Édition du 11 novembre 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Arts culture et société

L’alignement vectoriel comme politique culturelle

Quand les fascistes s’attaquent aux musées, censurent les universités et réécrivent les programmes scolaires

Il y a quelques semaines, ordre a été donné au Kennedy Center de Washington D.C. et à la Smithsonian Institution d’être plus « alignés » avec la vision de l’histoire américaine promue par l’administration Trump. Le terme d’ « alignement », employé dans la croisade que les Républicains mènent contre le prétendu « wokisme », fait également partie du champ lexical de l’intelligence artificielle. Plus généralement, c’est toute la politique culturelle trumpienne qui doit être rapprochée de la logique d’optimisation systématique dont relève l’IA.

3 octobre 2025 | tiré d’AOC media

En septembre 2025, Berkeley dénonce ses professeurs et les musées s’alignent : la culture rencontre l’alignement vectoriel. L’alignement n’est plus une question technique réservée à l’IA. Trump ne censure plus, il optimise. Les institutions anticipent, s’autocensurent, convergent vers sa fonction objective. L’espace latent de la démocratie américaine se referme algorithme par algorithme, transformant la mémoire critique en variable d’ajustement et la culture en simple attracteur émotionnel calibré pour l’adhésion patriotique.

Quand les fascistes s’attaquent aux musées, censurent les universités et réécrivent les programmes scolaires, ils ne cèdent pas à une lubie réactionnaire : ils agissent avec une lucidité glaçante. Ils ont compris ce que les démocraties, elles, semblent avoir oublié – ou pire, délibérément sacrifié. La culture n’est pas un ornement, un luxe réservé aux temps de paix ou aux élites oisives. Elle est le laboratoire où se fabrique l’alignement politique d’une société, le terrain où se jouent, bien avant les urnes, les rapports de force entre conformisme et dissidence, entre mémoire et amnésie, entre critique et soumission. La culture est devenue le front invisible d’une guerre où se joue l’avenir des sociétés.

Le contrôle de la culture

Le terme « alignement » trouve ses origines dans l’action de donner une disposition rectiligne à une chose et désigne l’état de ce qui est aligné, évoquant une conformité à une règle rigide . Cette notion a trouvé une application politique explicite dans les déclarations de Donald Trump concernant les institutions culturelles américaines, révélant une conception systémique du contrôle idéologique qui présente des parallèles troublants avec les enjeux de l’alignement des systèmes statistiques d’IA.

L’ordre exécutif du 3 avril 2025 « Restaurer la vérité et la raison dans l’histoire américaine » constitue le fondement théorique de cette approche. Le document affirme qu’au cours de la dernière décennie, les Américains ont été témoins d’un « effort concerté et généralisé pour réécrire l’histoire de notre nation, remplaçant les faits objectifs par un récit déformé guidé par l’idéologie plutôt que par la vérité ». Cette formulation établit une opposition binaire entre « faits objectifs » et « idéologie », créant un cadre interprétatif qui légitime l’intervention politique directe sur les contenus culturels. L’ordre précise que « l’Institution Smithsonian a, ces dernières années, subi l’influence d’une idéologie divisive centrée sur la race. Ce changement a promu des récits qui présentent les valeurs américaines et occidentales comme intrinsèquement nuisibles et oppressives ».

La Maison-Blanche a envoyé une lettre officielle le 12 août 2025 au secrétaire du Smithsonian, Lonnie Bunch, signée par Lindsey Halligan, Vince Haley et Russell Vought, explicitant l’usage opérationnel de la notion d’alignement et incluant un calendrier d’étapes (30, 75 et 120 jours) : « Cette initiative vise à assurer l’alignement avec la directive présidentielle de célébrer l’exceptionnalisme américain, supprimer les récits diviseurs ou partisans, et restaurer la confiance dans nos institutions culturelles partagées ». Cette formulation exprime une conception mécaniste de la culture où les contenus peuvent être corrigés selon des critères prédéfinis, évoquant les processus d’optimisation algorithmique et d’optimisation économique.

Le processus décrit reproduit la structure itérative de l’entraînement en IA. La lettre détaille un calendrier précis : les musées doivent soumettre leurs matériaux dans un délai de 30 jours, puis « commencer à mettre en œuvre les corrections de contenu nécessaires, en remplaçant le langage diviseur ou idéologiquement orienté par des descriptions unifiantes, historiquement exactes et constructives sur les pancartes, les didactiques murales, les affichages numériques et autres matériels destinés au public ». Cette logique de remplacement terme par terme évoque les techniques de correction automatique utilisées pour aligner les modèles de langage sur des objectifs spécifiques.

Trump a étendu cette méthode au-delà du Smithsonian. Dans une publication sur Truth Social du 19 août 2025, il déclare : « Les musées de Washington, et dans tout le pays, sont pour l’essentiel les derniers restes du ‘wokisme’ » (Truth Social, 19 août 2025). Il ajoute : « J’ai demandé à mes avocats de passer en revue les Musées, et de commencer exactement le même processus qui a été fait avec les Collèges et Universités où des progrès considérables ont été réalisés ». Cette déclaration permet de comprendre que Trump conçoit l’alignement comme un modèle reproductible et évolutif, applicable à différents types d’institutions selon une logique de transfert d’apprentissage.

