Édition du 29 avril 2025

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Teuchitlán : Barbarie sociale, disparitions forcées et narcoviolence dans un État « failli »

Le Mexique est une fosse clandestine

La barbarie réapparaît, mais cette fois, elle est engendrée au sein même de la civilisation et en fait partie intégrante. C’est une barbarie lépreuse, la barbarie comme lèpre de la civilisation.
Karl Marx. Les manuscrits économico-philosophiques de 1844

Par Román Munguía Huato | 01/04/2025 | Mexique

L’État ne cherche pas parce que s’il cherchait il se trouverait.
Madre buscadoraMère

La terre ensanglantée ne doit plus être le présent ni l’avenir abominable dominé par le crime organisé et les complices enkystés dans les mauvais gouvernements en place
Les Abejas d’Acteal

Aux pères et mères des disparus et aux Madres buscadoras
À la mémoire de ma nièce Iza Cristina Munguía Gastélum, disparue

De Ayotzinapa à Teuchitlán : deux horreurs du Mexique barbare

Du 26 septembre 2014 au 5 mars 2025, dix ans et six mois se sont écoulés, mais comme si le laps de temps n’avait pas eu lieu, comme si le terrible premier acte criminel n’avait subi qu’un changement de lieu par rapport au second événement terrifiant. De l’État de Guerrero à celui de Jalisco, la tragédie s’est étendue à de nombreuses autres entités fédérales du pays. Ce qui s’est passé à Teuchitlán est une prolongation fatale du premier massacre, chacun ayant ses propres caractéristiques, mais similaires car les victimes étaient jeunes. Teuchitlán est la partie émergée de l’iceberg de la barbarie nationale. Dans chacune des milliers de fosses clandestines ou narcofosas, on retrouve la manifestation d’une profonde décomposition sociale, d’une insécurité citoyenne absolue, de la putréfaction d’un système politique corrompu jusqu’à la moelle par ses liens avec les puissants cartels mafieux qui aboutissent une hyperviolence sociale.

L’ombre de La Noche de Iguala1, (durant laquelle 43 étudiants de l’École Normale Rurale d’Ayotzinapa ont disparu, kidnappés soit par des tueurs à gages, par la police municipale ou par l’armée) a étendu son sinistre manteau de ténèbres sur la ferme Izaguirre de la municipalité de Teuchitlán, dans l’État de Jalisco. Deux lieux dans le même cercle de l’enfer de Dante.
Le 20 septembre 2024, des éléments de la Garde nationale (GN), en coordination avec l’armée mexicaine, ont occupé une base arrière d’un réseau criminel : le Rancho Izaguirre. Selon la GN, dix auteurs présumés de vols qualifiés ont été arrêtés lors de l’opération, deux personnes détenues ont été secourues et un cadavre a été retrouvé. La GN a partagé une image des objets trouvés après avoir saisi des armes lourdes, des chargeurs, du matériel tactique et des voitures. Malgré cette découverte, le site a été laissé sans surveillance et, apparemment, n’a fait l’objet d’aucune enquête de la part des autorités étatiques ou fédérales. Six mois plus tard, le mercredi 5 mars, le collectif Guerreros Buscadores de Jalisco a annoncé la découverte de trois camps d’entraînement et d’extermination au même endroit, utilisés par le Cartel Jalisco Nueva Generación (CJNG) comme centres de formation de tueurs à gages, de séquestration et d’extermination de jeunes, pour la plupart « recrutés » par des promesses d’emploi trompeuses. L’enlèvement est utilisé comme méthode systématique principale pour grossir les rangs des armées de trafiquants de drogues. Le narcotrafic est une activité illégale impliquant de multiples échanges de biens prohibés entre producteurs, distributeurs et consommateurs sur le marché des substances illégales. C’est un marché capitaliste où opèrent des entreprises comme les autres, mais sous le contrôle du crime organisé. Le narcotrafic est le cinquième employeur du Mexique : une enquête publiée par le magazine Science estime que le crime organisé compte 175’000 membres, soit plus que des entreprises comme Oxxo ou Pemex.

