire qu’il reste à démocratiser les moyens d’y parvenir. Comme Bourdieu (2001, 4) l’a écrit « le vote ne deviendra vraiment le suffrage universel qu’il prétend être que lorsqu’on aura universalisé les condition d’accès à l’universel ». Ce système que le politiste Daniel G. (1978) appelle « Cens caché ».
Lorsqu’on pose la question de l’émancipation populaire dans une démocratie représentative, on ne peut laisser de côté la représentation politique. Castoriadis n’a pas hésité à qualifier de « pseudo-démocratie » la démocratie représentative, parce que dit-il « Ce n’est pas une vraie démocratie. […] Personne n’a demandé au peuple sur quoi il veut voter. On lui dit : « Votez pour ou contre Maastricht (Cornelius 1998) ». Aujourd’hui le contrôle du champ politique échappe aux masses populaires qui sont pourtant considérées comme l’acteur principal de l’Histoire par les marxistes. Toutes les opinions ne se valent pas, la politique est devenue une affaire de professionnels. Les agents sociaux qui ont une faible compétence statutaire ou politiquement incompétents s’en remettent aux professionnels qui ont les capitaux nécessaires pour participer au jeu, le recrutement de ces professionnels se fait souvent au sein des classes dominantes.
«
Encore doit-on noter que, faute de mettre en place leur propre système de formation et d’encourager la promotion systématique de responsables issus des groupes sociaux défavorisés, les partis populaires recrutent souvent leur personnel dirigeant parmi les groupes sociaux cultivés. L’exclusion politique des groupes sociaux dominés et le monopole de l’exercice des activités politiques par les catégories dominantes aboutissent alors à ce que les porte-parole des premiers — ou ceux qui se présentent comme leurs porte-parole — se recrutent paradoxalement parmi les membres des secondes (Gaxie 1987, 46) »
Le champ politique est devenu « le monopole des professionnels » pour reprendre un titre de Bourdieu (1981). Le principe d’égalité des conditions si cher à la démocratie est bafoué, les agents sociaux qui maitrisent les codes, comme le langage autorisé, avec un capital culturel élevé, produisent un discours pour et à la place des agents qui en sont démunis. La domination se reproduit, un cercle vicieux que les masses dominées doivent briser. À ce sujet Gaxie écrit :
« Le champ politique favorise ainsi, par sa seule existence, le maintien de la domination politique des catégories dominantes. Au-delà des services matériels et idéologiques que le personnel politique peut rendre aux classes sociales dominantes, l’existence même d’un champ politique est probablement la contribution la plus cachée, donc la plus décisive, apportée à la reproduction de leur domination (1978, 311) ».
Avec la complexité des sociétés modernes, la démocratie représentative est apparemment la forme d’organisation politique la plus adaptée, à laquelle on ne peut se passer. Ce qui n’est pas totalement vrai, la démocratie directe demeure une alternative sérieuse pour garantir une participation plus active des catégories subalternes (Bourdieu 1984 ; 1975). On peut commencer l’expérience au niveau des collectivités territoriales comme c’est le cas dans certains pays en Europe et en Amériques du sud. Faire participer les citoyens dans l’élaboration des budgets pour les communes. Si la démocratie est selon l’une des trois principales revendications qui ont traversé toutes les crises ou mouvements sociaux en Haïti, il faut dire la démocratie telle qu’elle est pratiquée dans les sociétés libérales ne garantit pas tout à fait une émancipation populaire. Elle est récupérée et au service des classes dominantes.
En guise de conclusion
Dans son ouvrage intitulé Crises et mouvements populaires en Haïti, Michel Hector a su identifier certaines caractéristiques qui font la spécificité de la crise de 1986. D’abord c’est l’apparition sur la scène politique nationale d’un nouvel acteur collectif. « Ce nouvel acteur ne veut pas qu’on fasse des discours sur sa situation, qu’on s’apitoie sur son sort et qu’on décide pour lui. Fini le temps des beaux discours sur le peuple avec au fond la conviction que celui-ci n’osera jamais se montrer » (2006, 69). Ensuite c’est l’action en symbiose de la diaspora avec l’acteur collectif national. Ne serait-il pas plus fondé de considérer les mouvements de 1986 comme le prolongement ou encore les tentacules d’une seule et même crise ? Celle réclamant un nouveau contrat social, une juste distribution du bien commun, des revendications pluriséculaires. Au milieu de toutes ces interrogations ce qui est sûr, c’est que la stratégie des classes dominantes pour conserver et renforcer leur position sociale a aussi changé. Hormis les modus operandi classiques comme l’emploie systématique de la violence, l’instauration et l’institution de groupes paramilitaires, les interventions étrangères, certaines méthodes s’avèrent plus subtiles mais pas moins efficaces. Et mieux encore, elles puisent leur légitimité de l’idéologie dominante ; le libéralisme dans son versant économique et politique.
Le « Mythe du citoyen passif » a connu toute sa limite avec la présence du nouvel acteur collectif national sur la scène politique nationale, il a participé au jeu démocratique en votant aux élections de décembre 1990, cependant ses espérances seront vite décimés par un violent coup d’État en septembre 1991 (Hector 2006). L’institutionnalisation des luttes de classe a porté un coup dur aux aspirations populaires, si la plupart le parlement est devenu l’arène des affrontements de catégories sociales, aisées et démunies, il faut dire que les dernières n’ont pas les compétences nécessaires pour lutter à armes égales, le langage autorisé pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu. Le système politique fait des concessions, il accorde des droits sociaux en vue de casser les soulèvements populaires. Par exemple droit à la santé, à l’éducation, mais ces droits accordés seront vite instrumentalisés. La masse a eu ce à quoi il aspirait ; des droits. Mais ces droits ne sont pas effectifs, ce n’était qu’un palliatif. Ils ne seront jamais effectifs tant que la masse n’arrive pas au pouvoir. C’est la grande question de l’Histoire. A part les trois éléments constituant les fondements de la crise haïtienne avances par l’historien Michel Hector, il convient d’ajouter la perte du contrôle du champ politique haïtien par les agents politiques comme l’a soutenu le sociologue Carlyle(2024). La crise s’est métamorphosée.
Guecelyn OTILUS, diplômé en Sciences Politiques à l’Université État d’Haiti, Campus Henry Christophe de Limonade et également du département d’Histoire et de géographie de la Faculté des Sciences de l’Ééducation de l’Université Publique du Nord au Cap-Haitien. Membre du Collectif de Recherche en Sciences Sociales (CRSS).
Références bibliographiques
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Arendt, Hannah. 1995. Qu’est-ce que la politique ? Paris : Editions du Seuil.
Bourdieu, Pierre. 1975. « Le langage autorise » 1 (5‑6) : 183‑90.
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