Édition du 23 avril 2024

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Planète

Conférence onusienne sur l'eau : un statu quo ou une avancée vers une nouvelle approche ?

En 1977 se tenait la première conférence onusienne sur l’eau où la communauté internationale se fixait l’objectif d’assurer l’ensemble des besoins en eau de la population mondiale d’ici 2000. Il a fallu attendre 46 ans pour que la seconde se tienne. Entre-temps, la population mondiale a doublé, plus de 2 milliards d’humains n’ont toujours pas accès à une eau potable sûre. L’appel à une nouvelle gouvernance de l’eau démocratique, orientée vers la réalisation du droit à l’eau tou·tes, doit enfin être entendu.

Anne LE STRAT est ex-présidente d’Eau de Paris, consultante senior pour UN-Habitat

5 avril 2023 | Blog publié sur mediapart.fr
https://blogs.mediapart.fr/anne-le-strat/blog/050423/conference-onusienne-sur-leau-un-statu-quo-ou-une-avancee-vers-une-nouvelle-approche

En 1977, à Mar Del Plata en Argentine, se tenait la première conférence onusienne sur l’eau où la communauté internationale se fixait l’objectif d’assurer l’ensemble des besoins en eau de la population mondiale d’ici 2000. Il a fallu attendre quarante-six ans pour que la seconde se tienne à New-York, et réitère l’urgence de parvenir à atteindre cet objectif. Entre-temps, la population mondiale a doublé, plus de deux milliards d’êtres humains n’ont toujours pas accès à une eau potable sûre, plus de quatre milliards à l’assainissement, la première cause de mortalité dans le monde a trait à l’insuffisance ou aux pollutions de l’eau, et environ 90% de toutes les catastrophes naturelles sont liées à l’eau.

Les engagements internationaux se sont pourtant succédés ; la décennie internationale sur l’eau potable et l’assainissement 1981-1991, la désignation d’une journée mondiale de l’eau puis d’une année, la Décennie internationale d’action "L’eau pour la vie" 2005-2015 suivie d’une autre décennie "L’eau pour le développement durable" 2018-2028, sans compter l’adoption de dix-sept Objectifs de Développement Durable (ODDs) d’ici 2030 incluant l’ODD6 "Garantir l’accès de tous à l’eau et à l’assainissement et assurer une gestion durable des ressources en eau". En 2010, l’Assemblée générale de l’ONU a permis une avancée importante dans le droit international en reconnaissant que l’accès à une « eau potable salubre et propre est un droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme ». A chaque fois la communauté internationale s’alarme de la crise de l’eau, réitère l’urgence de la situation et accouche de nouveaux objectifs. Cette fois-ci n’a pas échappé à la règle - même s’il a été rappelé avec vigueur que le temps était maintenant à l’action ! Il serait faux de dire que des progrès n’ont pas été faits ; mais au regard de la réalité de terrain vécue notamment par les communautés les plus vulnérables, il est évident que les engagements pris ne sont pas suivis d’actes à la hauteur des enjeux.

Pourquoi l’humanité semble-t-elle plus intéressée à créer un énième outil d’intelligence artificielle que d’assurer à tou.te.s le premier besoin vital, cela reste une question entière. Sans entrer dans les considérations philosophiques, je me concentrerai ici sur des raisons politiques.

Il faut le dire et le redire, dans les pays où l’accès à l’eau et à l’assainissement n’est pas assuré, ce sont les femmes et les fillettes qui assurent entièrement la corvée d’aller chercher de l’eau pour les besoins quotidiens de la famille, qui ont à gérer les tâches domestiques qui nécessitent d’avoir de l’eau (cuisine, lavage, etc.). Ce sont aussi elles qui souffrent le plus de son manque pour l’hygiène, qui subissent lourdement les conséquences d’absence d’équipements d’eau et d’assainissement dans leur accès à l’éducation, au monde du travail et ainsi à leur autonomie financière. Et cela sans compter les violences sexuelles et sexistes auxquelles elles sont confrontées en lien avec cette situation. Ce sont donc elles qui paient un très lourd tribut au défaut de services basiques ; pour autant, ce sont très rarement elles qui vont se retrouver dans les lieux de décision pour changer cet état de fait. Certes, l’accent est mis de plus en plus fortement sur cette injustice de genre et les femmes sont régulièrement citées comme la population la plus vulnérable dont les besoins doivent être pris en compte. Mais si le quotidien de l’eau est très féminin, le monde des décideurs de l’eau demeure très masculin.

