Édition du 29 avril 2025

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Élections fédérales 2025

Décryptage. Il est grand temps que les Canadiens prennent la menace Trump au sérieux

Non seulement le président américain menace d’annexer le Canada, mais il est en train d’instaurer un régime autoritaire aux États-Unis. De quoi faire peser un risque sur la souveraineté et les valeurs démocratiques canadiennes, souligne, avant les élections fédérales du 28 avril, cette journaliste et productrice canadienne dans le magazine “The Walrus”.

24 avril 2025 | tiré du site du Courrier international | Dessin de Cameron Cardow paru dans The Ottawa Citizen, Canada. © Cagle Cartoons

Il y a environ un mois, j’ai participé à une réunion de famille, le genre d’événement où l’on discute de tout et de rien en engouffrant de grosses bouchées de lasagne. À un moment, ma voisine a commencé à parler des droits de douane imposés par Donald Trump et de ses menaces d’annexer le Canada. Après qu’on eut échangé quelques blagues cyniques avec les gens autour de nous, elle a dit à mi-voix :

“Ça commence à faire peur.”

Pendant longtemps, la plupart des gens avec qui je discutais considéraient comme une blague – ou ignoraient simplement – la menace de Trump de faire du Canada le 51e État des États-Unis. Deux amis américains m’ont assuré que ça n’arriverait jamais, l’un d’eux affirmant que, sur le plan électoral, ce ne serait pas avantageux pour les républicains, puisque les Canadiens voteraient démocrate.

Je lui ai fait remarquer que si les États-Unis annexaient illégalement le Canada, on peut supposer que les pratiques électorales normales ne s’appliqueraient pas. À l’époque, rares étaient les Canadiens qui semblaient vouloir aborder le sujet sérieusement. Aucun d’entre nous ne souhaitait envisager que notre pays puisse être l’objet des visées impérialistes de son voisin.

Une aversion pour la peur et l’anxiété

Certains diront que le simple fait de parler des menaces de Trump contribue à les banaliser. Cet argument fait écho à une conception plus large de la manière dont les médias devraient couvrir les autres menaces impérialistes formulées par Trump, notamment contre Gaza, le Panama et le Groenland.

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Récemment, par exemple, Jelani Cobb, doyen de l’école de journalisme de l’université Columbia, a dit que les médias devraient aborder les menaces de Trump de s’emparer de Gaza “de la même manière qu’on traiterait un caprice d’enfant. Ce qui compte, c’est ce qui est fait concrètement. Alors à moins que [Trump] ne nous montre les plans des appartements qu’il a prévu de faire construire à Gaza, ça reste du verbiage.”

Je sais qu’il est difficile de couvrir Trump. Mais en traitant le président américain comme un gamin capricieux, les médias ne lui donnent-ils pas la permission tacite d’agir comme tel ? Par ailleurs, considérant le pouvoir immense qu’il exerce, je me demande si la réticence des Canadiens à réagir aux menaces concernant l’annexion de leur pays ne relève pas davantage d’une aversion pour la peur et l’anxiété que d’une approche stratégique.

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Soyons francs : Trump n’a-t-il pas déjà banalisé la menace simplement du fait de sa position ? Comment devrait-on interpréter sinon le fait qu’il publie sur son réseau Truth Social deux cartes sur lesquelles le Canada n’apparaît nulle part, les États-Unis englobant l’ensemble des provinces et des territoires ?

Et les politiciens et les médias américains ne banalisent-ils pas la menace en refusant de la dénoncer publiquement, voire en lui donnant une certaine légitimité ? Cette approche n’est pas sans rappeler la façon dont les démocrates et leur candidate, Kamala Harris, ont réagi aux mensonges racistes de Trump, qui a affirmé pendant lla campagne électorale que les immigrés haïtiens de Springfield, en Ohio, mangeaient les animaux de compagnie : on en a fait des blagues et des mèmes. Aujourd’hui, Trump a mis fin au statut de protection temporaire dont bénéficiait un demi-million d’Haïtiens vivant sur le territoire américain.