L’application de cette méthode aux universités démontre ainsi sa dimension systémique. Trump a menacé de « sanctionner les universités jusqu’à la totalité de leur dotation » si elles ne supprimaient pas leurs programmes de diversité, équité et inclusion (DEI), considérés comme « de la discrimination sous couvert d’équité » (déclarations de campagne 2024, PBS NewsHour). Cette logique punitive est une conception behavioriste de l’alignement : modifier le comportement institutionnel par un système de récompenses et de sanctions calculées. Harvard a ainsi vu plus de 2,2 milliards de dollars de financements fédéraux gelés en avril 2025, ce qui a conduit l’université à déposer une plainte en justice pour faire lever ce gel, créant un effet de dissuasion sur l’ensemble du système d’enseignement supérieur.

Pour le Kennedy Center, Trump a explicité sur Truth Social sa prise de contrôle directe en février 2025 : « Sur mes instructions, nous allons rendre le Kennedy Center de Washington D.C. GRAND À NOUVEAU ». Il précise : « L’année dernière seulement, le Kennedy Center a organisé des spectacles de drag spécifiquement ciblant notre jeunesse — CELA VA S’ARRÊTER » ». Trump a réorganisé en février 2025 le conseil d’administration du Kennedy Center en remplaçant plusieurs membres par ses proches collaborateurs, a été élu président du conseil, et a annoncé qu’il présiderait personnellement la cérémonie des Kennedy Center Honors, déclarant avoir été « about 98% involved » dans le choix des lauréats et avoir « refusé quelques partisans de l’idéologie woke ».

L’alignement vectoriel

Dans le domaine de l’IA, on parle d’alignement lorsqu’un système réussit à rapprocher ses réponses de ce que ses concepteurs attendent de lui. Autrement dit, il s’agit de réduire l’écart entre l’intention humaine et le résultat produit par la machine. L’alignement est donc identique à la notion d’instrumentalité et à ce que la tradition aristotélicienne nous a légué comme quadruple causalité (matière, forme, finalité et artisan-ingénieur). Dans les systèmes contemporains, cette distance se calcule par des fonctions de perte qui optimisent le rapprochement entre le résultat attendu et le produit effectif, garantissant que les systèmes d’IA produisent des sorties conformes aux valeurs et intentions humaines tout en évitant les comportements non désirés.

Les techniques d’alignement les plus courantes incluent l’Apprentissage par Renforcement à partir de Retours Humains (Reinforcement Learning from Human Feedback, RLHF), où des évaluateurs humains notent les réponses du modèle pour l’entraîner à produire des contenus jugés appropriés. Le réglage fin (fine-tuning) permet de spécialiser un modèle général vers des tâches spécifiques en l’entraînant sur des données ciblées. Ces méthodes reposent sur l’hypothèse qu’il est possible de définir des critères objectifs d’évaluation et que la répétition de corrections graduelles permettra de converger vers le comportement désiré, supposant une stabilité des objectifs et une possibilité de mesure quantitative de l’adéquation entre intention et production.

Les parallèles structurels entre l’alignement politique et l’alignement en IA témoignent d’une logique commune d’optimisation systémique. Dans l’alignement trumpien des musées, l’« intention » correspond à la « directive présidentielle » de « célébrer l’exceptionnalisme américain », fonctionnant comme la fonction objective d’un système d’IA qui définit l’état désiré vers lequel le système doit converger. Les « valeurs américaines » deviennent l’équivalent des « valeurs humaines » que l’IA doit apprendre à respecter. La lettre de la Maison-Blanche précise que l’objectif est d’« évaluer le ton, le cadrage historique, et l’alignement avec les idéaux américains », révélant une conception quantifiable de l’alignement similaire aux métriques utilisées pour évaluer les performances des modèles d’IA.

Le processus de « corrections de contenu » décrit dans la documentation officielle présente des similitudes avec les techniques de réglage fin en IA. Les musées doivent « remplacer le langage diviseur ou idéologiquement orienté par des descriptions unifiantes, historiquement exactes et constructives », une logique de remplacement terme par terme qui évoque les techniques de correction automatique. Le calendrier imposé reproduit la structure itérative de l’entraînement en IA, où des cycles (les epochs) répétés d’évaluation et de correction permettent d’améliorer progressivement les performances du système.

Trump a explicité sa fonction de perte institutionnelle à travers le retrait du financement fédéral pour les institutions non alignées. Cette logique punitive reproduit le mécanisme des fonctions de perte en IA, où les écarts par rapport à l’objectif génèrent des « coûts » qui orientent l’optimisation du système. Le gel de plusieurs milliards de dollars de financement pour Harvard et Columbia illustre cette dynamique, créant un signal d’apprentissage négatif qui incite les autres institutions à modifier préventivement leurs comportements. La menace de « sanctionner les universités jusqu’à la totalité de leur dotation » constitue une pénalité maximale correspondant aux techniques de gradient clipping en IA, où des corrections drastiques peuvent être appliquées pour éviter les divergences du système.

Cette dynamique punitive produit rapidement des effets d’alignement préventif par mise à nu nominative, comme l’illustre le cas de l’Université de Californie à Berkeley. En septembre 2025, l’université a transmis à l’administration Trump les noms de 160 étudiants, professeurs et membres du personnel dans le cadre d’une enquête fédérale sur l’antisémitisme présumé sur le campus. Cette divulgation a été effectuée « en conformité avec ses obligations légales de coopérer » avec l’enquête du Bureau des droits civiques du Département de l’éducation. Parmi les personnes nommées figure la philosophe féministe renommée Judith Butler, qui a comparé cette pratique aux méthodes « de l’ère McCarthy » et souligné l’absence de procédure contradictoire : « Nous n’avons pas été autorisés à connaître la substance de l’allégation ni bénéficier d’un processus de révision où nos propres témoignages auraient pu être pris en compte ».

