Édition du 22 avril 2025

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Conamuri : le féminisme paysan populaire contre le patriarcat et la révolution verte

Malgré une baisse de 17% de sa population rurale au cours de la dernière décennie, le Paraguay reste l’un des pays les plus ruraux d’Amérique du Sud.

Tiré de Entre les lignes et lesm ots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/04/04/larticulation-des-femmes-decvc-envoie-une-lettre-ouverte-a-hansen-sur-la-position-des-femmes-dans-la-vision-pour-lagriculture-et-lalimentation-autre-texte/?jetpack_skip_subscription_popup

Les femmes représentent cinquante-sept pour cent de cette population. Avec l’exode croissant des hommes vers les villes ou à l’étranger, les femmes sont devenues les principales gardiennes de leurs territoires. Mais elles subissent de plein fouet la violence du capital liée à l’agrobusiness, ainsi que les effets en cascade des crises économiques, alimentaires et écologiques. La discrimination structurelle et le patriarcat ne font qu’aggraver leur vulnérabilité.

C’est dans ce contexte de lutte qu’est née Conamuri. Cette organisation de femmes paysannes et autochtones a passé les 25 dernières années à faire entendre les voix des femmes rurales confrontées aux impacts quotidiens de l’agrobusiness. Qu’elles portent sur les discriminations, les pénuries d’eau, la détérioration de la santé ou la perte des semences locales, ces luttes ne sont plus confinées à la sphère privée. Grâce à Conamuri, elles sont désormais au cœur de l’agenda politique.

La participation des femmes aux tâches rurales a bondi de 76% entre 2008 et 2022, mais la majorité d’entre elles restent sans terres ou n’ont accès qu’à de petites parcelles. Ce n’est qu’en 2002, avec l’introduction du Statut agraire (loi), que des efforts ont été faits pour promouvoir l’accès des femmes à la terre, au crédit et à l’assistance technique. Aujourd’hui, 46% des producteurs et productrices en zone rurale exploitent moins de 5 hectares et dépendent fortement de l’agriculture pour 70% de leurs revenus. Les subventions de l’État, les envois de fonds et l’aide familiale constituent le reste, tandis que les pensions et les locations de terres représentent à peine 3%.Plus de 84 % des femmes rurales ne bénéficient d’aucune forme d’assurance maladie.

Conamuri est aujourd’hui un réseau de plus d’un millier de femmes issues de presque tous les départements du Paraguay. Elles gèrent une école d’agroécologie, des potagers communautaires, des marchés locaux et produisent leur propre yerba mate biologique. Plus important encore, elles ont développé une approche politique et pédagogique unique : le féminisme paysan autochtone et populaire.

Un héritage de résistance

Conamuri a été l’une des premières organisations à dénoncer la mort de Silvino Talavera, un garçon de 11 ans décédé en 2003, à la suite de fumigations chimiques dans la région d’Itapúa. À l’époque, les femmes étaient traitées de « folles » ou accusées de ne pas comprendre les réalités agricoles. Même leurs camarades les accusaient de diviser le mouvement paysan. Mais elles ont tenu bon, bloquant les tracteurs et protestant contre les fumigations. La mort de Silvino a déclenché des mobilisations nationales et internationales contre les pesticides et les cultures transgéniques.

Après les pesticides, Conamuri a élargi son champ d’action pour contester l’ensemble du modèle violent de l’agrobusiness : de l’accaparement des terres à l’exploitation de l’eau, en passant par les impacts sur le travail urbain, le logement et les systèmes alimentaires. «  De janvier à mars, nous subissons une véritable « guerre chimique » avec des fumigations aériennes qui empoisonnent des communautés entières  », explique Alicia Amarilla, leader historique de Conamuri. « Des centaines de personnes se retrouvent à l’hôpital, des enfants meurent, mais la cause n’est jamais attribuée à la pollution agrochimique. »

« Aujourd’hui, nous dit Alicia, nos luttes sont reconnues et respectées. La campagne massive contre le blé HB4, baptisée « Du pain sans poison », témoigne de 25 ans de dialogue avec une société qui ne tolère plus d’être empoisonnée. »

Jusqu’en 2012, le Paraguay ne cultivait qu’une seule plante transgénique : le soja RoundUp Ready de Monsanto, autorisé en 2004 mais cultivé illégalement depuis les années 2000. Après le coup d’État parlementaire de 2012 contre le président Fernando Lugo, le processus d’autorisation des cultures transgéniques a été simplifié, sacrifiant ainsi la souveraineté au profit des multinationales de l’agrobusiness. Aujourd’hui, 61 cultures transgéniques ont été autorisées, dont 25 variétés de maïs, 10 de soja, 8 de coton et 1 de blé (HB4), toutes résistantes à un ou plusieurs produits agrochimiques.

En 2023, le volume des importations de produits agrochimiques au Paraguay était plus de deux fois supérieur aux niveaux de 2015, glyphosate en tête de liste. Bayer-Monsanto, Syngenta et Basfdominent le marché mondial des semences et des produits agrochimiques, et leur influence se fait profondément sentir au Paraguay.

Aujourd’hui,95% des terres du Paraguay sont consacrées à l’agrobusiness,soit 5,5 millions d’hectares, dont 3,5 millions pour le soja transgénique. « La ʺsojificationʺ du Paraguay a dévasté nos forêts », explique Rosa Toledo, une autre leader Conamuri de San Pedro. Depuis 1985, 142 000 km² de la forêt du Gran Chaco ont été convertis en terres cultivées ou en pâturages, faisant du Paraguay le troisième exportateur mondial de soja.