Un projet colonial toujours d’actualité

Les menaces expansionnistes du président américain sont choquantes, certes, mais elles constituent l’aboutissement du projet fasciste qui vise à “rendre sa grandeur à l’Amérique”. Le slogan évoque un passé imaginaire glorieux, celui d’une Amérique forte où la vie était bonne pour les Américains (blancs).

La densité de population au Canada.La densité de population au Canada. SOURCES : STATISTIQUE CANADA, ATLAS DU CANADA.

J’admets avoir cru que le locataire de la Maison-Blanche concentrerait ses efforts sur les enjeux nationaux. J’aurais dû me douter que les choses ne se passeraient pas ainsi. Après tout, au fil de l’histoire, les États-Unis se sont approprié à maintes reprises des territoires souverains pour servir leurs intérêts. Les terres autochtones, en particulier, ont été l’objet de leur convoitise : elles ont été conquises par la violence ou parfois achetées à d’autres puissances étrangères comme la Russie ou la France.

Les États-Unis se sont aussi emparés de vastes pans de territoires situés à l’ouest et au sud-ouest pendant la guerre américano-mexicaine, entre 1846 et 1848. Le pays s’est ensuite intéressé à des territoires plus éloignés : il a appuyé le coup d’État à Hawaï en 1893, a envahi Porto Rico et a acheté les Philippines à l’Espagne. Encore aujourd’hui, l’empire américain possède un vaste réseau de bases militaires à l’étranger.

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Les ambitions expansionnistes qu’affiche Trump ces jours-ci marquent simplement un autre chapitre de cette tradition funeste. Après tout, les États-Unis sont nés d’un projet colonial qui est toujours d’actualité en 2025. Si nous sommes choqués, c’est que la croyance naïve que nous serons toujours épargnés par les visées impérialistes de notre voisin a été profondément ébranlée. Mais peut-être serons-nous finalement épargnés. Qui sait quels desseins le président américain décidera-t-il de poursuivre ?

Une sidération, voire un déni collectif

“Elbows up !” un cri de ralliement anti-Trump
“Elbows up” ou “Jouer des coudes”. C’est le nouveau slogan des Canadiens exaspérés par les attaques de Donald Trump contre leur pays. Inspirée du hockey, l’expression a gagné en ampleur sur les réseaux sociaux, dans la rue et jusqu’au pouvoir à Ottawa. C’est le comédien d’origine canadienne Mike Myers qui a ouvert le bal dans l’émission américaine culte “Saturday Night Live”. Le 1er mars, il est apparu vêtu d’un tee-shirt sur lequel était écrit “Le Canada n’est pas à vendre”. Il a ensuite levé le coude et dit : “Elbows up”.
L’expression, rappelle The Globe and Mail, a été inventée par le légendaire hockeyeur canadien Gordie Howe décrivant “un moyen efficace de se protéger d’un joueur adverse”. Face aux menaces que fait peser le président américain sur le Canada, elle s’est transformée en véritable slogan. Le 9 mars, des centaines de personnes munies de pancartes “Elbows Up” ont manifesté à Ottawa. Puis un site Internet “Elbows Up – Jouons du coude, Canada” a été créé, pour annoncer les manifestations prévues à travers le pays. Le premier ministre libéral, Mark Carney, en pleine campagne électorale, a même participé au mouvement, de concert avec Mike Myers.
Remarquant que le slogan est désormais repris “partout sur les réseaux sociaux”, un journaliste du Winnipeg Free Press y voit l’expression de l’agressivité canadienne. Dans ses rêves, il aimerait voir Mark Carney “s’emparer d’un des secrétaires du cabinet de Trump, renverser sa veste sur sa tête et lui asséner une série de crochets”. Avant de conclure : “Je sais que ce genre de comportement serait vraiment mal. Mais ça ferait du bien.”
Une retenue que n’ont pas manifestée les joueurs de l’équipe nationale de hockey sur glace le 15 février. Ce jour-là, les équipes des États-Unis et du Canada se rencontraient à Montréal dans le cadre de la Confrontation des quatre nations. Le match a viré à l’empoignade : trois bagarres en neuf secondes, l’hymne américain hué… Une violence qui a stupéfié le public et les téléspectateurs, pourtant habitués à une bonne dose d’adrénaline dans ce sport.
Courrier International