Les photographies des vêtements, chaussures, sacs à dos et divers objets personnels appartenant aux victimes (plus de 1’500 effets personnels) ont provoqué un émoi national et international, ainsi qu’une réponse tardive des autorités municipales, étatiques et fédérales. Mexicanos Contra la Corrupción, une organisation non gouvernementale, a rapporté que depuis 2019, la Garde nationale a informé le Secrétariat de la défense nationale (Sedena) qu’elle avait trouvé des restes de corps incinérés à Teuchitlán. Selon l’enquête, des membres de la GN ont signalé le 10 août de la même année qu’un supposé repaire de criminels avait été localisé avec plusieurs corps calcinés, près de la communauté de La Estanzuela, la même zone où un groupe de cherche de personnes disparues a localisé le crématorium d’Izaguirre au début du mois de mars 2025. Selon le rapport, les restes brûlés avaient été trouvés en 2019 dans des champs de maïs. Selon une survivante du Rancho Izaguirre, « environ 1’500 personnes » ont été assassinées pendant les trois années qu’elle a passées à cet endroit. Jalisco est l’un des États qui compte le plus grand nombre de personnes disparues ; à ce jour, 15’426 plaintes pour disparition de personnes ont été officiellement enregistrées. En octobre 2023, on comptait officieusement 5’698 fosses clandestines au Mexique.
Des collectifs de familles de personnes disparues ont trouvé au moins 1’400 fosses clandestines à Jalisco en 2024.

Un gatopardisme mexicain : « tout changer pour que rien ne change »...

Comment expliquer cette succession de scandales pour des crimes contre l’humanité qui se sont prolongés pendant des années ? Des années où il y a eu un prétendu changement politique démocratique « antinéolibéral » pour mettre fin à la mafia du pouvoir (anciens présidents du PRI et du PAN), selon la Quatrième Transformation entreprise par le Mouvement de Régénération Nationale (Morena) à partir du gouvernement d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO), qui a débuté le 1er décembre 2018 et s’est achevé le 30 septembre 2024. Mais la mafia du pouvoir continue de parader.

Aujourd’hui, les événements de Teuchitlán font l’objet d’un scandale national et mondial sous le gouvernement de la présidente Claudia Sheinbaum Pardo. Il est indéniable que l’escalade de la violence sociale et de la violence liée au trafic de drogue déclenchée sous le gouvernement ultraconservateur et néolibéral du Parti d’action nationale (PAN) de Felipe Calderón a commencé lorsque celui-ci a déclaré la « guerre aux cartels de la drogue » en décembre 2006. Le gouvernement suivant d’Enrique Peña Nieto (PRI) n’a pas déclaré de « guerre » au narco, mais a établi des alliances politiques avec les cartels, ce qui a provoqué la disparition et le massacre des 43 étudiants d’Ayotzinapa. Il s’agissait d’un crime d’État que le gouvernement de Peña Nieto a tenté de dissimuler en inventant la soi-disant Vérité historique, selon laquelle une bande de narcotrafiquants connue sous le nom de Guerreros Unidos les aurait enlevés et aurait ordonné leur assassinat. Selon cette version, leurs corps auraient été incinérés dans une décharge de la municipalité de Cocula, voisine de celle d’Iguala, dans le même État. Cette version mensongère du gouvernement a été rejetée par le gouvernement de López Obrador qui, bien qu’il ait promis de faire la lumière sur ces événements tragiques, n’a jamais fait avancer l’enquête impliquant des officiers militaires et n’a pas rendu justice aux parents des 43 étudiants. Le dossier reste ouvert et la justice attend toujours.

