Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Europe

France - Face à l’instabilité de tous les dangers, quelles voies de résistance ?

Les récentes élections présidentielles et législatives amplifient la crise du système politique et des institutions, créent une situation de plus en plus instable dans laquelle la forme que prend le bloc bourgeois est de plus en plus aléatoire. Elle peut conduire des secteurs de la droite, de la bourgeoisie à chercher toutes les solutions, même les pires, pour répondre aux inquiétudes provoquées par la dynamique de la coalition de gauche en rupture avec le social-libéralisme et le productivisme, la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes), qui s’est exprimée à cette occasion.

Tiré de Inprecor no 697-698 2022

Patrick Le Moal

Une présidentielle contre Le Pen, des législatives contre Macron

La défaite politique du président Macron aux législatives huit semaines après sa réélection est sans appel. Sa politique est refusée, sa réélection était un hold-up démocratique, un vote de rejet de Le Pen.

Le système électoral français est structuré par une séquence de quelques mois durant lesquels se tiennent l’élection présidentielle, centrale, et les élections législatives censées en confirmer et amplifier le résultat pour donner au président élu tous les pouvoirs pour 5 ans, avec un parlement aux ordres et un gouvernement stable. Cette belle mécanique n’a pas fonctionné, tant le rejet du président est puissant.

Le processus électoral focalisé sur les candidats aux présidentielles ne favorise pas les débats politiques de fond, conduit à des votes tactiques éloignés des votes de conviction. Comme l’enjeu est de qualifier ou d’éliminer pour le second tour, le premier tour déforme les convictions des électeurs et électrices. De nombreux votes se sont portés à gauche sur Jean-Luc Mélenchon pour cette raison, ou à l’extrême droite, sur Le Pen contre Zemmour quand les sondages ont indiqué que ce dernier déclinait. Ces tactiques électorales, cohérentes pour éliminer, n’expriment pas toujours la réalité des rapports de force politiques.

Au second tour, c’est encore plus flagrant, la moitié des votants pour Macron ne soutiennent pas sa politique.

Les législatives de juin 2022 révèlent la faiblesse de l’appui apporté à Macron. Déjà, lors du premier tour des présidentielles, il n’avait que peu bénéficié de l’écroulement des vieux partis de droite qui gouvernaient depuis plus de 60 ans. Alors qu’ils avaient perdu plus de 5 millions de voix depuis 2017, il n’en avait gagné qu’un million. Lors du premier tour des législatives, la base électorale du courant politique soutenant Macron s’est effritée d’un demi-million de votes par rapport à 2017, passant de 6,4 millions de votes (43 % des voix et 13 % des inscrits) à 5,8 (25,8 % des voix 11,5 % des inscrits). Malgré le scrutin majoritaire uninominal à deux tours par circonscription géographique, qui élimine les petits partis de l’Assemblée, malgré le savant découpage des circonscriptions qui favorise la droite et le camp macroniste, la défaite est complète. Le parti présidentiel, LREM, a perdu la moitié de ses députés, passant de 306 à 155. L’alliance appelée « Ensemble », qui regroupait avec LREM, les centristes et une formation de gaullistes ayant rejoint Macron, en ne recueillant que 245 sièges, n’atteint même pas la majorité absolue dans l’Assemblée, soit 289 sièges.

Durant les cinq dernières années, Macron a gouverné sans se préoccuper des débats dans l’Assemblée, en brutalisant même sa majorité, à tel point que 45 des députés LREM ont démissionné du groupe parlementaire. Il tente de continuer dans la même direction, affirmant qu’il a été élu sur son projet et qu’il est prêt à un gouvernement d’union… pour appliquer son programme de régression sociale : la retraite à 65 ans, de nouvelles baisses des dépenses publiques et des impôts pour le capital. Pour constituer une majorité à l’Assemblée, le projet de rallier ce qui reste des courants laminés par sa politique, la droite qui ne tient ensemble que parce qu’elle ne choisit pas entre le RN et Macron, et les quelques élus du PS et assimilés qui ont refusé la NUPES est mathématiquement possible, mais politiquement hautement improbable.

On entre donc dans une période instable, ou la volatilité politique ouvre toutes les possibilités, même les pires.