Cette capitulation d’une institution emblématique de la contestation étudiante américaine depuis les années 1960 démontre l’efficacité du chantage budgétaire combiné à la surveillance nominative : l’alignement n’a plus besoin de s’imposer par la force, il se produit spontanément par anticipation des coûts personnels et institutionnels. Berkeley, qui avait résisté aux pressions du maccarthysme et incarné le « Free Speech Movement », illustre parfaitement comment l’alignement financier doublé d’une logique de fichage transforme la résistance historique en collaboration préventive, réalisant l’objectif politique sans même nécessiter d’intervention directe.

Cette logique d’alignement produit des effets similaires à ceux observés en IA, notamment une régression vers la moyenne et un appauvrissement de la diversité en cas de surapprentissage. Trump l’a explicitement reconnu en déclarant avoir refusé des candidats « trop woke » pour les Kennedy Center Honors, privilégiant des choix « sûrs » comme Sylvester Stallone et des artistes mainstream. Cette sélection montre comment l’alignement favorise les zones centrales, jusqu’à l’absurde, d’une distribution de probabilités au détriment des queues de distribution où résident souvent les transformations les plus significatives. L’alignement constitue ainsi une nouvelle forme d’académisme institutionnel, où la recherche de prédictibilité s’obtient au prix d’un appauvrissement de la richesse culturelle.

Cette logique d’appauvrissement s’articule à une économie de l’attention qui privilégie l’attractivisme affectif sur la complexité narrative. L’alignement trumpien des institutions culturelles ne vise plus seulement la conformité idéologique, mais l’optimisation de l’engagement émotionnel selon les métriques des plateformes numériques. Les critères d’alignement sont calibrés non sur la vérité historique, mais sur la capacité à générer des attracteurs affectifs puissants – amour patriotique, indignation, fierté, nostalgie – qui maximisent l’attention et l’adhésion. Cette tendance des opérateurs médiatiques à multiplier les saillances attentionnelles favorise les contenus dont les attracteurs affectifs sont les plus puissants, avec pour conséquence d’exacerber la polarisation émotionnelle. L’alignement trumpien exploite systématiquement cette logique : la « célébration de l’exceptionnalisme américain » prescrite aux musées fonctionne comme un attracteur optimisé pour capter et retenir l’attention des visiteurs. Les « descriptions unifiantes » demandées ne visent pas l’exactitude historique, mais la production d’affects positifs qui renforcent l’adhésion au récit national.

Cette subordination de la culture à l’économie de l’attention transforme les institutions en dispositifs d’optimisation. Après avoir dû optimiser l’économie des institutions, les conservateurs de musée deviennent des « gestionnaires d’engagement » chargés de maximiser les métriques d’attraction émotionnelle de leurs expositions. La menace de retrait de financement fonctionne comme une fonction de perte qui oriente cette optimisation : les institutions qui produisent des contenus générant de « mauvais » affects (questionnement critique, inconfort historique, complexité narrative) sont pénalisées, tandis que celles qui privilégient les affects « positifs » (fierté, nostalgie, simplicité) sont récompensées. Cette logique reproduit à l’échelle institutionnelle les mécanismes d’addiction des réseaux sociaux, où la dopamine cognitive remplace la réflexion critique. L’alignement ne produit plus des sujets conformes, mais des sujets dépendants, incapables de supporter la frustration cognitive que suppose tout apprentissage critique. Les musées alignés deviennent des « espaces sécurisés » où les visiteurs peuvent consommer des récits gratifiants sans risquer la déstabilisation de leurs certitudes préalables qui pourrait mettre en jeu l’unité de leur subjectivité. Cette sécurisation émotionnelle constitue une forme de contrôle plus subtil et plus efficace que la censure directe.

L’alignement opère également par production massive de contrefactuels, créant des mondes alternatifs qui concurrencent le monde factuel dans l’économie de l’attention. Ces mondes contrefactuels générés par des IA génératives ne sont pas « faux » au sens traditionnel, mais statistiquement probables, acquérant une force d’attraction équivalente à ce qui est factuellement advenu. L’ordre exécutif trumpien illustre parfaitement cette dynamique : il ne se contente pas de nier certains faits historiques, il produit activement des versions alternatives de l’histoire américaine qui deviennent des « possibles narratifs » concurrents. Les grands modèles de langage constituent des machines à contrefactualité d’une puissance sans précédent. Contrairement aux techniques de propagande classiques qui s’opposaient frontalement aux faits établis, la logique contrefactuelle de l’alignement trumpien insère directement ces alternatives dans les flux informationnels, les rendant indiscernables des descriptions factuelles. Cette concurrence est asymétrique : la description factuelle est contrainte par ce qui s’est effectivement produit ; les contrefactuels explorent un espace infini de possibles, choisissant les versions qui maximiseront l’engagement émotionnel et l’adhésion affective.