À plusieurs reprises au cours de son mandat, López Obrador a déclaré que la question des disparitions était une priorité et que toutes les ressources nécessaires seraient mobilisées pour y répondre. Dans quelle mesure a-t-il tenu ses promesses et quels résultats a-t-il obtenus ? Selon les données du Registre national des personnes disparues et non localisées (RNPDNO), 53’296 personnes étaient enregistrées le 1er décembre 2018, tandis qu’en juin 2024, on en comptait un peu plus de 115’000, ce qui signifie que plus de 61’000 personnes ont disparu au cours du précédent sexennat2.. Par conséquent, le président n’a pas réussi à stopper l’augmentation, car la plupart des disparitions forcées ont eu lieu sous le gouvernement de López Obrador et la violence sociale ainsi que celle liée au trafic de drogue se sont exacerbées avec la politique passive et fatale de Abrazos y no balazos (des câlins et pas des balles), laissant le champ totalement libre aux activités criminelles des très puissants cartels de la drogue ; parmi eux, l’un des principaux groupes du crime organisé, le Cartel Jalisco Nueva Generación (CJNG).

En 2020, 150 groupes de narcotrafiquants actifs ont été identifiés au Mexique, opérant dans 32 États de la République. Il existe plusieurs cartels de narcotrafiquants au Mexique, dont le Cartel de Jalisco Nouvelle Génération (CJNG), le Cartel de Sinaloa, le Cartel du Golfe, le Cartel de Santa Rosa de Lima, le Cartel de Juárez, le Cartel de Tijuana, le Cartel Indépendant d’Acapulco, le Cartel des Guerreros Unidos, le Cartel de Caborca, Cartel Nueva Plaza. Les chefs les plus connus sont, entre autres, Nemesio Oseguera Cervantes, alias « El Mencho », chef du CJNG ; Iván Archivaldo Guzmán Salazar, alias « El Chapito », du Cartel de Sinaloa, Rodrigo Aréchiga Gamboa, alias « El Chino Antrax », du Cartel de Sinaloa3.

Pendant le mandat d’AMLO, une personne en moyenne disparaissait toutes les heures dans le pays. Sous le gouvernement de Felipe Calderón, lorsque la militarisation de la sécurité publique a commencé, il y avait 0,49 disparition par heure, et sous celui de son successeur, Enrique Peña Nieto, il y en avait 0,64. % . En date du 27 janvier 2025, le nombre de personnes disparues atteignait 121’651, selon le Registre national des personnes disparues et non localisées (RNPDNO). Le nombre de personnes disparues chaque jour au Mexique ne cesse d’augmenter et est devenu un problème déchirant. Les disparitions au Mexique ne sont toujours pas une priorité de l’État. En ce qui concerne le nombre de meurtres, 82 personnes ont été assassinées chaque jour ; le pays clôt l’année 2024 avec 30’570 homicides. Avec Sheinbaum, les meurtres ont augmenté au cours des premiers mois de son mandat. Au cours des trois derniers mois de 2024, qui correspondent à l’arrivée de Claudia Sheinbaum à la présidence, le nombre de meurtres a augmenté de 3 % par rapport à la même période en 2023. Il n’y a pas eu un coin du pays qui n’ait connu un crime sanglant lié au narcotrafic.