Une abstention populaire croissante

Quel que soit le nombre de votants, les élections produisent leur effet politique. Mais l’importance de l’abstention dans les milieux populaires et dans la jeunesse accroît l’instabilité : le nombre de celles et ceux qui ne se sentent pas représentés est toujours croissant. Se sont abstenus, sur 49 millions d’inscrits, plus de 13 millions aux présidentielles et 26 millions aux législatives ! Ce sont principalement les jeunes, plus de 70 % des 18-24 ans (35 % des plus de 70 ans), et autour de 65 % dans les quartiers ouvriers, paupérisés. La bourgeoisie se satisfait d’un système qui réussit en partie à exclure les classes populaires du jeu électoral, mais ce n’est pas parce que les gens ne votent pas qu’ils n’ont pas d’opinion : ils pensent que les élections n’auront pas d’effet sur leur vie.

La progression régulière de cette abstention, qui touche bien d’autres pays, a des raisons profondes. La déstructuration des classes ouvrières industrielles – du fait de l’augmentation du chômage et de la précarité, de la mondialisation accrue des échanges, des évolutions technologiques et des choix d’organisation du travail dans le néolibéralisme – a eu des effets sur la conscience spontanée d’appartenir à une classe ayant des intérêts communs à faire valoir y compris sur le plan électoral. L’effondrement de projets alternatifs, socialistes, la disparition de l’idée qu’il est possible de transformer la société, notamment après la chute du mur à l’Est, le développement du capitalisme en Chine, en même temps que l’instauration d’États néolibéraux dans lesquels le débat politique n’est plus celui de la répartition de la croissance économique, mais seulement le moyen d’instaurer la concurrence la plus efficace, ont tué le débat politique et donc les organisations politiques. S’ajoutant à cela les effets de plus en plus omniprésents des crises écologiques, les repères qui donnaient aux classes populaires un moyen de s’exprimer ont disparu.

En France cela s’est traduit, en même temps que le PCF déclinait, par l’imposition de contre-réformes de plus en plus violentes par des gouvernements de gauche dirigés par le PS passé au social-libéralisme. Hollande au gouvernement a propulsé l’ancien banquier néolibéral Macron comme ministre de l’Économie, ouvrant la voie au passage de nombre d’anciens responsables du PS du côté macronien. S’ajoutent le désintérêt des élections législatives perçues comme sans enjeu quelques semaines après la présidentielle et les effets de la décision de passer outre au résultat négatif du référendum de 2005 sur la Constitution européenne.

Une Constitution aux traits bonapartistes renforcés

La Constitution instaurée par le coup d’État de 1958 a installé un État fort aux mains du président élu au suffrage universel avec des pouvoirs considérables. Elle a été imposée par De Gaulle à la fin de la période de décolonisation qui modifiait la place du capitalisme français dans le monde, pour instaurer des réformes économiques indispensables à l’expansion du capital que le régime parlementaire avait été incapable de mettre en place. Conçu pour désigner un Bonaparte au-dessus des partis, le système a connu de multiples évolutions, tout en laissant en place une Constitution très peu démocratique dans ses principes, qui a comme objectif prioritaire l’institution d’un pouvoir stable, pas de représenter la société.

Il a pu absorber la démission en 1969 du Bonaparte De Gaulle, déstabilisé par la grève générale de 1968 et ses suites, puis l’élection d’un président socialiste en 1981, Mitterrand. La bourgeoisie avait besoin de ce pouvoir fort pour imposer les contre-réformes néolibérales en France. En 2000-2001, le gouvernement PS a mis en place deux évolutions majeures, la coïncidence entre la durée du mandat présidentiel (1) et celle de l’Assemblée, et l’organisation de l’élection du parlement au lendemain de celle du président. Le Bonaparte indiscutable devenu introuvable devait ainsi être remplacé par le vainqueur de la présidentielle qui bénéficiait de la dynamique acquise pour obtenir une majorité à l’Assemblée nationale et pouvait gouverner dans une certaine stabilité institutionnelle. Comme ces gouvernements ont été confrontés à des résistances importantes, ils ont durci les lois répressives, avec des textes donnant de plus en plus de pouvoirs aux corps répressifs, à l’autorité administrative très centralisée en France (le pouvoir des préfets nommés par le gouvernement est considérable) aux dépens des décisions judiciaires. Toutes les occasions ont été bonnes pour empiler ces lois, des grèves et manifestations jusqu’au Covid, sachant qu’un saut a été opéré (encore une fois par un gouvernement PS) en 2015 à la suite des attentats qui ont « justifié » l’instauration d’un état d’exception permanent. Cette espèce de coup d’État rampant néolibéral sous l’égide des gouvernements de droite et de gauche a engagé une nouvelle phase de l’histoire des luttes politiques et sociales en France. Ces évolutions ont donné les moyens à la bourgeoisie d’avancer dans sa déstructuration du système social mis en place durant les trente glorieuses… mais ont signé la mort des partis qui en ont été les agents. Déjà lors des présidentielles de 2017, les deux partis qui dominaient et structuraient le champ politique depuis 40 ans étaient absents du second tour, aujourd’hui la destruction va plus loin et accentue encore l’instabilité. Toutes les forces politiques qui s’étaient organisées en fonction du système antérieur disparaissent, les organisations syndicales, toutes les structures sociales qui s’y étaient installées sont bousculées, ébranlées. On entre dans une phase de décomposition/recomposition dans laquelle l’instabilité laisse place aux aventuriers de la politique comme Macron qui s’est infiltré lors de la présidentielle de 2017 à la suite d’un concours de circonstances, la déstabilisation du PS par la politique de Hollande et les affaires visant le candidat de droite Fillon. Cela ne l’a pas empêché d’avoir des pouvoirs sans commune mesure avec sa base sociale.