La directive de « remplacer le langage diviseur ou idéologiquement orienté par des descriptions unifiantes, historiquement exactes et constructives » exprime cette stratégie : il ne s’agit pas tant de nier l’esclavage que de produire des récits contrefactuels où l’esclavage devient un détail dans une épopée plus large de l’« exceptionnalisme américain ». Ces contrefactuels acquièrent une consistance propre, une réalité statistique qui concurrence la réalité historique. L’alignement ne fonctionne plus par interdiction des alternatives, mais par production et neutralisation perpétuelle du désir d’alternative dans cet espace contrefactuel proliférant. Cette production de contrefactuels statistiquement probables, mais historiquement faux transforme profondément la crédibilité et la vérificabilité, elle constitue une forme de contrôle qui ne censure plus, mais noie la vérité dans un océan d’alternatives plausibles : on détruit certaines archives pour rééquilibrer le factuel et le factice. Les visiteurs de musées alignés ne sont plus confrontés à une version unique et imposée de l’histoire, mais à un ensemble de récits équiprobables parmi lesquels la version factuelle perd sa spécificité et sa force critique. Cette disfactualité — altération de la perception de la réalité par les technologies génératives qui brouillent la distinction entre fait et fiction sans modifier explicitement les faits — constitue l’arme la plus sophistiquée de l’alignement contemporain.

L’automatisation progressive du contrôle constitue un autre parallèle significatif. Lindsey Halligan, chargée de superviser la révision des musées, a déclaré avoir observé un « accent excessif sur l’esclavage » (Fox News, août 2025) dans les expositions, révélant l’existence de critères quasi algorithmiques de détection des contenus non alignés. Cette capacité à identifier automatiquement les « déviations » idéologiques évoque les techniques de détection d’anomalies utilisées en IA. La systématisation de ces critères permet un contrôle à grande échelle qui ne dépend plus de l’intervention humaine directe, mais de l’application de règles prédéfinies, constituant une forme d’automatisation du contrôle idéologique.

L’espace latent constitue le théâtre privilégié où s’articule cette automatisation du contrôle.

Contrairement à l’espace euclidien ordinaire où opérait le fascisme historique avec ses rassemblements de masse visibles, l’alignement contemporain s’exerce dans un espace vectoriel multidimensionnel invisible où les concepts politiques subissent une transformation ontologique. Le contrôle ne passe plus seulement par des slogans visibles ou des images de masse. Il agit désormais dans les coulisses, dans les flux d’informations. Des mots comme « démocratie » ou « liberté » se retrouvent saturés de connotations invisibles, recombinés par les algorithmes, jusqu’à perdre leur sens premier. Ce n’est plus un discours qui oriente les esprits, mais une modulation discrète des contextes où ces mots apparaissent. Cette vectorisation généralisée transforme qualitativement la nature même du pouvoir politique.

Les catégories politiques traditionnelles (droite/gauche, progressiste/conservateur) deviennent des projections appauvries d’un espace multidimensionnel complexe manipulé par les algorithmes d’alignement. Cette transformation actualise une logique de monnaie vivante (Klossowski) informationnelle où les émotions, les désirs et les pensées circulent comme vecteurs mathématiques dans l’économie de l’attention. L’alignement trumpien exploite cette architecture vectorielle : en modifiant les « poids » institutionnels de certains concepts dans l’espace culturel américain, il restructure l’espace des possibles narratifs selon une logique de rétroaction qui s’autoentretient.

Cette géographie computationnelle redistribue le corps politique dans de nouvelles coordonnées. Les foules uniformes opéraient dans l’espace euclidien ; l’alignement vectofasciste opère dans un espace latent de n dimensions. Ce qui se rassemble, ce ne sont plus des corps dans un stade, mais des données dans un espace vectoriel, portées par des ressemblances plutôt que par des consciences de soi. L’alignement ne produit plus seulement de la conformité visible, mais module les conditions mêmes de l’apparition du sens politique. En s’emparant du contrôle du Kennedy Center et en alignant les musées du Smithsonian, Trump ne se contente pas de censurer : il reprogramme les flux narratifs de la culture américaine selon cette logique vectorielle, créant un système de feed-back où les institutions modifient progressivement leurs comportements pour maximiser leurs « récompenses » algorithmiques.

Optimisation et démocratie

L’analogie entre alignement trumpien et alignement en IA souligne des mécanismes de contrôle qui dépassent les domaines spécifiques pour interroger les fondements de la relation entre intention programmatrice et production systémique, mais elle rencontre également des limites qui éclairent les enjeux démocratiques sous-jacents.

L’effet réseau de l’alignement se manifeste clairement dans la déclaration trumpienne selon laquelle les musées constituent « le dernier segment restant de l’idéologie woke ». Cette conception systémique consiste en une compréhension intuitive des dynamiques réticulaires : comme dans les réseaux de neurones, l’alignement d’un nœud (les universités) facilite l’alignement des nœuds connectés (les musées). Cette conception explique pourquoi Trump peut se contenter d’aligner quelques institutions clés pour produire un effet de cascade sur l’ensemble du système culturel. L’alignement devient viral, se propageant selon les connexions du réseau institutionnel, créant un système de feed-back punitif où les institutions modifient progressivement leurs comportements pour maximiser leurs « récompenses » (financement maintenu, autonomie préservée) et minimiser leurs « punitions » (retrait de financement, intervention directe).