En 2010, AMLO a exprimé son mécontentement face à l’utilisation de l’armée pour pallier les incapacités des gouvernements civils et, face à l’éventuelle entrée en vigueur d’une réforme visant à accorder à l’armée plus de pouvoirs dans la lutte contre la criminalité, il a parlé d’une « stratégie de sécurité ratée » entreprise par l’administration de Felipe Calderón. López Obrador a lancé un appel expresse pour que l’armée retourne dans ses casernes, après avoir défendu l’idée que l’armée « ne doit pas être utilisée pour pallier les incapacités des gouvernements civils ». « Ce n’est pas avec l’armée que l’on peut résoudre les problèmes d’insécurité (...) Nous ne pouvons pas accepter un gouvernement militariste », affirmait-il le 26 avril 2010. Une fois président, AMLO a fait tout le contraire et a commencé à militariser le pays. Plutôt que d’essayer de régler la « stratégie de sécurité ratée », promesse rhétorique vaine, il a poursuivi la politique de Calderón en maintenant les troupes militaires hors des casernes et, plus encore, en augmentant le budget alloué à l’armée qui exercent maintenant des tâches administratives qui ne lui incombent pas. L’insécurité et la violence sociale ont augmenté de manière démesurée malgré la militarisation. Il est vrai que le Mexique n’a connu ni dictature militaire ni guerre civile, mais il y a des centaines de milliers de meurtres et de disparitions et on pourrait croire que c’est le cas. L’insécurité des citoyens est telle que ni la police municipale ni la police d’État ni la Garde Nationale ni l’armée ne parviennent à instaurer un climat de paix sociale. L’armée elle-même a commis des actes de violence en assassinant des jeunes, bien que pour AMLO, elle soit l’armée du peuple : « Le soldat est un membre du peuple en uniforme et c’est pourquoi il ne trahira jamais le peuple, la liberté, la justice, la démocratie et la patrie  ». Bien sûr, pour l’ancien président, l’armée n’était pas responsable du massacre des étudiants et des civils en 1968 ni des tueries ultérieures. Lorsque AMLO a évoqué en 2023 les violences meurtrières de Tlatelolco, il a justifié le crime de l’armée : « Elle a reçu des ordres de Díaz Ordaz ». À Tlatelolco, plus de 300 étudiants ont été tués par l’armée et un groupe paramilitaire, le Bataillon Olimpia, à la suite d’une manifestation pacifique, dix jours avant les Jeux olympiques de 1968.

Le processus de militarisation du pays avec López Obrador a été très critiqué en interne et en externe. Par exemple, en 2022, l’ONU a exhorté le gouvernement mexicain à « abandonner immédiatement » la militarisation de la sécurité publique. Le comité d’experts indépendants qui s’est rendu dans le pays pour documenter la situation des disparitions forcées a estimé que la stratégie de lutte contre la criminalité était « insuffisante et inadaptée » pour la protection des droits humains. En ce sens, le gouvernement d’AMLO a été bien pire que celui de Felipe Calderón, car malgré la militarisation avec la création de la Garde nationale et une présence accrue de l’armée, la violence sociale n’a pas cessé et la déchirure du tissu social a été tragique. Sur les près de 480’000 personnes assassinées et les quelque 130’000 disparues au cours de ce premier quart de siècle, la plupart l’ont été sous le gouvernement de Morena. C’est comme si une petite ville d’un demi-million de Mexicains avait été exterminée dans une hécatombe.

La Quatrième transformation - qui veut se comparer à des changements historiques profonds tels que la Révolution d’indépendance (1810), la Réforme libérale (1857) et la Révolution démocratique de 1910 - est une chimère politique démagogique de propagande réduite à un changement formel de nature "gatopardiste" pour que tout continue à fonctionner comme avant. En ce sens, Morena est une prolongation du PRI avec un nouvel habillage bonapartiste-populiste.
Un lumpen-développement et un État "failli"

Après le modèle de développement stabilisateur émergent de la fin des années ‘40 -’50 qui s’épuise fin 1960 et début 1970, le modèle néolibéral s’impose vers 1980 et a jusqu’à présent des conséquences catastrophiques. La mondialisation économique a induit une nouvelle dynamique d’accumulation capitaliste qui a également entraîné au Mexique la présence de capitaux locaux impliqués dans le commerce de stupéfiants. L’histoire de la mafia du trafic de drogue national remonte au début des années 1930, se développe avec la Seconde Guerre mondiale et se consolide trois décennies plus tard. C’est précisément avec l’imposition du néolibéralisme, à partir du sexennat de Carlos Salinas de Gortari, qu’une expansion capitaliste s’ouvre sur le marché du trafic de drogue. Cela donnera lieu à un processus social, économique et politique que nous pouvons caractériser, en suivant André Gunder Frank, de développement marginalisant4 .