La Constitution présidentialiste actuelle favorise les pouvoirs personnels, hors de contrôle, hors des débats démocratiques. C’est pour cette raison qu’elle a été bien utile à la contre-réforme néolibérale. Elle ne permet pas des débats politiques ouverts, qui sont essentiels à la redéfinition de forces politiques et de perspectives stables. Face à la logique répressive et antidémocratique de pouvoirs en place de plus en plus faibles, nous devons défendre la perspective d’une autre démocratie, une démocratie réelle, pour laquelle l’aspiration est forte, apparue sous des formes diverses sur les places, les ronds-points des Gilets jaunes, etc. – une démocratie qui permettre d’aborder les enjeux réels, de la transition écologique à la redéfinition du travail, de la justice sociale, de l’élimination des différentes formes de domination.

Il y a bien sûr la nécessité incontournable de la convocation d’une assemblée constituante dont l’objectif serait l’instauration d’un régime parlementaire élu à la proportionnelle, ou celle de la proposition issue des mobilisations des Gilets jaunes de référendum d’initiative populaire. Mais il faut aller beaucoup plus loin, car nous avons à tout repenser, contre l’exploitation de la nature et des humains et contre toutes les oppressions, et cela impose la prise en charge directe de toutes et tous des affaires de la cité et du monde, du bas vers le haut, car ce qui révolutionne fondamentalement le monde ne peut être décidé-imposé par un pouvoir politique quel qu’il soit. Commençons par faire vivre la démocratie dans tous nos espaces communs, en travaillant à faire vivre la gestion collective de nos lieux et expériences !

L’expérience des luttes

Nous ne partons pas de rien. La France de ces 30 dernières années a connu des vagues de luttes, de grèves, de manifestations de masse qui, si elles n’ont pas empêché les régressions sociales, ont quand même limité l’ampleur et la brutalité de la destruction. On a ainsi connu les mobilisations de 1995, 2003, 2005 les émeutes dans les banlieues, 2006 dans la jeunesse, 2010, 2016, les Gilets jaunes en 2018-2019, et une petite mobilisation contre les derniers projets de Macron en 2020. Il y a eu également les mobilisations écologistes, comme celle de Notre-Dame-des-Landes, le renouveau des luttes féministes, l’émergence d’un antiracisme politique. Toutes se sont opposées principalement à des gouvernements de droite, mais aussi à un gouvernement de gauche en 2016, provoquant une rupture durable avec le PS.

Ces mobilisations se sont appuyées sur l’attachement à préserver les services publics, la Sécurité sociale, l’emploi hors de la flexibilité, le droit du travail, la possibilité de vivre sur cette planète et le refus des oppressions. À l’échelle des militantes et des militants, les expériences d’organisation et de mobilisation rebondissant d’une phase de lutte à l’autre, ont laissé des traces, et se réactivent dès que s’engagent de nouvelles actions.

