Cet article a d’abord été publié sur Echoroukonline.com.
L’autrice de « Feux, fièvres, forêts », un roman qui raconte les crimes du colonialisme français et les dizaines de milliers de victimes laissées par la répression de l’insurrection malgache déclenchée en 1947, évoque également la nature des relations entre la France et son ancienne colonie.
Madjid Serrah : Dans votre texte « Madagascar 1972-2025 : comment ne pas se faire voler sa Révolution ? », publié sur le site Histoire coloniale et postcoloniale, vous qualifiez les revendications du mouvement Gen Z, qui a conduit à la chute du président Andry Rajoelina, d’« antisystème, anticoloniales, et ancrées dans l’urgence quotidienne ». Pourriez-vous nous expliquer l’émergence de ce mouvement ?
Marie Ranjanoro : Le soulèvement de la Gen Z n’est pas arrivé par surprise. Il est né à l’intersection de deux choses : l’urgence du quotidien et une colère beaucoup plus ancienne. Au départ, ce sont des jeunes qui protestaient contre les coupures d’eau et d’électricité. Mais très vite, derrière ces coupures, on a vu réapparaître la silhouette familière de tout ce que le pays endure depuis des décennies : la corruption, l’absence de services publics, la confiscation du pouvoir, la dépendance économique, l’exaspération face aux « élites » politiques. Dans mon article, j’explique que ces jeunes portent des revendications « antisystème, anticoloniales, et ancrées dans l’urgence quotidienne ». Ce ne sont pas seulement des demandes pratiques : c’est une mise à nu de tout un système. Et ce qui est frappant, c’est que ce mouvement n’a pas eu besoin de leaders, ni de structures traditionnelles. Il est né de façon très spontanée, comme en 1972 : un mouvement d’étudiants au départ, puis très vite un mouvement populaire, transversal, qui déborde son point de départ. Ce sont les mêmes journées, les mêmes rues, les mêmes lieux — Analakely, Ambohijatovo, Anosy — qui se sont réveillés. La Gen Z malgache n’est pas apolitique, elle n’a jamais été passive. Elle a juste refusé de demander la permission pour exister politiquement.
Le président Rajoelina a été évacué par un avion militaire français le 12 octobre. Deux jours plus tard, lors d’un sommet sur Gaza à Chypre, Emmanuel Macron a déclaré : « Nous admirons la jeunesse malgache, mais elle ne doit pas être instrumentalisée », tout en appelant au respect de l’ordre constitutionnel. Comment interprétez-vous cette position française ?
Cette scène — un président évacué par un avion militaire français — dit déjà beaucoup de la nature persistante des relations entre les deux pays. Et la déclaration de Macron, deux jours plus tard, est tout aussi révélatrice : dire que l’on « admire la jeunesse malgache » tout en la mettant en garde contre une instrumentalisation, c’est une manière très douce de rappeler à l’ordre. Pour moi, c’est une posture typiquement postcoloniale : on salue la vitalité démocratique, mais à condition qu’elle ne déborde pas du cadre acceptable. On reconnaît la légitimité de la contestation, mais en rappelant subtilement ce qui fixe la limite du “bon” soulèvement. Cela témoigne d’une volonté de garder la main, de s’assurer que la transition ne conduise pas à une rupture trop profonde — notamment avec les intérêts français. Dans mon article, je montre que 1972 avait déjà provoqué cette inquiétude française : c’était un mouvement qui échappait à tous les codes, qui n’était pas manipulé par un parti, qui refusait la récupération. Or c’est exactement ce qui se passe en 2025. La France se trouve donc dans une position inconfortable, prise entre la nécessité diplomatique de reconnaître un mouvement massif et la crainte qu’il produise une véritable réorientation souveraine.
La relation postcoloniale entre Madagascar et la France demeure marquée par des enjeux économiques et géopolitiques, mais aussi par des dossiers historiques non résolus, comme la présence de restes humains malgaches conservés à Paris ou la question des îles Éparses. Selon vous, en quoi le passé colonial continue-t-il d’influencer les relations entre les deux pays ?
