* François Burgat est politologue, directeur de recherche au CNRS à Aix-en-Provence. Il a publié, entre autres, L’islamisme en face. Ed. La Découverte 2007 (édition actualisée). Cet entretien a été diffusé par le CETRI (Louvain-la-Neuve) (8 mai 2009)
Je ne dédouane pas particulièrement les régimes des pays musulmans, bien au contraire. J’associe seulement leur pérennité au soutien qu’ils reçoivent de leurs partenaires occidentaux. Lorsque je les évoque comme des « Pinochet arabes », c’est donc pour dénoncer à la fois leurs atteintes massives aux principes démocratiques et le soutien que leur apporte néanmoins cyniquement un « ordre » mondial dont ils sont les relais locaux. La liste des récipiendaires du prix « Louise Michel pour les droits de l’homme et de la démocratie » (dans l’ordre le tunisien Zine al Abidine Ben Ali, l’égyptien Hosni Moubarak et l’algérien Abdelaziz Bouteflika) illustre, mieux que de longues explications, cette flagrante contradiction.
2 – Le militant israélien Michel Warschawski indiquait il y a quelques mois dans ces colonnes qu’une grande partie de la population israélienne a « complètement intériorisé le choc des civilisations ». Six ans après le 11 septembre 2001, dans quel état sont les relations entre les peuples de l’Occident et du monde arabe ?
Elles se dégradent, je le crains. Le très courageux Michel Warschawski sait mieux que quiconque que la passivité des Etats-Unis et de l’Europe dans le vieux conflit palestinien envenime considérablement les relations avec le monde musulman. Le soutien aveugle au camp du plus fort - malgré ses manquements graves et répétés à la légalité internationale - contribue à discréditer la notion même de légalité internationale aux yeux de toute une partie du monde. Les politiques du « deux poids et deux mesures » font que le simple déplacement d’une dizaine de colons extrémistes par l’armée israélienne peut générer un titre barrant la première page d’un grand journal (par exemple Le Monde du 9 août 2007), alors qu’il faut un grand nombre de morts palestiniens pour mériter une telle attention.
Le dénigrement de la culture de l’adversaire musulman sert de stratégie de communication à l’Etat hébreu et cela alimente dans les opinions publiques occidentales un dangereux processus. Notre « information » sur le conflit palestinien se réduit souvent ainsi à la criminalisation sectaire des membres de la résistance palestinienne, condamnés bien plus pour ce qu’ils sont accusés d’être (des « fondamentalistes musulmans ») que pour ce qu’ils font c’est à dire résister à une occupation militaire parfaitement illégale. Les motivations de la nouvelle génération de la résistance palestinienne (le Hamas) sont lues par un prisme seulement culturaliste ou religieux, histoire d’inciter le public occidental à croire que si les Palestiniens combattent la présence israélienne, ce n’est que parce que « ce sont des fondamentalistes musulmans qui ont une civilisation que tout oppose à la nôtre ».
Au sortir de l’épreuve de la décolonisation, confrontées à des problèmes d’immigration, déstabilisés par la perte de leur vieille hégémonie culturelle, les « opinions européennes » sont particulièrement disposées à prendre au pied de la lettre ce genre de raccourci rhétorique extrêmement pernicieux. La « théorie » du choc des civilisations n’est en fait qu’une caution scientifique imprudemment apportée à la vieille peur de l’autre. Elle consiste à culturaliser (ou à théologiser) la lecture d’une crise pour mieux la dépolitiser et en évacuer la part de responsabilité de l’un des camps. Bon nombre de ceux qui pensent qu’il faut avant tout, pour régler la question palestinienne, promouvoir le dialogue « entre les religions » ou « entre les cultures » tombent ainsi dans le panneau de cette propagande en trompe l’œil qui réussit à nous faire dire « vive le dialogue des cultures » alors qu’il vaudrait mieux avoir le courage de dire plus simplement « à bas l’occupation militaire ».
3 - Fatah à Ramallah, Hamas à Gaza : en mettant tout en œuvre pour que cette fracture ait lieu - un an et demi de punition collective infligée au peuple palestinien, sanctionné pour avoir « mal voté » -, Washington, Tel-Aviv et leurs alliés ont clairement signifié qu’aucune organisation se réclamant de l’Islam politique ne sera considérée comme un interlocuteur valable par les puissances occidentales. Quelles conséquences cela peut-il avoir ?
Nous sommes là au cœur de la crise relationnelle présente et à venir entre le monde « occidental » et le monde « musulman ». Nos interlocuteurs y sont essentiellement des régimes que nous savons largement impopulaires. Nous pourrions atténuer les effets de cette carence de notre ancrage en ayant également d’autres interlocuteurs plus représentatifs. Mais notre conception des sociétés civiles aussi bien que des formations d’opposition se réduit malheureusement à ceux qui acceptent de communier avec nous dans la stigmatisation de l’entière génération « islamiste ». Dans le cas de la Palestine, cela a débouché sur des contradictions particulièrement manifestes : lorsque Yasser Arafat était perçu comme trop nationaliste, les Israéliens lui ont imposé, avec le soutien de la communauté internationale, un premier ministre (Mahmoud Abbas) qu’ils considéraient (à juste titre) comme plus malléable et, pour affaiblir Arafat, ils lui ont fait transférer de larges pouvoirs. Mais lorsque des élections législatives cautionnées par toute la communauté internationale ont désigné un « mauvais » premier ministre « islamiste », cette même communauté internationale a cautionné un second coup d’Etat, contre le premier ministre cette fois, au bénéfice du « bon » président qui avait succédé à Arafat. Ce n’est pas seulement la légalité internationale mais tout autant la norme constitutionnelle palestinienne qui ont été ainsi explicitement bafouées. Où donc un tel cynisme peut-il conduire ? Le label « islamiste » est dangereux car il sous entend que les actions de celui a qui il s’applique ne peuvent avoir de motivations qu’idéologiques et donc illégitimes. Dans l’idéal, il faudrait ne juger les acteurs que sur leurs actes et non sur le vocabulaire et les références qu’ils emploient pour les exprimer et les légitimer. On y verrait alors beaucoup plus clair : bien des modernisateurs démocrates autoproclamés apparaîtraient comme les tyrans qu’ils sont et les islamistes, systématiquement désavoués, comme de possibles partenaires des processus de libéralisation politique et de modernisation.