Malgré les défaites, ces luttes ont permis que les dépenses publiques représentent encore 59 % du PIB en 2021 (2), les dépenses sociales publiques autour de 32 % du PIB, chiffre le plus élevé de l’OCDE (la moyenne est de 20,1 %), ce qui explique le niveau des retraites et l’état du système de santé avant les dernières attaques. C’est insupportable pour les capitalistes, qui veulent en finir avec le modèle social français. Dès son élection en 2017, Macron, tout en accordant des cadeaux aux patrons, aux grandes entreprises et aux plus fortunés, a choisi d’aller vite pour coller au modèle néolibéral, avec trois réformes majeures, le droit du travail, les chemins de fer (statut des cheminots, ouverture à la concurrence) et le système de retraite, le tout dans un contexte de recul des services publics (notamment hospitaliers). Il en a annoncé deux supplémentaires : finir le chantier de destruction des retraites et de l’assurance chômage. Il s’agit, là où ses prédécesseurs n’ont pas réussi, de remettre en cause le salaire socialisé qui garantit (encore que bien imparfaitement) collectivement la continuation du salaire en cas de maladie, de chômage, de retraite ou de formation sur la base de cotisations sociales assises sur les salaires. Le but est de faire sortir progressivement de la masse salariale l’ensemble de ces dépenses pour en finir avec ce qui reste du compromis social imposé par le rapport de force au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Mais le mépris de classe de Macron, par sa brutalité, a contribué à redonner une identité à celles et ceux d’en bas, permettant la remise en cause du système, de l’individualisme, de la réussite « au mérite ».

L’ancrage croissant du Rassemblement national de Le Pen

Les résultats aux législatives qui donnent 89 députés au RN sont la confirmation d’évolutions longues. De 2002 à 2022, les voix pour les candidat∙es d’extrême droite au premier tour des présidentielles sont passées de 5 à plus de 11 millions, soit 23,1 % de suffrages exprimés (16,7 % des inscrit∙es), au second tour de 5,5 à 13,3 millions (soit 41,5 % de voix et 27,3 % des inscrit∙es). La progression aux législatives est moins spectaculaire, mais tout aussi réelle, de 2,8 à 4,3 millions de voix, de 11,3 % à 17, 30 % (de 6,9 % à 7,4 % des inscrit∙es).

Il bénéficie en partie de la chute de la droite, notamment du principal parti Les Républicains (LR). Aux présidentielles, la candidate LR, Valérie Pécresse, a recueilli 4,8 %, soit 1,7 million de voix, 5,5 millions de voix de moins que Fillon en 2017 qui recueillait 20 % et 7,2 millions de voix (passant de 15,1 % à 3,5 % des inscrit∙es). Les résultats sont moins mauvais aux législatives, 2,4 millions de voix (10,4 %) contre 3,6 en 2017 (15,7 %), soit une chute de 7,5 % à 4,9 % des inscrit·es. Les Républicains perdent la moitié de leurs sièges, passant de 112 à 61 députés.

Cette chute électorale de la droite s’ajoutant au rejet des candidats de Macron ont permis au RN d’accroître ses positions institutionnelles pour conduire une politique d’extrême droite, raciste, ultra-autoritaire, et ouvrant la voie à un danger fasciste. Le RN approfondit son implantation dans le Nord de la France où il arrive premier dans tous les départements des Hauts-de-France, dans nombre de communes rurales et désormais aussi dans les villes moyennes. Son électorat mêle un vote populaire – majoritaire chez les ouvriers, les salariés du public et les chômeurs ayant voté, notamment dans les zones rurales appauvries, sans services publics – et des fractions de la bourgeoisie.

Le RN reste un parti d’extrême droite dont le socle est toujours l’héritage du FN fasciste de Jean-Marie Le Pen, avec un programme de destruction des droits démocratiques, de remise en cause de tous les droits du mouvement syndical et du mouvement social. Mais la normalisation voulue par Le Pen a en partie réussi, sa présence au second tour n’a pas suscité de manifestations d’ampleur.

Il y a plusieurs raisons à cette réussite. Conjoncturellement le racisme explicite de Zemmour, qui a recueilli 2,5 millions de voix, sa violence verbale ont masqué l’arrimage de Le Pen à l’extrême droite. Mais la raison principale est à chercher ailleurs. La politique néolibérale a fait perdre à la bourgeoisie une base sociale stable. Pour conserver une position dans les milieux populaires, elle développe une politique contre les dangers de l’intérieur et de l’extérieur, contre les banlieues, les immigrés, les migrants, une politique islamophobe et raciste. Macron, pour assurer sa réélection comme rempart face au RN, a fait de Le Pen son opposition officielle, tout en cultivant les thèmes de l’extrême droite, la sécurité, l’identité nationale, le rejet des migrants, l’islamophobie. Ces politiques sont le terreau sur lesquels l’extrême droite se développe, si on n’y met pas de frein.