Le coût humain de l’agrobusiness

En 2013, plus de 13 communautés se sont unies pour faire face à l’invasion de près de 10 000 hectares de forêts vierges dans le département de San Pedro, surnommées le « poumon de San Pedro ». Les paysan·nes sans-terre ont occupé une partie de la zone pour dénoncer l’accaparement des terres et la déforestation opérés par Inpasa, une entreprise qui installait alors une usine d’éthanol de maïs et des monocultures d’eucalyptus et de soja.

« Les impacts sont dévastateurs », explique Rosa. « Les fumigations près des écoles rendent l’air irrespirable. Les attaques d’insectes, auparavant inconnues, sont désormais fréquentes. Nous avons établi un partenariat avec une faculté de médecine pour étudier les communautés entourées par les cultures de soja. Dans l’une d’elles, nous avons trouvé dix enfants atteints de leucémie, de nombreux cas de cancer, des problèmes oculaires et cutanés, ainsi que des allergies. Dans une autre communauté sans soja, il n’y avait pratiquement aucun problème de santé. Les produits agrochimiques tuent les gens à petit feu. »

Aujourd’hui, le Paraguay a signé des accords avec le Fonds vert pour le climat en vue d’obtenir des paiements conditionnés à la réduction des émissions. Le projet Paraguay +Verde, censé promouvoir la gestion durable des forêts, facilite en réalité l’expansion des monocultures d’eucalyptus sur les territoires paysans et autochtones. Entre 2015 et 2022, les plantations d’eucalyptus ont augmenté de 90%. Bien qu’il soit principalement cultivé pour la production de pâte à papier, l’eucalyptus est également utilisé pour produire du charbon de bois destiné au séchage de produits agricoles en grains comme le maïs et le soja, ce qui permet de commercialiser ces produits sous un label « vert ». Des communautés comme celle de Qom considèrent les plantations d’eucalyptus comme un cheval de Troie pour l’accaparement des terres. Ces arbres épuisent les ressources en eau, appauvrissent les sols et transforment les terres fertiles en déserts.

En conséquence, un grand nombre d’habitant·es sont contraint·es de louer leurs terres, non plus pour un an, comme dans le cas des cultures céréalières, mais pour des périodes de 10 à 20 ans. Sous l’effet combiné du besoin urgent de revenus et de l’absence de titres fonciers officiels, beaucoup finissent par perdre définitivement leurs terres. Conamuri parle de « pack expulsion » – soit le démantèlement systématique des communautés rurales.

Féminisme paysan populaire : une pratique quotidienne

« Dans la communauté Santory de Caaguazú, 300 familles résistent à l’avancée du soja sur près de 3 000 hectares, protégeant ainsi une zone humide vitale », explique Perla Alvarez, une leader Conamuri originaire de Caaguazú. « Nous avons créé une école d’agroécologie, Semilla Róga, où nous échangeons des semences et des connaissances. Chaque mois, nous organisons des ateliers sur la législation environnementale, la production de semences et les techniques agroécologiques. »

« Mais les défis sont immenses », poursuit Perla. « Avec l’avancée de l’eucalyptus et du soja transgénique, la pénurie d’eau est devenue critique. Les puits se sont asséchés et les coupures d’eau sont fréquentes. La communauté a réactivé sa résistance, en proposant une ordonnance municipale pour déclarer notre territoire exempt de produits agrochimiques et nous reconnaître officiellement comme communauté agroécologique. »

Pour Conamuri, le féminisme paysan populaire n’est pas qu’une théorie, c’est une pratique quotidienne. « Il donne une dimension politique à nos tâches quotidiennes : préserver les semences, entretenir des potagers diversifiés, pratiquer la médecine traditionnelle et nous protéger contre les violences », explique Perla. « Même la cuisine, souvent perçue comme un lieu d’oppression, est pour nous un espace de pouvoir. C’est là que nous transmettons nos savoirs, partageons nos recettes et organisons la résistance. »

Conamuri dirige également l’école Juliana pour les femmes autochtones, qui propose des formations sur les droits des peuples autochtones, la médecine naturelle et la prévention des violences. «  Nous avons mis en place un « réseau de confiance » à l’échelle du territoire pour nous protéger mutuellement et dénoncer les violences », explique Perla. «  Lorsqu’une camarade est victime de violences, nous nous rendons régulièrement à son domicile jusqu’à ce que la situation s’améliore. L’État n’offre ni refuge ni soutien, alors nous comptons les unes sur les autres. »

Grâce à des initiatives telles que l’École des femmes et des Jeunes défenseur·es de la souveraineté alimentaire, Conamuri internationalise sa lutte. «  Nous construisons un dialogue continental sur les luttes anti-patriarcales », explique Perla. « Notre défi consiste à partager le travail du soin avec nos partenaires, notre famille et notre communauté, afin que les femmes puissent participer pleinement à la vie politique. Mais le simple fait de se réunir en tant que sujets politiques est disruptif. En cultivant du manioc ou en organisant des révoltes, nous semons la vie et la résistance.  ».

https://grain.org/fr/article/7263-la-voix-des-femmes-semons-la-resistance-a-l-agriculture-industrielle

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