4 - Vous ne cessez jamais de rappeler « l’extrême diversité des acteurs que [le concept de mouvement islamiste] désigne sous une même appellation ». Ces six ans de guerre contre « le terrorisme islamique » au Proche et Moyen-Orient ont-ils eu pour effet de resserrer les rangs entre les différents mouvements se réclamant de l’Islam politique ou, au contraire, chacun s’est-il conforté dans ses positions ?
Si l’on considère que les islamistes représentent une large partie de la population politique du monde arabe, même si cette population est très diversifiée, force est de constater qu’une certaine exaspération monte un peu partout à l’égard des méthodes de l’administration américaine et de ses alliés européens. La diplomatie américaine s’est efforcée, après le 11 septembre, de dresser tous les pays du Proche Orient contre l’Irak, avec les résultats catastrophiques que l’on sait. Elle tente maintenant de faire de même vis-à-vis de l’Iran, accusé quant à lui non pas de détenir mais seulement de vouloir acquérir des armes de la même catégorie que celles que l’Irak n’a jamais eu, mais que l’État hébreu a développé en toute impunité.
5 – Entre les islamistes, qui malgré la diversité dont vous faites état, restent au minimum conservateurs sinon franchement répressifs sur les questions de libertés individuelles, et les dirigeants autoritaires que vous appelez les « Pinochets arabes », Ben Ali et consorts, quelles autres voies politiques existent aujourd’hui pour les peuples du monde arabe et musulman ?
Il est difficile d’inscrire ma réponse dans une question dont je n’accepte pas pleinement les termes. Je me suis souvent employé à réfuter l’idée que la défense des libertés est un combat qui ne fait sens, dans le paysage arabe, que chez ceux que nous considérons comme nos alliés politiques.
Et qu’il serait strictement imperméable à l’esprit de ceux que nous qualifions d’ « islamistes », comme l’affirment tous ceux qui nous « expliquent » régulièrement que si nous sommes la cible des terroristes c’est « à cause de notre amour de la liberté et de la démocratie ». Je me suis employé à montrer, et d’autres avec moi, que la modernisation politique et le renforcement des libertés individuelles qu’elle implique, (des femmes aussi bien que des hommes) sont loin d’être simplement contradictoires avec cette dynamique d’affirmation identitaire islamique que j’évoque comme la dynamique de « réislamisation ».
L’usage par les islamistes d’un lexique « religieux » est source de profonds malentendus. « Islamique » ne veut pas dire, ou en tout cas pas seulement « sacré ». Bien plus qu’il n’est sacré, le lexique islamique est en fait surtout « endogène », « home made », autre qu’occidental, « de chez nous »… « pas de chez eux ». En ce sens on peut considérer que sa réintroduction facilite le processus de modernisation plus qu’il ne l’entrave.
Pour qu’un processus de libéralisation politique ou de sécularisation ait quelque chance de s’ancrer dans le tissu des sociétés « musulmanes », il est essentiel en effet qu’il soit exprimé dans une terminologie et légitimé par des références qui ne soient pas perçues comme strictement « importées » de l’étranger, comme cela a été le cas lors du processus de sécularisation « à l’occidentale » au cours duquel l’idée laïque a été défendue avec des références et parfois même (au Maghreb) dans une langue, arrivés sur les selles des cavaliers de la conquête.
Les notions de sécularisation, de libertés, de droits de l’homme ou de la femme, pour être intériorisées gagnent en fait à être exprimées avec le lexique de la culture locale, c’est-à-dire, à bien des égards, avec le « parler musulman ». L’alchimie sémantique de ce qui apparaît aux observateurs les plus pressés comme « la réintroduction du religieux » ne préjuge donc absolument pas de la capacité des sociétés à opérer une certaine laïcisation. Cette laïcisation est en fait manifestement en marche à l’intérieur du monde musulman, y compris à l’intérieur de ces courants islamistes que nous percevons comme occupés seulement à « réintroduire le religieux ».
Il est donc plutôt contre-productif d’agir dans notre relation avec le sud de la Méditerranée comme si la dynamique de progrès était toute entière aux mains de la seule frange sociale et politique héritière de la gauche laïque, qui serait notre seul interlocuteur possible. Nous devons au contraire être capables d’établir le contact avec tous ceux qui – quand bien même ils « parlent musulman – partagent les mêmes objectifs d’établissement d’un état de droit et de renforcement des libertés individuelles et collectives. Ils existent bien plus sûrement que le discours dominant des médias occidentaux ne nous permet de l’entrevoir.