Ce développement qui produit du sous-développement signifie une profonde déshumanisation des structures sociales sous des formes politiques très dégradées, corrompues et avec une forte violence sociale. Si le capitalisme est une machine de broyage social, en particulier de la main-d’œuvre, le lumpen-développement a perfectionné cette machine pour la rendre plus efficace et plus rapide. Il a été très efficace pour écraser les droits de l’homme et creuser plus profondément la crise de civilisation. En ce sens, le développement sauvage mexicain est une crise humanitaire profonde d’une ampleur jamais vue, dérivée d’un capitalisme sauvage et de son inégalité sociale croissante. Le capitalisme sauvage actuel trouve sa plus grande expression précisément dans l’hyperviolence sociale, qui inclut la narcoviolence et sa terrible traînée de morts et de disparus. Dans le cadre de ce sous-développement ou lumpen-développement, il convient de prendre en compte un concept politique sujet à diverses interprétations, celui d’État défaillant.

Le concept d’État défaillant (ou État failli) est utile pour expliquer comment le pouvoir politique le plus important d’une nation est inefficace ou inapte dans nombre de ses fonctions institutionnelles fondamentales, entre autres celles qui visent à garantir la sécurité des citoyens, protéger la population civile contre les niveaux élevés de délinquance et de crime organisé. Dans l’incapacité des forces et des corps de sécurité à contrôler les niveaux élevés de terrorisme et la violence du crime organisé des cartels mafieux de trafiquants de drogue. Ce concept –dans son sens théorique wébérien, est très limité pour expliquer la réalité de l’État capitaliste– signifie également la perte de contrôle physique du territoire, ou la faiblesse du « monopole de l’usage légitime de la force ». Il ignore la nature classiste de celui-là et ses fonctions essentielles en tant qu’instrument répressif au service du capital. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’un État défaillant est incapable d’exercer un contrôle relatif sur le territoire, permettant ou tolérant l’action de groupes armés - des bandes du crime organisé armées jusqu’aux dents ou des groupes paramilitaires sous les ordres de pouvoirs informels - qui défient l’autorité de l’État et cède également les décisions civiles au pouvoir militaire dans la politique de sécurité publique, comme c’est précisément le cas au Mexique.

L’État "failli" s’est progressivement installé au cours des dernières décennies, en particulier à partir des régimes de Calderón, Peña Nieto et López Obrador. Bien sûr, le concept n’est ni très clair ni très précis car l’État, y compris celui de nature néolibérale, ne cesse de remplir ses fonctions essentielles en tant qu’instrument de contrôle, de répression et de domination de la classe prolétarienne. En ce sens, l’hyperviolence sociale qui règne au Mexique est l’exemple d’une crise politique profonde d’un régime gouvernemental absolument incapable d’établir la sécurité publique. Cela se produit sur tout le territoire national, malgré la présence de la Garde nationale et de l’armée dans les rues. Peu importe que le monopole de l’usage de la force soit légitime ou non. Le monopole de la force est utilisé de manière classiste en faveur des intérêts du capital. Le fait est que l’État a une nature capitaliste de classe, qu’il établit les conditions politiques pour la reproduction de l’accumulation du capital, même si le gouvernement dit démagogiquement : « les pauvres d’abord ! », comme le répétait inlassablement López Obrador. Sous son gouvernement, les riches sont devenus plus riches. AMLO a expliqué lui-même comment les entrepreneurs ont bénéficié de son gouvernement : « Nous sommes en faveur des hommes d’affaires et des profits raisonnables ; nous sommes contre la corruption », a-t-il déclaré avec emphase dans une vidéo en 2020.