Mélenchon vainqueur au sein de la gauche

L’existence de la Nupes a fait chuter Macron, même si elle est loin de l’objectif d’être majoritaire fixé par Mélenchon. Avec plus de 140 députés, elle est loin des 289 nécessaires, mais c’est bien la Nupes qui a imposé les débats des législatives, une nouveauté dans le champ politique dont il faut préciser les ressorts.

La gauche, rassemblant autour de 10 millions de voix, ne représente qu’un petit tiers des électrices et électeurs, autour de 30 % des votants (entre 14 % et 22 % des inscrits). Il n’y a pas d’évolution majeure dans ce rapport de force global. Depuis 2017, au premier tour des présidentielles, les candidats de gauche, La France insoumise (FI), EELV (3), PC et PS ont progressé de plus d’un million de voix. Aux législatives, le résultat est équivalent. L’évolution majeure, pour nous la plus importante, est celle des rapports de force au sein de cette gauche.

Le PS social-libéral, porteur des contre-réformes sous le gouvernement Hollande est laminé. À la présidentielle de 2012 Hollande avait plus de 10 millions de voix et 28,6 % des suffrages (22 % des inscrit∙es), en 2017 le candidat critique qu’avait investi le PS, Benoît Hamon (4), avait 2,3 millions de voix et 4,8 %, en 2022 Anne Hidalgo recueille 0,6 million de voix et 1,75 % (1,26 % des inscrit∙es). Ces voix perdues par le PS vont principalement vers La France insoumise et en partie vers EELV. C’est maintenant le courant antilibéral qui domine dans la gauche. Parce qu’il veut remettre en cause nombre des choix des trente dernières années, entrer en conflit avec l’Europe libérale et enclencher une planification pour la transition écologique, il est devenu l’ennemi numéro un de toute la bourgeoisie.

Mélenchon, avec 22 % et 7,7 millions de voix (15,8 % des inscrites) est indiscutablement le principal candidat de gauche, qui a permis l’expression d’un vote de classe contre l’austérité, dans les villes et les quartiers populaires, contre les grands projets productivistes, contre l’état d’urgence et l’islamophobie. À la FI a été ajouté à l’occasion de l’échéance 2022 le « parlement de campagne de l’Union Populaire », composé de 125 militantes et militants FI et de 125 syndicalistes, intellectuels, responsables associatifs, meneurs et meneuses de luttes, pour mobiliser les différents secteurs intéressés au changement dans la société, présidé par l’ancienne porte-parole d’Attac, Aurélie Trouvé.

Mélenchon a su s’adapter parfaitement au système médiatico-politique français centré sur l’élection présidentielle, qui met en valeur la relation d’un « Homme » avec les électeurs-électrices. Des prises de position positives ont joué un rôle, à rebours de la quasi-totalité des autres politiques, sur la question de l’islamophobie, question centrale dans le processus de fascisation des débats, ou encore son refus de participer à une manifestation des policiers réclamant plus de moyens et de sévérité contre leurs agresseurs le 19 mai dernier alors que Yannick Jadot d’EELV, Fabien Roussel du PCF et Olivier Faure du PS s’y rendaient. Il a réussi à polariser l’essentiel de celles et ceux qui se sont mobilisés ces dernières années, en reprenant tout ou partie de leurs revendications.

Deux références dominent dans son programme « l’Avenir en commun », celle du socialisme républicain en rupture claire avec le néolibéralisme des trente dernières années, institutionnalisé dans l’Europe actuelle (5) ; et la rupture avec le productivisme par une transition écologique. Il s’agit d’un programme réformiste classique, cohérent et systématique, intégrant des revendications radicales sur les questions sociales, écologiques et politiques, que la victoire du capitalisme néolibéral validée par la social-démocratie du PS a fait apparaître comme radical. Ce programme avec ses thèmes, sa précision, sa logique, n’est pas articulé autour de l’idée populiste de gauche que « les demandes émanant de la plupart des secteurs de la société (…) sont équivalentes les unes aux autres dans leur opposition au régime d’oppression » (6). Mélenchon est resté fondamentalement lié aux références de la gauche, convaincu que tous les défis prennent racine dans la question sociale. Par contre, en référence à ce populisme de gauche, la place du leader, seul en dialogue avec le peuple, prenant parfois des formes extrêmes de culte de la personnalité, est omniprésente. Ces dérives ont des raisons profondes. Pour Mélenchon, le parti tel qu’il a existé tout au long du XXe siècle est la forme d’organisation liée à une classe sociale. Il doit être remplacé aujourd’hui par autre chose, une forme d’organisation du peuple, le mouvement, sans bords, qui regroupe des individus singuliers qu’il n’est plus possible de mettre en rangs, mais qui se retrouvent autour d’une incarnation individuelle, le projet s’identifiant au destin personnel du leader. L’organisation politique collective et structurée, assimilant les bilans politiques, est abandonnée au profit du mouvement des individus atomisés agissant par impulsion et identification. En agissant ainsi, Mélenchon ne fait pas que prendre acte de la fin des partis, il contribue à leur marginalisation.