Cependant, contrairement aux systèmes d’IA qui opèrent dans des espaces vectoriels mathématiquement définis, les institutions culturelles traitent de contenus sémantiquement complexes dont la signification ne peut être réduite à des métriques simples. La notion d’« historiquement exact » invoquée par Trump masque le fait que l’interprétation historique implique nécessairement des choix narratifs et des perspectives multiples. Cette irréductibilité de la complexité culturelle à des algorithmes d’optimisation révèle une limite fondamentale : alors que l’alignement IA peut converger vers des solutions optimales dans des domaines restreints, l’alignement culturel impose une réduction appauvrissante de la richesse interprétative.

La question de la légitimité démocratique constitue une différence cruciale. L’alignement en IA présuppose généralement un consensus sur les valeurs à optimiser, même si ce consensus est problématique. L’alignement trumpien des musées impose une vision particulière et conflictuelle de l’histoire américaine sans processus de validation, révélant que l’analogie technique masque une question politique fondamentale : qui définit les objectifs d’alignement ? Dans le cas de l’IA, cette question reste largement non résolue, les développeurs et les entreprises définissant souvent unilatéralement les critères d’alignement. L’exemple trumpien illustre les dangers potentiels de cette centralisation conflictuelle du pouvoir définitionnel.

L’alignement produit également des effets de bord inquiétants, notamment l’autocensure préventive. Comme dans l’alignement IA où les modèles apprennent à éviter certains types de contenus, l’alignement trumpien génère des comportements d’évitement anticipé. L’exemple de la suppression temporaire des références aux mises en accusation de Trump au National Museum of American History illustre ce phénomène : bien que le Smithsonian ait nié avoir reçu des pressions directes, la modification préventive démontre l’intériorisation des critères d’alignement. L’American Alliance of Museums a alerté sur un « effet glaçant à travers l’ensemble du secteur muséal » (communiqué AAM, 15 août 2025), reproduisant les effets observés dans l’alignement IA où la suroptimisation conduit à une prudence excessive et à l’évitement de contenus potentiellement controversés. Cette optimisation qui empêche tous possibles véritables culturels et artistiques s’est généralisée par l’optimisation économique et administrative où la constitution de fichiers Excel et de présentation Powerpoint, que personne ne consultera, avale toutes les ressources de travail du milieu culturel.

Cette autolimitation anticipative constitue peut-être l’effet le plus pernicieux de l’alignement : elle ne nécessite plus d’intervention directe du pouvoir pour produire la conformité désirée. Les institutions anticipent les sanctions et modifient spontanément leurs comportements, créant un système de contrôle autoentretenu. Cette dynamique évoque les techniques d’apprentissage autonome en IA, où les systèmes développent leurs propres mécanismes d’autorégulation. À terme, les institutions pourraient intérioriser si profondément les critères d’alignement qu’elles s’autorégulent sans intervention externe, réalisant la perfection dystopique d’un système culturel qui produit spontanément les contenus désirés par le pouvoir.

Cette autorégulation systémique s’appuie sur un mécanisme de neutralisation par équivalence statistique qui dilue la signification politique dans l’espace latent algorithmique. Quand tout devient « statistiquement équivalent », l’inacceptable éthique devient simple variation probabiliste sans charge subversive. L’exemple paradigmatique réside dans la réaction atone du public au geste d’Elon Musk lors de l’investiture de Trump en janvier 2025 : ce geste politique hautement signifiant s’est dissous dans un océan d’images comparables (Obama, Clinton, Luther King tendant le bras), neutralisé par décontextualisation automatisée et sérialisation par pattern matching. Cette neutralisation technique opère par comparaison via des métriques de similarité visuelle qui évacuent la spécificité historique. Le geste devient statistiquement normal, herméneutiquement insignifiant, simple variation dans l’espace latent qu’est devenue notre réalité médiatisée. Cette dilution profite directement au vectofascisme : un signe neutralisé par équivalence statistique ne peut plus mobiliser de résistance politique effective. L’alignement ne supprime plus les signes d’opposition, il les noie dans une pareidolie statistique généralisée qui rend l’interprétation critique impossible.

Cette logique de l’équivalence généralisée transforme la nature du contrôle politique. Plutôt que d’interdire certaines interprétations, l’alignement les rend statistiquement improbables en modifiant l’environnement informatique où elles pourraient émerger. Les algorithmes de recommandation créent des bulles d’équivalence où les contenus critiques sont systématiquement dilués parmi des contenus neutres ou positifs, perdant leur saillance politique. Cette « déradicalisation » algorithmique ne procède pas par répression, mais par submersion dans un flux indifférencié de variations équiprobables.

L’alignement trumpien des musées s’inscrit dans cette stratégie : il ne s’agit plus de supprimer les références à l’esclavage, mais de les noyer dans un ensemble d’éléments « équivalents » de l’histoire américaine où elles perdent leur spécificité critique. Cette neutralisation par équivalence constitue une forme de contrôle plus sophistiquée que la censure directe, car elle préserve l’apparence de la pluralité tout en vidant cette pluralité de sa substance politique. Les visiteurs conservent l’illusion du libre arbitre interprétatif tout en évoluant dans un environnement informatique programmé pour orienter leurs affects vers des conclusions prédéterminées.