L’État mexicain est également défaillant car, malgré l’ensemble des institutions et de la législation relatives à la terrible crise humanitaire des disparus, celle-ci continue de s’aggraver. L’État a créé des lois et des organismes relatifs au problème des disparitions : en 2017, la loi générale sur les disparitions forcées de personnes et les disparitions commises par des particuliers a été promulguée, d’où découlent la Commission nationale de recherche des personnes (CNR) et, à son tour, le Système national de recherche des personnes (SNR). Le Registre national des personnes disparues et non localisées (RNPDNO) est également un organisme gouvernemental. Presque toute cette structure juridique et opérationnelle a été reproduite dans toutes les entités fédérales. Au Mexique, il existe également un Système national de sécurité publique (SNSP), une instance du gouvernement fédéral et son Secrétariat à la sécurité et à la protection des citoyens. De plus, dans le cas de Teuchitlán, il y a eu non seulement un manque de coordination entre le bureau du procureur général de la République et celui de l’État de Jalisco, mais aussi des omissions ou des « négligences » d’une totale ineptie en ce qui concerne le protocole opérationnel. Le collectif des Madres buscadoras a été ignoré dans l’enquête.

Quel est le bilan général de tout ce dispositif gouvernemental ? Les résultats sont presque nuls car tout a été géré selon des critères bureaucratiques et politiques qui empêchent le soutien aux familles des personnes disparues et la recherche de celles-ci. Le très grave problème des disparus est une question sociale exaspérante, mais c’est avant tout un problème politique, car l’État n’a pas voulu ni pu apporter de réponse satisfaisante. La sécurité des citoyens n’est pas une priorité en tant que politique publique dans le cadre d’un projet de développement capitaliste dans lequel les mégaprojets d’infrastructure ou d’équipement sont fonction des intérêts du capital.

Ce n’est qu’après le scandale de Teuchitlán que la présidente Sheinbaum s’est empressée de mettre à jour la législation sur les disparus. Pourtant l’initiative n’est qu’un maquillage juridique pour faire croire que quelque chose est fait face à la profonde crise humanitaire qui met à nu l’incapacité du gouvernement de la 4T à résoudre le problème et fait perdre sa légitimité et sa crédibilité à un gouvernement qui bénéficie du soutien populaire. Les mères des disparus rejettent les arrangements juridiques de Sheinbaum. Et exigent d’être associées à une enquête sur le sexennat d’AMLO. En outre, les experts en recherche de personnes disparues et en droits de l’homme considèrent que les mesures prises par la présidente Sheinbaum après l’affaire Jalisco « ne sont pas de nouvelles idées, mais des questions en suspens ».

À ce jour, la présidente ne veut ni entendre ni voir les mères à la recherche des disparus. Elle ne les a pas prises en compte dans ses initiatives visant à modifier les lois à ce sujet. La présidente est déterminée à défendre son prédécesseur, en essayant de dissimuler son irresponsabilité politique. Selon elle, « les crimes contre l’humanité n’existent plus dans le pays », mais la réalité indique tout le contraire. Il est vrai, comme elle l’a dit, qu’auparavant, la pratique des disparitions forcées était le fait de l’État - le terrorisme d’État, l’armée et les paramilitaires - et qu’aujourd’hui, elle n’est perpétrée que par le crime organisé ; mais elle oublie de dire que le terrorisme du crime organisé fait face à la passivité et à l’« indifférence » de l’État lui-même. « La vérité doit toujours prévaloir dans mon gouvernement, il n’y aura pas de construction obscure de vérités historiques, jamais de la part du gouvernement », a déclaré Sheinbaum. Cela part sans aucun doute d’une bonne intention, mais il se pourrait aussi qu’une nouvelle "vérité historique" commence à être fabriquée pour tenter d’exonérer l’État de toute responsabilité.

Où vont les disparus ?