A cette profonde inégalité de genre, s’ajoutent les inégalités sociales – entre pays et au sein des pays – qui jouent un rôle majeur dans la jouissance ou non par les populations du droit fondamental à l’eau et à l’assainissement. L’Organisation Mondiale de la Santé préconise un minimum vital de 20 litres d’eau par jour et par personne pour répondre aux besoins fondamentaux d’hydratation et d’hygiène personnelle, 50 litres pour vivre décemment. Les niveaux de développement socio-économique influent fortement sur la mise en œuvre de ce droit. Si les pays développés disposent d’un accès à l’eau potable en continu et de bonne qualité, ce n’est pas le cas de très nombreux pays du Sud. Et au sein même de ces pays, il y a une très grande inégalité d’accès selon les classes sociales. Quand l’eau n’est pas démocratisée et accessible à tou.te.s, elle l’est pour l’élite dirigeante économique et politique, qui est par conséquent peu motivée pour mettre en œuvre des politiques d’accès à l’eau. En réalité ce n’est pas une priorité pour beaucoup de gouvernements, alors que d’autres infrastructures et réseaux comme ceux des télécommunications se sont développés beaucoup plus rapidement. Apparemment il est plus nécessaire d’avoir le téléphone portable que l’eau...

Dans ce contexte de crise mondiale de l’eau, quelles ont été les avancées obtenues dans le cadre de cette conférence qualifiée par beaucoup d’historique ? Jusqu’à maintenant seuls les Forums mondiaux de l’eau organisés par le Conseil du même nom réunissaient de nombreux acteurs de ce secteur, toutefois dans un cadre très controversé. En effet le Conseil mondial de l’eau, issu d’une initiative montée principalement par les multinationales de l’eau françaises et la Banque mondiale, a toujours vu de ce fait sa légitimité contestée. D’autant que les Forums mondiaux de l’eau ressemblent plus à des foires internationales où le secteur privé est prédominant qu’à des lieux de co-élaboration de nouvelles politiques de l’eau pour répondre à la crise.

Cette conférence onusienne – dont l’objectif était d’évaluer les progrès faits à mi-temps de la Décennie internationale de l’eau – était donc très attendue par le monde de l’eau, et notamment par de nombreux acteurs publics, militants et ONG. Elle était annoncée comme inclusive et participative, ouverte à l’ensemble des "parties prenantes" - pour reprendre la terminologie onusienne répétée à satiété par les envoyés spéciaux des deux pays co-hôtes, les Pays-Bas et le Tadjikistan. A côté de ce principe affiché, la réalité fut nettement plus nuancée.

D’abord, des phases de consultation en amont devaient définir les cinq thématiques qui ont donné lieu aux dialogues interactifs lors de la conférence : dans les faits les thèmes ont été choisis par les organisateurs avant les tables-rondes consultatives et les dialogues interactifs étaient millimétrés avec une liste d’intervenant.e.s choisi.e.s en avance de manière absolument non-transparente, sachant que les débats dans les séances plénières étaient essentiellement réservés aux États. Sans surprise, les grands groupes privés, les bailleurs de fonds internationaux, les représentants étatiques et les habitués de ces grands raouts internationaux ont préempté le débat et les voix alternatives se sont peu fait entendre. Heureusement, à côté des événements officiels dans les quartiers onusiens, des dizaines d’événements parallèles se sont tenus qui ont permis de défendre une autre approche, avec d’autres acteurs venus du monde entier – il y a eu près de dix mille participant.e.s – , suscitant des échanges stimulants et des rapprochements fructueux, qui font in fine le plus grand intérêt de ces conférences trop formatées.