Et pourtant, face à cet élargissement de l’idéologie de “l’Amérique d’abord” et aux ambitions explicitement impérialistes de Trump, les Canadiens doivent infléchir le discours public qui, par moments, semble toujours réticent à prendre au sérieux ces menaces. Nous devons corriger notre “biais de normalité” ou notre “biais de statu quo”, que l’épidémiologiste Adam Kucharski définit comme “la tendance à préférer au changement le maintien de l’état actuel des choses”.

Sur la plateforme Substack, Kucharski compare la régression actuelle de la démocratie aux États-Unis aux premiers jours de la pandémie de Covid-19.

“Avant et après le début de la pandémie, les gens étaient généralement réticents à admettre que la crise était bien réelle […]. De la même manière, on a aujourd’hui l’impression que de nombreux journalistes et personnalités publiques ont du mal à voir qu’il se passe quelque chose d’inédit et de désastreux aux États-Unis. Je soupçonne que cela vient souvent d’une incapacité, voire d’une réticence à regarder la réalité en face. La pandémie de Covid-19 et la situation actuelle aux États-Unis illustrent toutes deux une variante cruciale de ce biais : alors que le statu quo s’est déjà effondré, les gens continuent d’agir comme s’il était intact.”

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Quand la réalité est inimaginable et effrayante, on comprend que les gens soient nombreux à s’accrocher à ce qui leur est familier. D’après Kucharski, l’humain a aussi tendance à croire qu’en admettant la réalité d’une crise, on court le risque de lui donner un caractère inévitable. Or, selon lui, cette tendance n’est pas sans risque : “Puisqu’ils n’ont pas encore pleinement intégré ce changement, les individus se résolvent par défaut à l’inaction. Au lieu d’admettre qu’un changement fondamental s’est déjà produit, ils s’accrochent à la croyance d’un retour à la normale.”

On sait déjà que le biais du statu quo favorise l’inaction face à l’urgence climatique. Je crains qu’il ait aussi pour effet de teinter la vision qu’ont certains Canadiens de la crise nationale qui se profile. S’il est vrai que l’on parle davantage des menaces de Trump ces jours-ci, on a souvent tendance à tenir pour acquise la continuité de la souveraineté canadienne. Nos politiciens nous assurent que le Canada ne fera jamais partie des États-Unis, mais ils n’expliquent pas concrètement comment ils comptent s’y prendre pour empêcher que cela se produise.

Les politiciens sous-estiment les dangers qui pèsent sur le pays

Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer en faveur d’un accroissement des dépenses militaires ou d’une démonstration de patriotisme. Il ne suffit pas d’acheter canadien et de boycotter les produits américains : il faut admettre la réalité du régime autoritaire que Trump est en train d’instaurer aux États-Unis et le risque inhérent que cela fait peser sur la souveraineté et les valeurs démocratiques canadiennes.