La plupart des disparus sont jetés dans des fosses clandestines, qui se comptent par dizaines de milliers : le Mexique est une fosse clandestine. José Reveles, l’un des meilleurs journalistes d’investigation sur les mafias du narcotrafic et les disparus, écrit dans son livre Levantones, narcofosas y falsos positivos (2011) que les fosses clandestines sont partout : « Les cimetières clandestins les plus scandaleux de tous les temps au Mexique... sont apparus à partir de 2011 à Durango et San Fernando, Tamaulipas ». Le Mexique est le pays des disparus, dit Reveles. Dans le prologue, Edgardo Buscaglia écrit : « Aucun idéal ou objectif historique ne peut justifier le carnage humain qui a été causé par l’absence d’une stratégie étatique de développement social et politique pour promouvoir, en général, la prospérité des générations présentes et futures de Mexicains et, en particulier, pour démanteler les structures des groupes criminels ».

Tous les groupes de familles à la recherche des disparus ont travaillé sans relâche pour retrouver leurs proches, qui ont généralement été ignorés par les organismes gouvernementaux. En fait, ce sont ces groupes qui ont fait le travail qui incombe à l’État. L’infamie du pouvoir gouvernemental est aussi grande que la surface totale des fosses clandestines.

De nombreuses mères à la recherche de leurs enfants ont été assassinées par des tueurs à gages du narcotrafic dans le but de les intimider et les dissuder de toute tentative de recherche. À ce jour, il n’existe pas de chiffres officiels sur le nombre de fosses clandestines ; près de 3’000 fosses sont mentionnées en 2023, mais selon d’autres sources, ce nombre pourrait être deux fois plus élevé. L’une des tâches en suspens pour le gouvernement fédéral actuel est de créer un registre fiable des fosses clandestines. Le Mexique tout entier est un territoire de douleur et d’horreur. 

Quelle alternative à la crise des personnes disparues ?

La première chose que nous devrions faire est montrer toute notre solidarité avec le combat mené par les Madres buscadoras afin qu’elles retrouvent leurs fils et filles disparues. Cela passe par l’exigence d’un changement effectif de la politique de l’État face à cette crise, ce qui implique également un changement radical de la politique en matière de sécurité citoyenne. Cependant, la profonde crise d’insécurité publique est avant tout un problème politique, et la réponse doit donc être politique, ce qui signifie que nous devons bouleverser en profondeur les structures du pouvoir politique dominant et commencer à construire de manière organisée une alternative démocratique radicale à partir d’en-bas, c’est-à-dire à partir de la base sociale du peuple des travailleurs et travailleuses des campagnes et des villes. Il s’agit de générer une solidarité humanitaire fondée sur un gouvernement ouvrier, paysan et populaire. Seul un gouvernement à orientation prolétarienne et de classe pourra résoudre les grands problèmes nationaux qui manifestent une barbarie sociale inhérente à un capitalisme sauvage. Il faut un programme de transition vers une nouvelle société régie politiquement par des principes directeurs socialistes, démocratiques et autogestionnaires.

Notes
(1) La nuit d’Iguala et le réveil du Mexique. Textes, images contre la barbarie. Manuel Aguilar Mora, Claudio Albertani (coordonnateurs). Juan Pablos Editor, Mexico, 2015.
(https://labiblioteca.mx/llyfrgell/1163.pdf)

(2) https://imdhd.org/redlupa/avance-de-la-ley-general-de-busqueda/las-personas-desaparecidas-al-final-del-gobierno-amlo/

(3) La bibliographie sur le trafic de drogue au Mexique est très vaste. Je ne mentionnerai que trois livres, dont deux traitent des barons de la drogue : Drogas Sociedades Adictas y Economías Subterráneas. Alejandro Gálvez Cancino (coordinateur). Editorial El Caballito, Mexico, 1992. Los señores del narco, d’Anabel Hernández, Random House Mondandori, Mexico 2010. Du même auteur, El traidor. El diario secreto del hijo del Mayo. Penguin Random House. Mexico 2019.
(4) Del desarrollo estabilizador al lumpendesarrollo. El México bárbaro neoliberal. Román Munguía Huato. https://revistaixaya.cucsh.udg.mx/index.php/ixa/article/view/7099
Román Munguía Huato. Militant de la Ligue d’unité socialiste (LUS), Mexique.

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