Ensuite, le système onusien ne reconnaît pas les gouvernements locaux et les entités publiques comme une catégorie "partie prenante", ce qui a rendu quasi impossible la participation d’opérateurs publics alors que les grandes multinationales étaient intervenantes dans de nombreuses tables-rondes. Or l’eau est avant tout un enjeu de politique locale, même si les Etats ont évidemment un rôle à jouer en appui. Il existe des dizaines de milliers de services publics sur lesquels reposent la charge de fournir l’eau et l’assainissement aux populations dans des contextes socio-économiques et hydrologiques très différents. Ils ont des expériences et des pratiques à partager. Ce sont des acteurs-clés qui doivent être reconnus comme tels et bénéficier d’un soutien à tous les niveaux.

Cette composition des intervenant.e.s influe fortement sur la vision et les discours officiels. Les représentants des mouvements sociaux n’ont guère pu intervenir dans les dialogues interactifs de la conférence, et leurs propositions n’ont pas trouvé d’écho dans les conclusions présentées lors de la séance de clôture. Par exemple, les propositions relatives à la gestion écosystémique des rivières et des aquifères prônées par les peuples indigènes et les communautés paysannes ont été ignorées, de même que les exemples de gouvernance démocratique de l’eau issus des systèmes de gestion communautaire. L’accent a été mis sur la nécessité d’innover mais sans grande surprise ce sont essentiellement les innovations technologiques et financières qui ont été abordées plutôt que des innovations sociales et démocratiques. La demande d’une approche fondée sur les droits humains a été ignorée ou reléguée au second plan, et pas même mentionnée dans le discours de clôture de la Conférence, comme le regrette Pedro Arroyo-Agudo, Rapporteur spécial sur les droits humains à l’eau potable et à l’assainissement. Il a fallu le soutien de quelques Etats pour que la voix de la société civile se fasse entendre dans une plénière, avec la déclaration du "Manifeste pour la justice de l’eau" (Water Justice Manifesto). Initié par le People’s Water Forum, regroupement des acteurs associatifs qui animaient les forums alternatifs mondiaux de l’eau, ce manifeste soutenu par plus de cinq cent organisations, réunissant pour la première fois de très nombreux mouvements sociaux, ONG, représentants des peuples autochtones, syndicats, opérateurs publics, d’universités, etc. se présente comme une plateforme des défenseurs de l’eau et réclame un changement radical de vision afin de répondre aux crises de l’eau.

Si la pression de la société civile s’est faite plus forte sur les gouvernements pour que soit mis en œuvre le droit à l’eau, le chemin semble encore long entre les déclarations de bonnes intentions et leurs débouchés sur le terrain. Dans les faits la volonté politique manque. Le sujet de la gouvernance et de l’organisation des politiques de l’eau, a été faiblement esquissé, seule la question des financements a été évoquée à satiété. Pendant des décennies l’idéologie dominante a été de croire que les partenariats public-privé était LA solution. Il a bien fallu se rendre à l’évidence que cela ne suffisait pas pour approvisionner les populations en eau. Pourtant l’appel à une plus grande implication du privé dans le secteur de l’eau continue d’être un mantra. Le secteur privé est appelé à la rescousse, mais rien n’est dit très précisément sur le cadre et les contours qui seraient adéquats pour son intervention. Tandis que l’ingénierie financière associée au secteur déploie de plus en plus sa dangereuse créativité, les tenants d’une approche néo-libérale défendent que l’argent public soit déployé pour aider le privé à investir. C’est ce discours-là qui a été majoritairement repris durant la conférence par les Etats et les bailleurs de fonds internationaux.

Il faut pourtant garder en tête les spécificités de l’eau qui doivent conditionner les contours de sa gestion. Ressource vitale pour nos besoins quotidiens et nos activités, elle relève d’un monopole naturel. L’accès à l’eau et à l’assainissement étant un droit humain fondamental, il ne doit pas être réalisé dans une logique de profit financier. Puisque la gestion de l’eau relève à l’évidence de l’intérêt général, il est illusoire d’espérer que des investissements privés importants s’y multiplient dans une logique de préservation de la ressources sur le long-terme, de garantie d’accès social à l’eau à tou.te.s et en particulier pour les plus démunis. Il faut dès lors battre en brèche l’idée que les moyens publics devraient être utilisés avant tout pour accompagner les capitaux privés, pour assurer les marges et la sécurité des investisseurs. Ce modèle ne peut être appliqué pour le secteur de l’eau, où l’attention devrait se porter sur la manière de permettre un financement public robuste et pérenne et sur les conditions pour assurer une gestion publique, efficace et soutenable. Au lieu de défendre encore et toujours le partenariat public-privé, il faut augmenter les dépenses publiques dans l’eau et renforcer les partenariats public-public ou public-communautaire.