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Mark Carney, l’ambitieux

Les Canadiens sont appelés aux urnes le 28 avril pour désigner leurs 343 députés. Des élections sur fond de tensions avec le voisin américain  : “Nous ne pouvons pas contrôler le président américain, mais nous pouvons contrôler notre destin. Nous sommes maîtres chez nous”, a déclaré le chef du Parti libéral Mark Carney le 23 mars, donnant le coup d’envoi à la campagne électorale neuf jours après avoir été assermenté pour remplacer le Premier ministre démissionnaire, Justin Trudeau. L’ancien grand argentier de la Banque du Canada et de la Banque d’Angleterre a vite annoncé ses couleurs. Celui qui est perçu comme le meilleur leader pour faire face à Trump a déclaré que la “vieille relation” canado-américaine “est terminée”. Il veut créer “un corridor national de commerce et d’énergie”, note Le Devoir. Il a milité pour la lutte contre le changement climatique et veut désormais faire du Canada une superpuissance énergétique en favorisant le développement des énergies renouvelables et conventionnelles, rapporte La Presse. Recul de ses valeurs ? Non, dit ce novice en politique de 60 ans. Son rêve de “dominer” le marché conventionnel passe par la diminution de la pollution générée par la production et les transports.Courrier International

C’est la situation dans laquelle se trouve actuellement le Canada avec ce qui était, jusque très récemment, son plus proche allié, un pays que l’on peut considérer comme le plus puissant au monde. La campagne pour l’élection fédérale canadienne qui se déroule actuellement est dominée par Trump et ses droits de douane, certes, mais elle ne donne pas toute la mesure des dangers qui guettent le Canada. Mark Carney [Parti libéral du Canada] et Pierre Poilievre [Parti conservateur du Canada], les deux principaux candidats [aux élections générales du 28 avril ], affirment qu’ils peuvent bâtir “un Canada fort” et mettre “le Canada d’abord”.

Pierre Poilievre, le combatif
Politicien de carrière, élu député conservateur en 2004 à l’âge de 25 ans, Pierre Poilievre a pris la tête de son parti il y a trois ans après avoir embrassé la cause des camionneurs antivaccins en pleine pandémie. En imposant ses thèmes, comme la hausse du coût de la vie ou encore la crise du logement, cet adversaire coriace de Justin Trudeau s’était forgé une formidable avance dans les sondages, avance qui a fondu comme neige au soleil avec l’arrivée de Mark Carney et les multiples menaces de Donald Trump, analyse La Presse. Celui que l’on a surnommé le “Trump canadien” promet désormais de tenir tête au chef de la Maison-Blanche, qui veut faire du Canada le 51e État américain. “C’est à notre avantage de rendre le Canada plus souverain et plus fort face aux Américains”, a-t-il déclaré. Mais, note Le Devoir lors d’un rassemblement le 7 avril en Alberta, “ce qu’il a peut-être moins aimé, c’est la façon dont les applaudissements se taisaient à chaque fois qu’il évoquait la menace américaine”.Courrier International

Mais jusqu’à présent, une grande partie des mesures qu’ils ont proposées concernent les réductions d’impôts et l’économie, même si le candidat libéral a récemment admis que la relation qu’entretenait traditionnellement le Canada avec les États-Unis “n’existait plus”.

Les politiciens aiment dire que les temps sont durs et promettre des jours meilleurs. Cependant, répondre à Trump par des mesures économiques ne changera rien au fait que les États-Unis ont pris un virage autoritaire et que leur président parle désormais ouvertement de son désir d’annexer le Canada.

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D’autres pays, comme la Suède, la Finlande, la Norvège et la France, qui ont déjà été envahis ou menacés d’invasion par de puissants voisins, ont commencé à préparer leurs citoyens à cette période d’instabilité géopolitique. Ils distribuent des manuels de préparation aux situations d’urgence qui traitent entre autres de conflits armés, de menaces à la sécurité et de catastrophes climatiques.

Pourtant, ici au Canada, l’idée que l’on puisse distribuer de tels manuels semble impensable. Ce serait sans doute vu comme un aveu de faiblesse plutôt que comme une précaution judicieuse. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que la possibilité que Trump tente d’annexer de force le Canada est bien réelle. Il est temps de commencer à envisager le pire au lieu d’espérer que tout se passe au mieux.

Melissa J. Gismondi

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