par Cha Dafol
Regard d’ensemble
Bien plus qu’un premier tour de présidentielles, c’est la composition de la Chambre des Député(e)s, l’élection des Gouverneurs d’états et le renouvellement d’une partie du Sénat qui s’est jouée dimanche au Brésil. Une étape cruciale pour déterminer la gouvernance du prochain président élu.
À première vue, la lecture politique est simple : à la chambre des députés, le parti de Bolsonaro a fait un score historique et emporte 16,5 % des sièges contre 13,9 % pour celui de Lula. Vient ensuite une vingtaine (!) de partis dont les possibles alliances dessinent un échiquier hostile à toute tentative de politique sociale. Soyons clairs : la gauche ne s’attendait pas à être majoritaire – elle ne l’a d’ailleurs jamais été. Les législatives sont historiquement le terrain de jeu du « Centrão », un ensemble de partis de droite sans grande figure politique sur le plan national, mais très bien positionnés localement dans tout le pays pour rafler la majorité des sièges. Cette fois, pourtant, le curseur global a indéniablement été déplacé vers l’extrême-droite.
Bon, ça, c’est une analyse immédiate et très résumée, généralement donnée par la presse internationale. Depuis le Brésil, la lecture des résultats se fait de manière plus nuancée. Comme expliqué dans un précédent article, il est important de savoir que l’élection des députés ne se fait pas par liste : au sein des partis, les candidatures n’ont pas d’ordre prédéfini et les élus sont ceux qui obtiennent, nominalement, le plus de voix.
Ce qu’il est important d’observer est que le choix repose davantage sur des personnes (et sur ce qu’elles représentent) que sur des projets électoraux. On vote pour Untel (ou Unetelle) parce qu’il est blanc ou noir, parce que c’est une femme, parce que c’est un pasteur, parce qu’il est LGBT, parce qu’il est du coin, parce qu’il est commandant de l’armée, parce que c’est une chanteuse ou un footballeur, parce qu’on le connaît ou parce qu’on accompagne sa carrière politique depuis plusieurs années.
De mon point de vue, c’est aussi sous cet angle qu’il faut examiner les résultats. Je vous avertis qu’on n’en ressort pas beaucoup plus optimiste… mais certainement plus proche de la réalité électorale du Brésil et capable de mettre en perspective le chemin parcouru (et à parcourir) par la « démocratie » dans un pays au lourd passé colonial et dictatorial.
Qui est qui ?
À examiner la situation état par état (j’y ai passé la journée), l’un des éléments les plus choquants est la quantité de « Colonel » [coronel], « Commissaire » [delegado], « Pasteur » [pastor] qui précèdent les noms des élus. À quelques exceptions près, ils représentent un vote conservateur, sinon franchement réactionnaire, passé en force avec le soutien de Bolsonaro. Parmi eux, ou sur la même ligne, on trouve un certain nombre d’anciens ministres qui continueront à hanter la vie politique pendant au moins quatre ans.
D’un autre côté, la plupart des grandes figures de l’opposition ont elles aussi renouvelé leurs mandats, et avec parfois des scores historiques, comme celui de Guilherme Boulos, leader d’un mouvement de droit au logement, élu avec plus d’un million de voix à São Paulo. On remarque également que la présence de « minorités » politiques dans une enceinte historiquement contrôlée par des hommes blancs continue de s’accroître. En 2015, les femmes ne représentaient que 51 des 513 députés – ce qui était déjà un fait inédit. En 2019, elles étaient 77. Hier, elles sont devenues 91i. Parmi elles, deux transsexuelles. À très peu de choses près, on aurait eu également une travestie et une drag queen pour tenir tête aux Colonels – mais les deux candidates en question resteront pour l’instant suppléantes.
Les femmes noires, qui n’obtenaient que 13 représentantes en 2014 en ont désormais 29.
Les femmes indigènes, quant à elles, ont triplé leur quota. Il n’y en avait qu’une, maintenant il y en a trois.
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J’insiste souvent sur le fait que la population brésilienne est globalement peu engagée dans la politique et n’accorde qu’un maigre importance aux élections. Mais quel crédit donner à une démocratie où la population native, colonisée, isolée et massacrée depuis cinq siècles, n’a pratiquement aucune représentation dans les cercles de pouvoir ? Or, moins on s’identifie avec un milieu social, moins on veut y entrer. Plus on s’y reconnaît, plus on veut y défendre une place. Ces petites victoires acquises par des groupes sociaux historiquement marginalisés de la vie politique laissent donc espérer un (lent) effet « boule de neige » pour les années à venir.
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Je ne vais pas exposer ici les chiffres de tous les élus locaux du pays, mais globalement, ce phénomène d’un plus grande diversité, avec une présence marquée des femmes noires et des transgenres, est tout à fait remarquable ces dernières années, venant s’opposer frontalement à celui du bolsonarisme.
Les deux Brésil
Morale de l’histoire : ça ne sera pas peace & love à l’Assemblée. Les affrontements promettent… Et c’est bien la principale conclusion que l’on peut tirer de tous les résultats de dimanche. Car de la même manière que l’extrême-droite est vue comme la grande gagnante des législatives, les deux principaux partis de gauche (PT et PSOL) ont eux aussi battu leurs records de nombre de députés élus. Finalement, les perdants sont les centristes, ainsi que ceux qui auraient espéré une maigre possibilité de gouvernance, dans un pays aussi divisé.