Depuis que la conférence s’est tenue, beaucoup saluent le caractère historique de cet événement et insistent sur les espoirs d’action concrète que cela suscite. Cependant, les résultats tangibles sont maigres. N’étant assortie d’aucun engagement négocié contraignant pour les Etats, elle a n’a pu qu’exhorter l’ensemble des parties prenantes à prendre des engagements volontaires à enregistrer dans le "Water Action Agenda". Des centaines ont déjà été envoyés, qui vont de la présentation d’un projet d’une ONG à un engagement national porté par un ministère. Le processus d’enregistrement d’engagement volontaire sera continûment ouvert sans qu’on sache précisément quels enseignements ou orientations en seront tirés. L’annonce-phare de la conférence est la création d’un nouveau poste onusien, un.e envoyé.e spécial.e dédié.e à ce sujet. Si cela marque la volonté de prendre plus au sérieux le suivi des engagements internationaux, personne ne pense que cela va réellement accélérer la mise en oeuvre concrète du droit à l’eau.

Toutes lourdes et bureaucratiques qu’elles soient, les instances multilatérales sont pourtant indispensables comme espaces d’échange, de coopération et de règlement des conflits. La reconnaissance du droit humain à l’eau en 2010 a permis à des collectifs de s’appuyer sur cette reconnaissance internationale pour revendiquer une plus grande justice autour de l’eau. Mais ces instances ne peuvent se substituer aux rôles essentiels des gouvernements et services locaux dans la mise en oeuvre de ce droit. Ils doivent être entendus dans l’expression de leurs besoins et des difficultés specifiques rencontrées. Cette réalité du terrain est essentielle à l’atteinte des ODDs : il est dès lors grand temps d’élargir les interventions dans les instances onusiennes aux gouvernements locaux, aux entités publiques et organisations communautaires afin de mieux représenter et diversifier les voix et les intérêts exprimés.

Alors qu’une autre conférence similaire est envisagée pour clôturer la décennie en 2028, il pourrait également être suggéré qu’elle se tienne de façon décentralisée sur chaque continent, ce qui faciliteraient les coopérations entre pays et une meilleure prise en compte des spécificités régionales. Cela éviterait d’avoir encore une trop grande prééminence des pays occidentalisés et de leur approche dans l’analyse des crises et des réformes proposées.

Selon les mots du Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres lui-même, l’eau doit être gérée comme un bien commun, car elle est essentielle à la vie. La gestion de l’eau doit reposer sur une approche écosystémique et participative, nécessairement de long-terme et liée aux territoires, aux bassins fluviaux et aux aquifères. L’adaptation au changement climatique, la lutte pour restaurer les cours et nappes d’eau se conçoivent et se déclinent sur les territoires. La question de l’eau est également par essence transversale et transdisciplinaire. Elle doit se penser en interconnection avec les autres secteurs et politiques (habitat, agriculture, énergie, etc.). Ressource naturelle essentielle au vivant humain et non-humain, elle doit être gérée selon l’intérêt général et il y a urgence à reconsidérer l’eau et le cycle de l’eau comme un bien commun mondial à défendre. La restauration et la préservation de l’eau doivent être considérées comme un objectif public d’intérêt général, configurant de facto les stratégies institutionnelles et financières et les politiques menées en matière d’investissement et d’approvisionnement. Cet appel à une nouvelle gouvernance de l’eau, publique et démocratique, internationale et locale, orientée vers la réalisation du droit à l’eau et à l’assainissement pour tou.te.s d’ici 2030, doit enfin être entendu.

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