Le passé colonial n’est jamais sorti du cadre. Il est dans les structures de gouvernance, dans les dépendances économiques, dans les réflexes diplomatiques, dans la mémoire blessée de 1947, dans l’histoire des élites formées dans la proximité du pouvoir français, et même dans les non-dits. Dans mon article, je rappelle que Madagascar a connu plusieurs “indépendances” : celle que l’on a essayé d’arracher en 1947, celle que l’on nous a donnée en 1960, et celle dont on ne sait pas encore comment parler, celle de 1972. Ces discontinuités racontent à quel point la rupture n’a jamais été complète. L’État postcolonial a souvent fonctionné comme une continuité de structures héritées, qu’il s’agisse de la centralisation autoritaire, du clientélisme ou des rapports économiques. Quand on ajoute les dossiers qui n’ont jamais été résolus — les restes humains spoliés durant la colonisation et conservés en France, les îles Éparses dont la souveraineté reste suspendue, l’absence de geste symbolique clair autour de 1947 — on voit que le passé colonial n’est pas un souvenir : c’est un présent politique, un invisible qui structure les relations entre les deux pays. Le mouvement Gen Z exprime aussi cela : un désir très profond de souveraineté réelle, pas seulement formelle.
Vous faites partie de la diaspora malgache en France. Comment cette diaspora a-t-elle perçu le mouvement Gen Z à Madagascar et comment vit-elle la relation complexe entre son pays d’origine et son pays d’accueil, la France ?
Depuis la France, beaucoup d’entre nous ont vécu ce soulèvement avec un mélange de fierté, de soulagement et de vertige. J’en fais partie. Fierté de voir une jeunesse malgache qui refuse la résignation, qui n’a pas peur de dire “assez”. Soulagement, parce que cela faisait longtemps qu’on attendait que quelque chose bouge autrement que par les réseaux traditionnels de pouvoir. Et vertige, car l’histoire malgache est pleine de révolutions confisquées. La diaspora porte aussi en elle cette relation complexe à la France : nous y vivons, nous y travaillons, mais nous voyons aussi les structures postcoloniales qui persistent.
Nous sommes à la fois dedans et dehors. Quand la France s’exprime sur la situation à Madagascar, cela nous concerne doublement : en tant que Malgaches, et en tant que personnes vivant dans l’ancien pays colonisateur. Cela crée un regard particulier, plus critique, parfois plus inquiet, mais aussi très attentif. La diaspora malgache est celle qui envoie le moins de fonds et de capitaux au pays. Cette donnée est révélatrice d’une rupture forte entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés. La diaspora malgache en France est très peu politisée, enkystée autour du mythe de la minorité modèle, acquise à la propagande assimilationniste républicaine. Le mouvement Gen Z au pays a pu réveiller la conscience politique de tous les Malgaches de l’étranger qui ont commencé à manifester en France et à alimenter les caisses de grève et de soins aux manifestants sur place. C’est un inédit pour une masse habituellement silencieuse.
Comment percevez-vous l’avenir politique de Madagascar dans ce nouveau contexte ?
Je crois à la possibilité d’une rupture, mais une rupture fragile. La force de ce mouvement, c’est son horizontalité, son absence de leader, son refus des vieilles structures. Mais c’est aussi ce qui peut devenir sa faiblesse : on ne gagne pas une révolution durable uniquement par la rue, il faut aussi inventer une manière nouvelle de faire politique. L’avenir dépendra de la capacité de la jeunesse à transformer l’élan de septembre-octobre en un projet clair : comment refonder la gouvernance, comment garantir la transparence, comment se protéger des tentatives de récupération. Et il dépendra aussi de la capacité des institutions à ne pas trahir ce moment populaire. Pour moi, ce qui se joue aujourd’hui est peut-être la version 2025 de 1972 : un moment de vérité où le pays peut réellement basculer sur une autre trajectoire, mais où rien n’est acquis. Le danger est le même qu’en 1972 : que le mouvement soit absorbé, confisqué, ou que l’on raconte son histoire à la place de ceux qui l’ont vécu. Je crois que les Malgaches — sur place et dans la diaspora — veulent enfin une souveraineté pleine. La révolution a eu lieu : reste maintenant à la protéger.
Propos recueillis par Madjid Serrah
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