Pour en revenir au premier tour de l’élection présidentielle, c’est le même topo. On attendait une marge confortable de Lula sur son rival mais ils ont tous les deux franchi avec facilité la barre des 40 %, quand les autres candidats ne leur arrivent pas à la cheville. Le pays n’a jamais été aussi divisé et le second tour promet d’être tout aussi disputé entre deux projets incompatibles.
Mais surtout, on sait désormais que l’on ne se débarrassera pas comme ça des ennemis qui nous dérangent. Chacun a marqué sa place sur le long terme. Les mouvements noirs, indigènes, féministes, ouvriers ou transgenres qui ont désormais accès à un minimum de pouvoir de décision, n’ont plus l’intention de rentrer chez eux. À l’autre bord, l’extrême-droite montre qu’elle n’aura pas été un simple accident de l’histoire mais bien la représentation d’une mentalité coloniale, fasciste et destructrice qui sous-tend toutes les institutions et ne masque plus son jeu.
Mais pourquoaaaaaa ???
Il me reste un conseil essentiel à vous donner si vous vous intéressez à la politique brésilienne : ne faite confiance à personne qui prétende pouvoir expliquer le vote bolsonariste. On a beau associer l’actuel Président à une classe moyenne, blanche et conservatrice dont il défend les intérêts, on a beau colorier la carte d’un Brésil géographiquement divisé entre rouge et jaune, le fait est que son électorat traverse toutes les classes sociales et toutes les régions du pays, sans quoi il ne serait pas là où il est. Il y a des indigènes qui votent Bolsonaro. Des gays qui votent Bolsonaro. Des personnes extrêmement pauvres qui votent Bolsonaro. Beaucoup sont séduits par son discours sur le port d’arme, l’individualisme, le « tout-est-permis », ou par les mots d’ordre « Dieu, Famille, Patrie » (oui, il fait pire que Pétain)… Beaucoup sont simplement menés à la baguette par la certitude que Lula est le plus grand des voleurs et qu’il faut le contrer coûte que coûte. Beaucoup ont peut-être été séduits par les avantages sociaux qui ont été augmentés, par un coup de maître de démagogie, à quelques mois des élections.
Mais il existe au moins une donnée électorale que ces hypothèses ne parviennent pas à expliquer : l’énorme marge d’erreur des instituts de sondages. C’est courant, me direz-vous, avec l’extrême-droite. Sauf que cette imprévisibilité dépasse largement ce que l’on peut voir en France. On peut l’associer à cette négligence d’une bonne partie de la population pour la politique, qui rend les intentions de vote versatiles jusqu’à la dernière minute, mais également à deux phénomènes particuliers :
– L’influence (énorme) des églises évangélistesii, aujourd’hui omniprésentes dans le pays. Les pasteurs, qui travaillent tout au long de l’année à gagner la confiance fidèles, ne donnent généralement leurs orientations de vote qu’à quelques jours du scrutin, en sous-main, contrariant toutes les prévisions. Le Gouverneur de Rio de Janeiro, par exemple, élu au premier tour avec 57 % des voix quand les sondages lui prévoyait 44 %, représente clairement un vote évangéliste.
– Les pratiques de « boca de urna », qui se passent le jour même des élections. Si la campagne s’arrête officiellement à la veille du scrutin, le racolage à l’entrée des urnes n’en est pas moins une méthode tout à fait répandue, prenant discrètement en charge les indécis/indifférents qui n’ont pas encore en tête tous leurs candidats – rappelons que cinq scrutins ont lieu le même jour et que la confusion est gigantesque. Après le pas est vite franchi entre « conseiller » un électeur et lui glisser un billet de 50 balles dans la poche en guise de garantie. Ces pratiques sont régulièrement dénoncées dans tout le pays, mais rarement contenues, notamment dans les périphéries et dans les régions les plus reculées.
Suspense…
Pour les législatives et sénatoriales, les résultats sont définitifs, sans nécessité de second tour. En revanche, il faudra attendre quatre semaines pour déterminer le Président de la République et les Gouverneurs de chaque état. Beaucoup de choses peuvent se passer en 28 jours, aussi bien qu’en une demi-journée. Je vous avoue que côté gauche, où l’on cultivait l’espoir d’une élection au premier tour, on a perdu une bonne dose d’optimisme et d’énergie. Et pourtant, avec plus de 48 % des suffrages au premier tour, et un record de voix obtenues dans une élection au Brésil, Lula reste en tête et très proche de la victoire – rationnellement, il a même toutes les chances de l’emporter… Reste à savoir quelle sera la part de rationalité sur un échiquier où il faut s’attendre à tout.
Notes
1.Non pas que toutes les femmes élues soient de gauche, loin de là ! Mais face à une idéologie ouvertement misogyne, cette occupation féminine des institutions de pouvoir représente un minimum de prise de conscience de la part de la population.
2. Les églises « évangélistes » qui fourmillent au Brésil viennent des courants religieux adventistes nord-américains, à ne pas confondre avec les protestants européens (auxquels ils s’opposent en tout point).
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