Édition du 16 avril 2024

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Histoire

Eugene V. Debs, héros oublié de la classe ouvrière américaine

A la fin du mois d’octobre, les américains ont pris l’habitude de célébrations qui vont du puritanisme étroit et pesant — Thanksgiving le 25 — à la supercherie manichéenne et commerciale, hélas généreusement exportée — Halloween le 31 — mais le silence revient en novembre. Pourtant, ils auraient l’occasion, le 5 novembre, de commémorer la naissance, en 1855, d’un citoyen hors du commun, Eugene Victor Debs. Son nom de famille est français, puisque ses parents, Jean Daniel Debs et Marguerite Marie Bettrich Debs, étaient nés à Colmar puis avaient émigré, à la fin du 18ème siècle, vers le Nouveau Monde, plus précisément vers l’Indiana pour s’installer à Terre Haute, et y avaient fait fortune en créant une usine de textile et un marché à viande. Les racines françaises ne furent pas oubliées puisque leur fils fut prénommé Eugene Victor par référence à Eugène Sue et Victor Hugo.

Après avoir quitté définitivement la High School à l’âge de 14 ans en 1869, Eugene V. Debs va passer deux années aux ateliers d’entretien de la compagnie ferroviaire Vandalia jusqu’en 1871, année où il lui est proposé de devenir locomotive fireman, c’est-à-dire chauffeur de locomotive chargé d’alimenter la chaudière, alors que le mécanicien conduisait. Debs va rester chauffeur pendant quatre ans, après quoi il va devenir délégué d’un syndicat, Brotherhood of Locomotive Firemen, la fraternité des chauffeurs de locomotives, et, parallèlement suivre, par les cours du soir, une formation de gestion. En 1878, il est élu rédacteur associé du mensuel de la BLF, Firemen’s Magazine, et, en 1880, il est promu secrétaire général et trésorier du syndicat et rédacteur-en-chef du magazine. A la même époque il va commencer deux mandats de conseiller municipal à Terre Haute jusqu’en 1883, et, en 1884, il est élu, pour un seul mandat sous la bannière du parti démocrate, à l’assemblée territoriale de l’Indiana.

Eugene V. Debs est engagé dans la vie sociale, syndicale et politique de sa ville, de sa région et de son pays, puisqu’en 1893, au terme de tous ses mandats syndicaux et politiques, il crée l’ARU, American Railway Union, pour défendre les ouvriers non qualifiés exploités par la plupart des nouvelles compagnies ferroviaires. Mais le tournant de son engagement et de sa vie survient en 1894, avec ce que l’on appelle dans l’histoire des Etats-Unis la Pullman Strike, la grève dans la compagnie Pullman, à Chicago. Un bras de fer s’était engagé entre l’ARU, dirigé par Eugene V. Debs et l’entreprise Pullman qui avait baissé de 28% les salaires de ses ouvriers les moins qualifiés. La solidarité syndicale ne se fit pas attendre et la grève générale bloqua les liaisons ferroviaires. La situation fut surnommée la Debs’s rebellion, bien que ce dernier fut plutôt partisan de la négociation au début du conflit. Le président Groover Cleveland, prenant pour prétexte fallacieux que le courrier ne pouvait plus être acheminé, mais il s’agissait, en fait, de défendre ses amis propriétaires des grandes compagnies ferroviaires, envoya des troupes fédérales à Chicago, intervention qui fit treize morts chez les ouvriers grévistes, et fit emprisonner Debs, dans l’état voisin de l’Indiana, l’Illinois, à Woodstock, que l’on n’associait pas encore au festival de musique, pour avoir enfreint la loi. La légende Eugene V. Debs était née.

D’autant que, parallèlement, le NYT, dans un éditorial célèbre du 9 juillet 1894, avait consacré la gloire nationale de Debs en le traitant de lawbreaker at large, en ennemi of the human race, hors-la-loi en liberté, ennemi de l’humanité. Sa détention, consécutive à sa condamnation pour six mois, forgea sa détermination et son engagement, d’autant qu’il se mit à lire Marx et reçut le soutien de nombreux socialistes européens. A sa sortie, trouvant les positions du parti démocrate trop faibles dans le domaine social, il créa, en 1898, le SDPUS, Social Democratic Party of the United States, qui devint, deux ans plus tard, le SPUS, Socialist Party of the United States, sous les couleurs duquel il fut cinq fois candidat à l’élection présidentielle américaine, en 1900, 1904, 1908, 1912 et 1920. Lors de ces cinq campagnes présidentielles il n’obtint aucun grand électeur. Néanmoins, lors de l’élection de 1920, il totalisa 913 693 voix, soit près de 6% des suffrages exprimés. Cette campagne de 1920 est d’autant plus particulière et pittoresque qu’il la conduisit depuis la prison d’Atlanta, où le président Woodrow Wilson l’avait fait emprisonner, en 1918, en invoquant l’Espionnage Act de 1917, car Debs avait fait campagne contre la participation à la Première Guerre 1914-1918.

Condamné à dix ans d’emprisonnement, Debs vit, en 1921, sa peine commuée, par le président Harding, en la durée qu’il avait déjà passée sous les verrous. A sa sortie il fut acclamé par une foule considérable, reçu ensuite à la Maison Blanche, et enfin accueilli en héros à Terre Haute où plus de 50,000 personnes l’attendaient sur le chemin de retour vers sa maison natale. En 1924, en raison de son engagement contre la guerre de 1914-1918, il fit partie de la liste restreinte des candidats au Prix Nobel de la Paix et mourut, en 1926, au sanatorium de Elmshurst, dans l’Illinois, état voisin de son Indiana natal. En 1962 sa maison à Terre Haute fut rachetée par la Debs Foundation et, en 1966, elle a fait l’objet d’une nomination fédérale officielle en tant que National Historic Landmark of the United States. Eugene V. Debs fait donc partie du patrimoine américain, mais de toute évidence les media contemporains ont beaucoup de mal à s’en souvenir.

Voici ce qu’il déclarait au président du tribunal qui le jugea en 1918 : 

Your honor, I have stated in this court that I am opposed to the form of our present government ; that I am opposed to the social system in which we live ; that I believe in the change of both but by perfectly peaceable and orderly means.

Votre honneur* j’ai déclaré devant cette cour que je m’oppose à la forme de notre gouvernement actuel, je m’oppose au système social dans lequel nous vivons ; j’ai aussi déclaré que je crois au changement des deux (gouvernement et système social), mais par des moyens parfaitement pacifiques et organisés.

* Malgré l’influence des séries américaines télévisées, il convient dans le contexte français de dire, Madame La Présidente/Monsieur Le Président.

** Clifford Berryman, célèbre caricaturiste du WP, est à l’origine du surnom, en 1902, du président Theodore Roosevelt en Teddy Roosevelt, qu’il avait dessiné attendri par un ourson (teddy bear) lors d’une visite dans un zoo.
 

Epstein, David A. 2012. Left, Right, Out : The History of Third Parties in America. Arts and Letters Imperium Publications. 

Nick Salvatore, 1984. Eugene V. Debs : Citizen and Socialist. Reprinted by University of Illinois Press.

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