À gauche, du nouveau

La grande surprise a été la proposition de la FI d’un front commun pour les législatives, au PC, au NPA, à EELV pour une union autour des grands axes du programme « L’Avenir en commun », avec comme objectif une ou un candidat unique dans chaque circonscription, et une majorité à l’Assemblée nationale imposant Mélenchon comme Premier ministre.

En quelques jours s’est constituée la Nouvelle union populaire écologique et sociale – le PCF, EELV (7), GénérationS et le PS rejoignant La France insoumise. La présence du PS a provoqué un choc politique. Au départ ce parti n’était pas dans les discussions, alors que le NPA était invité. La direction du PS, faisant le bilan de son échec, a demandé à entrer dans la coalition, malgré le désaccord d’Hidalgo, de Hollande et d’autres dirigeants historiques de ce parti. L’intégration du PS accentuait la dimension organisationnelle et électorale de l’accord, comment sauver un groupe parlementaire, sauver le financement du parti par l’État, au détriment de la dynamique militante. Ces limites ont finalement conduit le NPA à ne pas être partie prenante de l’accord national avec un parti qui ne fait pas clairement la rupture avec le social-libéralisme, tout en soutenant toutes les candidatures de la Nupes qui n’étaient pas des candidats du PS présents pour sauver leur siège. Un regroupement de militants des quartiers populaires, issus pour l’essentiel de l’immigration postcoloniale, « On s’en mêle », s’est investi dans la campagne, malgré le fait que la plupart de ses candidats potentiels aient été écartés par la direction de La France insoumise. Le parlement de l’Union populaire s’est transformé en parlement de la Nupes, passant à 500 membres selon la même répartition, et toujours présidé par Aurélie Trouvé.

Dans les milieux populaires, cette unité est un bol d’air, la réalité militante est beaucoup plus diverse. Il s’agit avant tout d’un accord électoral national, dans lequel tout a été réglé centralement, tant les répartitions que les désignations de candidat∙es. Il n’y a pas dans l’accord la volonté de créer partout des structures unitaires ouvertes permettant de mobiliser ensemble sur le terrain.

Malgré ces limites, la création de la Nupes a changé la situation politique, a ouvert l’espoir qu’il est possible, enfin, de mettre un coup de frein à l’insupportable. Le débat LREM/RN, avec toujours plus de répression, de racisme, d’attaques contre les classes populaires a été remplacé par la virulence contre les propositions de la Nupes devenue ennemi numéro 1. Toutes celles et tous ceux qui se retrouvent depuis des années dans les mobilisations, les manifestations, se sont enfin retrouvés ensemble autour d’une perspective politique commune de rupture. C’est un point d’appui essentiel pour les mois et années à venir : on sort de l’accumulation de défaites pour ouvrir une autre perspective.

Dans quelques endroits il y a vraiment eu une campagne unitaire, avec des parlements locaux, une véritable mobilisation à la base. Ailleurs cela a été une campagne classique, sans parler des quelques circonscriptions où d’anciens PS Macron-compatibles venaient sauver leur poste. La dynamique électorale a été payante, alors que Mélenchon seul n’était arrivé en tête que dans 105 circonscriptions sur 577, la Nupes a été la première force politique du pays, au coude à coude avec les listes macronistes.

Dans 65 circonscriptions, des candidats dissidents du PS se sont opposés aux candidats de l’accord Nupes, avec le soutien de certaines fédérations, des « éléphants » du parti opposés à l’accord national, comme Jospin et Hollande. Les résultats sont catastrophiques pour ces candidats, qui à quelques exceptions près sont balayés dès le premier tour. Tout comme les principaux PS passés du côté Macron ces dernières années, le président de l’Assemblée nationale, Ferrand, les anciens ministres Valls et Castaner. De manière plus générale, la campagne a marginalisé les positions sociales libérales tant dans le PS que dans EELV.