On voit se dessiner une nouvelle forme de pouvoir : il ne s’impose pas frontalement par des lois ou des interdictions, mais façonne les conditions de ce que nous voyons, de ce qui attire notre attention, de ce que nous ressentons. Le contrôle ne dit plus « tu n’as pas le droit » ; il organise silencieusement l’espace dans lequel nos choix se forment. C’est l’espace latent des IA qui constitue la nouvelle organisation des possibles politiques. L’alignement devient alors une technologie de gouvernement qui produit la soumission non par contrainte extérieure, mais par façonnage des conditions mêmes de l’émergence du sens et du désir.

La réversibilité des processus d’alignement constitue un enjeu crucial. Les modifications profondes des pratiques curatoriales et éducatives peuvent-elles être annulées par un changement d’administration, ou produisent-elles des effets irréversibles ? Cette question évoque les problèmes d’oubli catastrophique en IA, où l’alignement sur de nouveaux objectifs peut effacer définitivement les capacités antérieures du système. L’alignement culturel risque de produire une perte irréversible de diversité interprétative et de capacité critique, transformant les institutions en systèmes optimisés, mais appauvris, en particulier avec la destruction massive des archives factuelles.

L’évolution prévisible vers une automatisation croissante du contrôle culturel interroge les limites acceptables de l’alignement dans tous les domaines. L’exemple trumpien illustre comment l’alignement, conçu initialement comme une solution technique à des problèmes de cohérence systémique, peut devenir un instrument de contrôle idéologique. Il rappelle l’urgence de développer des approches pluralistes de l’alignement, qu’il s’agisse d’IA ou d’institutions humaines, où la définition des objectifs d’alignement procède de processus participatifs plutôt que d’impositions unilatérales.

L’enjeu fondamental reste celui de l’équilibre entre cohérence systémique et diversité, entre optimisation technique et préservation de l’espace d’interprétation et de débat. L’alignement ne peut être une fin en soi : il doit rester au service de la complexité plutôt que de la réduire à des métriques simplifiées. L’analogie entre alignement trumpien et alignement IA signifie ultimement que les choix techniques ne sont pas neutres : ils incarnent des conceptions particulières du pouvoir, de la vérité et de la démocratie qui méritent un examen approfondi.

La reterritorialisation après la mondialisation

L’alignement trumpien est paradigmatique d’une transformation qui dépasse largement les frontières américaines pour constituer un phénomène politique global. De Budapest à Pékin, de Rome à Moscou, en passant par Berlin, une même logique d’optimisation culturelle se déploie selon des modalités localement adaptées, mais structurellement similaires. Cette convergence dessine les contours d’une nouvelle hégémonie qui opère un renversement historique : nous assistons au passage d’une mondialisation culturelle fondée sur les échanges et la circulation des œuvres et des personnes à une mondialisation du contrôle par alignement qui retérritorialise et renationalise les pratiques artistiques.

L’ancienne mondialisation culturelle, malgré ses limites et ses biais, avait créé un écosystème de circulation transnationale : biennales internationales, résidences d’artistes, festivals itinérants, collaborations curatoriales. Ce système, incarné par la Documenta de Kassel, la Biennale de Venise ou les résidences, permettait des contaminations, des transferts esthétiques, des hybridations formelles. Les artistes palestiniens pouvaient exposer à New York, les créateurs chinois collaboraient avec des institutions européennes, les curateurs circulaient librement entre les continents. Cette mondialisation culturelle, bien qu’inégalitaire et souvent dominée par les circuits occidentaux, maintenait ouverts des espaces de rencontre et de dialogue interculturel.

La mondialisation de l’alignement opère une inversion radicale de cette logique. Elle ne mondialise plus les contenus, mais les méthodes de contrôle, créant un système global de fermeture territoriale. En Hongrie, Viktor Orbán a développé un prototype de cette gouvernementalité par l’alignement. Son contrôle s’exerce selon une logique explicitement vectorielle de reterritorialisation culturelle : « ce régime se caractérise non seulement par la concentration du pouvoir, mais aussi par l’accumulation de richesses personnelles et l’utilisation des ressources de l’État au profit des membres de la famille politique d’Orbán » (Bálint Madlovics, Institut de démocratie de l’Université d’Europe centrale). La fermeture forcée de l’Université d’Europe centrale en 2019, contrainte de s’exiler à Vienne, symbolise parfaitement cette reterritorialisation : l’institution internationale devient incompatible avec l’espace national aligné. Plus significatif encore, la politique culturelle orbánienne produit un « alignement par substitution nationale » : l’Académie des arts de Hongrie (MMA) réhabilite explicitement la figure de l’ artiste d’État socialiste. Cette institution, devenue « organisme d’État idéologique et ouvertement orienté » depuis 2011, distribue des « allocations mensuelles généreuses » à ses membres (Political Critique, 2017). L’ancien président de la MMA, György Fekete (qui a dirigé l’institution entre 2011 et 2020), avait déclaré que son objectif était de « contrer les tendances libérales dans les beaux-arts contemporains » (The Budapest Beacon, cité dans OpenDemocracy). Les membres réguliers et correspondants du MMA reçoivent des « rentes viagères mensuelles », reproduisant ainsi le système de patronage étatique qui prévalait sous le socialisme. Cette renaissance de l’artiste d’État marque la fin de l’ère des résidences internationales et des collaborations transnationales au profit d’un protectionnisme culturel assumé.