L’abstention ayant monté dans les classes populaires entre les présidentielles et les législatives, malgré la dynamique militante, le nombre de votants pour la Nupes, 5,8 millions de voix (25,7 % des votant∙es et 12 % des inscrits) est très nettement inférieur à la sommes des voix des présidentielles qui était de 10,7 millions (30 % des votants et 22 % des inscrits). L’ensemble des formations de la Nupes gagne à l’accord, en maintenant ou améliorant son nombre de députés. Les grands vainqueurs sont EELV qui passe de 1 député à 23 et La France insoumise de 17 à 75.

Parmi les 141 membres du groupe, de nouvelles et nouveaux députés entrent au parlement, issus de luttes sociales, donnant une fraîcheur qu’on n’a jamais connue, avec des jeunes issus de la FI, et d’autres comme Rachel Kekké, femme de chambre, figure de proue de la lutte de 22 mois contre la chaîne d’hôtel Ibis, Aurélie Trouvé, ancienne porte-parole d’Attac, Alma Dufour, ancienne porte-parole des Amis de la Terre, activiste contre Amazon, Louis Boyard, 21 ans, ancien président de l’Union nationale lycéenne…

« Plutôt le RN que la Nupes »

La violence actuelle des dominants contre la Nupes montre à quel point ils ont peur de ce que peut donner une unité conquérante en rupture avec les politiques de ces dernières décennies. Elle confirme que l’application même partielle du programme de la Nupes, par son opposition au néolibéralisme et ses réponses écologistes, conduirait, malgré ses limites, à des affrontements importants avec la classe dominante et les institutions.

À tel point que les déclarations d’entre les deux tours plaçant l’extrême droite et Nupes comme deux dangers symétriques, hors de « l’arc républicain », ont contribué à déliter le « barrage à l’extrême droite » : il n’y a pas eu de reports systématiques de voix contre le RN, ce qui explique le résultat final. Macron a préféré faire diminuer le nombre de députés Nupes en faisant élire indirectement des députés RN.

Le débat qui vient de se dérouler à propos de la commission des finances est lui aussi significatif. Cette commission de l’Assemblée nationale, qui est légalement présidée par un député d’opposition, a le pouvoir d’organiser les débats sur le budget et surtout celui de faire des contrôles, de réclamer des documents administratifs dans les ministères ou services d’État, y compris couverts par le secret fiscal. En application des règles habituelles, la présidence devait revenir à un membre de la Nupes. Des voix se sont immédiatement levées pour proposer que cette place revienne au RN plutôt qu’à la Nupes, venant de la droite par la voix du Président LR du Sénat, ou encore d’un ministre de Macron inventant de nouvelles règles qui conduiraient au même résultat.

Dans la foulée de la formule des années 1930, « plutôt Hitler que le Front Populaire », on entend aujourd’hui « plutôt le RN que la Nupes, et notamment La France insoumise ». Finalement, après quelques cadeaux au RN dans les postes de gestion de l’Assemblée Nationale qui ont provoqué un début de débat, ni la droite, ni les élus macronistes ne sont allés cette fois-ci jusqu’à élire un RN comme président de cette commission, qui est revenue à Éric Coquerel, un des responsables de la FI. Qu’en sera-t-il dans les échéances à venir ?

La bourgeoisie, qui n’apprécie pas vraiment les incertitudes, va tout faire pour stabiliser le pouvoir, en poussant à une alliance entre Macron et la droite, qui est « naturelle » vu les prises de position et si besoin avec l’extrême droite, dans la mesure où le programme économique du RN n’est pas opposé aux choix essentiels, et notamment sur la question de l’appartenance à l’Europe des traités actuels. Il est peu probable que cela réussisse, l’instabilité est la seule certitude.

Les enjeux de la situation

Pour les exploités et les opprimés, le fait qu’il existe une possibilité de mettre un coup d’arrêt aux politiques néolibérales et climaticides dans un pays de la taille de la France est un enjeu majeur, tant au plan national qu’international, dans lequel il est de la responsabilité des courants marxistes révolutionnaires, anticapitalistes, de peser de toutes leurs forces.