En Italie, Giorgia Meloni a explicité sa stratégie d’alignement culturel par renationalisation : « Le parti de gauche n’est pas le seul à avoir une culture. Ils disent qu’ils ont une hégémonie culturelle, mais il ne s’agit que d’un système de pouvoir qu’ils veulent défendre. Nous, nous avons un projet différent » (Heinrich Böll Stiftung, 2024). Son ministre de la Culture, Gennaro Sangiuliano, a systématiquement remplacé les directeurs de musées étrangers par des Italiens, instaurant « une nouveauté : le candidat devait pouvoir justifier d’un niveau minimum d’italien (B2) » — critère linguistique fonctionnant comme barrière à l’internationalisation. Cette « préférence nationale » culturelle inverse directement les politiques d’ouverture internationale qui avaient prévalu dans les décennies précédentes.

La Russie de Poutine développe un alignement par « thérapie culturelle » explicitement antimondialiste. Le décret de novembre 2022 sur le « renforcement des valeurs traditionnelles, spirituelles et morales russes » accorde aux représentants de l’État des moyens pour bloquer les « influences occidentales » dans les secteurs de l’art et de la culture. Cette stratégie produit un isolement culturel systémique : « À terme, cela pourrait conduire à un isolement plus profond de la Russie sur la scène culturelle mondiale, voire à la rupture des rares liens restants avec le reste du monde » (Evgeniya Pyatovskaya, Le Devoir, 2023). L’affaire du metteur en scène Kirill Serebrennikov, arrêté en 2017, condamné en 2020 puis autorisé à quitter la Russie en 2022, montre comment l’alignement cible désormais « ceux qui tentent de maintenir un niveau de création exigeant tout en gardant de bons rapports avec l’État », transformant même les collaborations internationales modérées en dissidence.

En Chine, Xi Jinping a érigé l’alignement culturel en doctrine de « souveraineté culturelle ». Dès 2018, « l’Administration générale de la presse, de l’édition, de la radiodiffusion, du cinéma et de la télévision glisse désormais sous le contrôle direct du département de la propagande du Parti communiste ». La censure de la série « L’histoire du palais Yanxi », pourtant « traduite en 14 langues et distribuée dans 70 pays », illustre comment l’alignement chinois privilégie la conformité idéologique nationale sur le rayonnement international. Cette logique inverse la stratégie antérieure d’« exportation culturelle » au profit d’un recentrage sur les « valeurs socialistes » chinoises.

Le cas allemand est le cas d’un alignement par culpabilité historique instrumentalisée qui retérritoralise la question palestinienne selon les spécificités du contexte national. Entre le 7 octobre et le 31 décembre 2023, 66 événements culturels ont été annulés en Allemagne, selon le collectif indépendant Archive of silence. Cette censure massive illustre comment chaque territoire national développe ses propres critères d’alignement en fonction de ses traumatismes historiques spécifiques. L’artiste sud-africaine Candice Breitz, elle-même juive, dénonce cette logique : « Les institutions allemandes risquent d’éviter de plus en plus de travailler avec des artistes engagés politiquement, privilégiant plutôt des artistes dociles et peu enclins à poser des questions critiques » (Konbini, 2023). Cette évolution marque la fin de l’Allemagne comme espace d’accueil pour les artistes internationaux critiques.

En France, l’exemple de Christelle Morançais qui supprime 73 % du budget culturel régional tout en finançant à 200 000 € le film « Vaincre ou mourir » du Puy-du-Fou illustre parfaitement l’alignement par réallocation patrimoniale. Cette méthode privilégie une culture française fantasmée sur les échanges internationaux et les expérimentations contemporaines. L’exclusion initiale du Puy du Fou du pass Culture, puis l’annonce en janvier 2025 que son spectacle « Vaincre ou mourir » serait éligible au Pass Culture, montre bien comment l’alignement détourne les outils de démocratisation culturelle vers des fins de reterritorialisation idéologique.

Cette logique de fermeture ne se limite pas aux budgets ou aux nominations. Elle s’étend jusqu’aux frontières physiques, transformées en filtres vectoriels pour protéger l’intégrité de l’espace latent national. La pratique croissante de fouille systématique des téléphones et ordinateurs aux frontières américaines (plus de 50 000 appareils inspectés en 2024 selon l’ACLU) s’inscrit dans cette logique d’alignement comme contrôle des flux culturels. Ces dispositifs ne sont plus seulement des objets techniques, mais des vecteurs latents porteurs de contenus non-alignés : bibliothèques numériques, réseaux sociaux alternatifs, archives critiques, ou même algorithmes de recommandation étrangers. En scrutant les historiques de navigation, les applications installées (comme Signal ou Telegram, souvent ciblées) ou les fichiers multimédias, les douaniers agissent comme des classifieurs binaires : ils distinguent ce qui peut « perturber » l’espace latent national (contenus en arabe, références à la Palestine, littérature décoloniale et trans) de ce qui renforce son alignement (médias mainstream, applications américaines, récits patriotiques).

Cette pratique matérialise l’idée que la frontière n’est plus une ligne géographique, mais un seuil computationnel protégeant l’intégrité de l’espace vectoriel national. Comme le note Edward Snowden, ces fouilles visent moins à intercepté des terroristes qu’à « prévenir l’importation de schèmes interprétatifs étrangers » (The Intercept, 2025). Le portable devient ainsi le dernier maillon d’une chaîne de contrôle où l’alignement ne se contente plus de reformater les institutions internes, mais cherche à stériliser les intrants culturels extérieurs. La saisie en 2024 des téléphones de journalistes couvrant les manifestations pro-palestiniennes (rapport Committee to Protect Journalists) illustre cette volonté de maintenir l’espace latent américain à l’abri de « perturbations » narratives — qu’elles viennent de contenus explicitement politiques ou simplement de modèles de pensée jugés non-conformes.

Cette extension du contrôle aux flux transnationaux révèle une mutation profonde : l’alignement ne se limite plus à reformater les institutions, mais vise à moduler les conditions d’émergence même de la dissidence, en agissant sur les supports matériels de la circulation culturelle. La frontière devient un firewall culturel, où le critère de sélection n’est plus la légalité des contenus, mais leur compatibilité vectorielle avec l’espace latent national tel que défini par le pouvoir.

Cette mondialisation du contrôle produit un phénomène paradoxal : elle universalise les techniques répressives tout en renationalisant les contenus culturels. Les méthodes d’alignement circulent librement entre les régimes (surveillance algorithmique, optimisation budgétaire, neutralisation par équivalence) tandis que les œuvres et les artistes voient leur circulation de plus en plus entravée. Les résidences internationales se ferment, les collaborations transnationales deviennent suspectes, les festivals adoptent des grilles de lecture de plus en plus « patrimoniales ».

Cette convergence des méthodes répressives dans la divergence des contenus nationaux dessine les contours d’un nouveau paradigme de gouvernementalité qu’il convient de définir précisément :

Fonction objective explicite

• Définition d’un état culturel désiré par le pouvoir politique
• Métriques de conformité mesurables (financement conditionnel, critères d’évaluation)
• Substitution des finalités propres aux institutions par les objectifs du système
Processus itératif de correction
• Cycles répétés d’évaluation-sanction-modification
• Remplacement systématique des contenus « non-alignés »
• Calendriers imposés de mise en conformité
Automatisation du contrôle
• Critères algorithmiques de détection des « déviations »
• Réduction de l’intervention humaine directe dans la surveillance
• Systèmes de feed-back punitif autoentretenus
Production massive de contrefactuels
• Génération d’alternatives narratives statistiquement probables
• Neutralisation de la vérité factuelle par dilution dans l’équivalence
• Modulation des conditions d’apparition du sens critique
Modulation de l’espace vectoriel culturel
• Contrôle des « poids » institutionnels des concepts politiques
• Restructuration de l’espace des possibles narratifs
• Opération dans un espace latent multidimensionnel invisible
Effet réseau de propagation
• Alignement en cascade à partir de nœuds institutionnels clés
• Autocensure préventive généralisée
• Viralité du contrôle selon les connexions du réseau culturel

Cette transformation contemporaine exprime l’ambiguïté tragique de la critique de la mondialisation culturelle qui a dominé les décennies précédentes. Les intellectuels progressistes qui dénonçaient légitimement l’hégémonie occidentale, la marchandisation de l’art et l’uniformisation des circuits internationaux ont involontairement préparé le terrain idéologique de l’alignement. En critiquant les « industries culturelles globales », la « McDonaldisation » de la culture et l’« impérialisme culturel occidental », ils ont légitimé, par proximité vectorielle et non par affinité idéologique, un retour aux cultures nationales « authentiques » que les régimes autoritaires ont récupéré pour justifier leurs politiques d’alignement.

Trump peut ainsi invoquer la lutte contre l’« élite globalisée » pour justifier son contrôle des musées, Orbán se présenter comme le défenseur de la « culture hongroise » contre Bruxelles, Poutine opposer les « valeurs traditionnelles russes » aux « influences occidentales décadentes ». La critique postcoloniale de l’universalisme occidental, détournée de son intention émancipatrice, devient l’alibi du particularisme autoritaire. Cette récupération révèle comment l’alignement opère par retournement dialectique : il transforme les critiques légitimes de l’ordre culturel mondial en justifications de sa propre logique de fermeture.

L’ironie est saisissante : au moment où les critiques de la mondialisation culturelle appelaient à plus de diversité et d’horizontalité dans les échanges internationaux, l’alignement produit un système infiniment plus répressif que l’ancienne hégémonie occidentale. Là où la mondialisation néolibérale laissait des interstices, des marges, des possibilités de détournement, l’alignement territorial produit des espaces culturels hermétiquement clos, optimisés selon des fonctions objectives nationales.

Cette mondialisation de l’alignement constitue un nouveau type d’hégémonie : non plus celle d’un modèle culturel dominant, mais celle d’une technologie de domination universalisable qui se décline en versions nationales. Les innovations répressives circulent librement entre les régimes (la Hongrie inspire Trump, la Chine informe la Russie) tandis que les artistes et les œuvres voient leur circulation entravée par des frontières culturelles de plus en plus étanches.

Face à cette menace systémique, la résistance ne peut plus se contenter de critiquer l’impérialisme culturel occidental, mais doit défendre les espaces de circulation et d’échange transnationaux contre leur fermeture autoritaire. Le défi contemporain n’est plus de lutter contre la mondialisation culturelle, mais de préserver ses potentialités d’égalité radicale contre leur récupération par les politiques d’alignement national. Car c’est paradoxalement dans les ruines de l’ancienne mondialisation culturelle, malgré ses inégalités et ses limites, que résident les possibilités d’expérimentation, de contestation et de luttes.

Gregory Chatonsky
Artiste, Enseignant au sein de l’EUR Artec

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