La participation au processus unitaire, tout en maintenant les exigences de rupture claire avec les sociaux-libéraux compatibles est donc essentielle. Ce qui n’est pas compliqué, tant à la base, y compris des militants de la FI, la méfiance envers ces politiques est grande et la présence critique acceptée, justement comme contrepoint. Y être à fond implique de s’investir partout où c’est possible dans les structures de type parlement qui existent, et dans tout ce qui se passe dans ce cadre. Le problème principal, c’est que cet accord national entre appareils politiques n’exprime pas la volonté d’instaurer partout des parlements, des structures organisant par en bas l’aspiration à l’action commune.

En outre, la force principale, FI, n’est elle-même pas une structure organisée, avec des sections, des adhérents, des débats locaux et nationaux, c’est un mouvement gazeux qui réagit aux impulsions données par le leader et ses très proches. Dans la conjoncture actuelle de reclassements politiques rapides, cela lui donne une réactivité très utile : peu de gens décident dans des délais records. Mais pour construire durablement un rapport de force social et politique, intégrant réellement différentes radicalisations, une organisation permanente est indispensable, même si elle n’a pas la forme des partis du XXe siècle.

Car ce qui est en jeu, c’est la construction d’un bloc, d’un front politique et social, autour d’axes de rupture avec le social libéralisme, qui organise, après les élections, l’unité la plus large des exploité∙és et des opprimé∙es. Les résultats le montrent. La Nupes est la référence incontournable dans la lutte contre les politiques actuelles et a permis l’expression de classe dans les villes et nombre de quartiers populaires des grandes villes. Mais elle n’a pas été en mesure de regrouper la majorité des classes populaires, et bien au-delà des élections et de l’objectif institutionnel, d’organiser effectivement partout, dans les quartiers, les entreprises, un front unique, un front d’action à même de modifier les conditions du combat contre l’extrême droite et les politiques néolibérales. Beaucoup d’incertitudes subsistent sur l’avenir de cet accord électoral. Le PS et EELV ont des congrès dans les mois à venir qui vont trancher entre celles et ceux qui étaient pour entrer dans la Nupes et les autres. Le PCF peut aussi décider de reprendre son autonomie. Quoi qu’il en soit, c’est autour des phénomènes positifs, comme l’existence du parlement et de groupes équivalents dans les villes, qu’il faut travailler à dépasser ces difficultés bien réelles.

L’aspiration unitaire contre les politiques néolibérales, racistes et climaticides qui s’est exprimée dans le cadre électoral est un point d’appui pour développer les luttes, les mobilisations. L’heure est venue de se battre pour des processus de rapprochements, d’unification dans l’action, de fédération durable, tant au niveau syndical (CGT, FSU et Solidaires notamment), que dans les associations menant des luttes écologistes, antiracistes, contre les oppressions, que de manière plus large pour travailler à constituer un front social et politique associant partis, syndicats et associations, pour unifier les courants militants aujourd’hui éclatés, les combats émancipateurs des exploité∙es et des opprimé∙es.

C’est dans ce cadre que peut être repensée la perspective de construction d’une organisation anticapitaliste large. La quasi-totalité de celles et ceux qui sont susceptibles d’être partie prenante d’un tel projet sont aspirés par cette dynamique, c’est donc en son sein que peuvent s’opérer les décantations et les politisations, en travaillant avec tous les courants, quelle que soit leur histoire, qui ont une perspective écosocialiste, émancipatrice, de rupture avec le système capitaliste.

C’est dans cette dynamique unitaire générale que l’expression d’une identité, son affirmation, sans sectarisme, sans propagandisme, peut jouer un rôle positif pour la construction d’un espace, d’une fédération, d’un mouvement, d’une organisation anticapitaliste, écosocialiste en son sein.

Rouen, le 27 juin 2022

* Patrick Le Moal est militant de la IVe Internationale et du Nouveau parti anticapitaliste (NPA).

Notes

1. Il était de 7 ans, il est passé à 5 ans.

2. Si ce chiffre a récemment augmenté à cause des réponses à la pandémie, il était auparavant autour de 56 % du PIB.

3. Europe Écologie-Les Verts.

4. Il a depuis quitté le PS et fondé un petit parti, GénérationS, qui était dans la Nupes.

5. Mélenchon a fait partie de l’aile gauche du PS et a participé à la campagne du non de gauche contre la Constitution européenne en 2005 avant de quitter le PS pour fonder son propre mouvement.

6. Ernesto Laclau, La raison populiste, Seuil, Paris 2005, pp. 154-155.

7. Notamment le secteur le plus antilibéral autour de Sandrine Rousseau qui avait été minoritaire de justesse lors du dernier congrès de ce parti.

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