Édition du 23 avril 2024

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Cinéma

Frank Miller, Batman et le choc des civilisations

Dans son analyse du film Batman, le blogueur de La Presse Josef Siroka souligne à juste titre que Batman ne porterait pas le carré rouge (http://blogues.lapresse.ca/moncinema/siroka/2012/07/24/batman-ne-porterait-pas-le-carre-rouge/). En effet, outre le fait que le film a servit de prétexte à la tuerie d’Aurora, sa trame constitue "un divertissement ultra populaire qui glorifie le 1% au détriment du 99%". Voici l"analyse du critique du journal Le Monde Soren Seelow.

Pour les amateurs de comics, le dessinateur et scénariste Frank Miller est un héros. Il a déringardisé Daredevil, l’avocat-justicier aveugle de Marvel, a inventé la série Sin City, qu’il a portée à l’écran, et fait entrer Batman dans le XXIe siècle.

C’est sous son crayon, dans la série The Dark Knight Returns (1986), que Bruce Wayne troque ses gants mauves, sa panoplie de bat-gadgets et les "whizz bam" contre l’uniforme sombre du justicier gothique, ambigu et violent. Le genre est renouvelé : les super-héros vont les uns après les autres quitter leurs collants kitsch pour entrer dans la catégorie BD pour adultes.

Artisan vénéré de la renaissance des comics, Frank Miller est pourtant un personnage contesté, que ses plus fidèles lecteurs ont parfois du mal à suivre. Provocateur, passionné d’armes à feu, néoconservateur assumé, partisan de la théorie du choc des civilisations, ses prises de position déclenchent des poussées d’urticaire chroniques dans la presse progressiste et déconcertent jusqu’à ses plus grands fans.

"Ces gens-là coupent des têtes

En 2006, il avait accordé une interview à la National Public Radio (lire la transcription en anglais), dans laquelle il justifiait l’intervention militaire en Irak au nom de la guerre contre le fascisme :

"J’entends souvent les gens se demander pourquoi nous avons attaqué l’Irak, par exemple. Eh bien, nous nous en prenons à une idéologie. Personne ne demande pourquoi, après Pearl Harbor, nous avons attaqué l’Allemagne nazie. C’était parce que nous étions confrontés à une forme de fascisme global, et nous faisons la même chose aujourd’hui [...] Ces gens-là coupent des têtes. Ils traitent leurs femmes en esclaves, infligent des mutilations sexuelles à leurs filles : ils ne se comportent en aucune façon selon les normes culturelles auxquelles nous sommes sensibles. Je suis en train de parler dans un micro qui n’aurait jamais pu être produit par leur culture, et je vis dans une ville où 3 000 de mes voisins ont été tués par des voleurs d’avions qu’ils n’auraient jamais pu construire eux-mêmes."

Frank Miller n’a pas sa langue, ni son stylo, dans sa poche. L’an dernier, ce génie du crayon s’est également fendu sur son site Internet d’un texte assassin, intitulé "Anarchie", dans lequel il démonte en règle le mouvement Occupy Wall Street :

"Occupy n’est rien qu’un ramassis de malotrus, de voleurs et de violeurs, une masse indisciplinée nourrie à la nostalgie de Woodstock et empreinte d’une fausse vertu putride. Ces clowns ne font rien d’autre qu’affaiblir l’Amérique", face à la menace d’Al-Qaida et de l’islamisme. "Cet ennemi – qui n’est pas le vôtre, apparemment – doit ricaner, si ce n’est pas éclater de rire, en regardant votre spectacle vain, infantile et suicidaire". Il invite les Indignés américains à rentrer chez maman jouer à "Lord of Warcraft" ou à s’engager dans l’armée : "Mais ils risquent de ne pas vous laisser garder vos iPhones, les enfants."

Dans l’univers des comics, d’inspiration majoritairement humaniste et libertaire, cette diatribe est mal passée. Vivement critiqué dans la presse progressiste, Frank Miller a même été lâché par une partie de son lectorat, qui a appelé à boycotter ses œuvres. Certains grands noms du monde des comics, comme Mark Millar, ont publiquement dénoncé ses propos. L’auteur de plusieurs épisodes de X-Men, Kick-Ass ou Nemesis a néanmoins volé au secours de son collègue en appelant "à ne pas le boycotter, pas plus que HP Lovecraft, Steve Ditko, David Mamet ou n’importe quel autre écrivain qui ne partagerait pas ma philosophie personnelle, mais dont je suis heureux d’avoir les œuvres sur mes étagères".

Alan Moore, l’auteur de V pour Vendetta et de Watchmen, s’est montré moins compréhensif : "Je suis sûr que si Occupy Wall Street était un groupe de jeunes justiciers sociopathes le visage grimé en Batman, il y aurait été plus favorable", a-t-il déclaré, avant de s’en prendre à l’idéologie présente dans l’œuvre de Frank Miller. "J’ai trouvé que Sin City était d’une irréductible misogynie, que 300 était largement anhistorique, homophobe et parfaitement erroné. Je pense qu’il y a une sensibilité très déplaisante qui se dégage de l’œuvre de Frank Miller depuis assez longtemps."

Les positions réactionnaires de Frank Miller nourrissent-elles son œuvre ? Gotham City, New York décadente rongée par la corruption aux prises avec un terroriste nihiliste, est-elle l’incarnation de l’Amérique d’aujourd’hui face à la menace islamiste ? Dans son entretien à la National Public Radio, Miller déplorait l’affaissement moral et l’absence de vigueur de l’Amérique face à un ennemi à ses yeux bien réel :

"Il me semble évident que notre pays et l’ensemble du monde occidental affronte un ennemi existentiel qui sait parfaitement ce qu’il veut... et nous nous comportons comme un empire qui s’effondre. Les cultures puissantes sont rarement conquises, elles s’effritent de l’intérieur."

Pour autant, explique Philippe Touboul, copropriétaire de la célèbre boutique de comics Arkham à Paris, si la série Batman : The Dark Knight Returns exprime une vision bien américaine de la société et de la justice, il ne faut pas y chercher la trace du tournant réactionnaire de Miller. "Il faut distinguer deux périodes chez Miller : celle de l’auteur de comics, humaniste, épris de liberté, qui a des choses à dire (Daredevil, Batman, etc.), et le Miller réactionnaire, misogyne et homophobe, qui a mal vieilli à partir des tomes 2 ou 3 de Sin City. On a l’impression que le 11-Septembre l’a définitivement fait basculer", explique-t-il.

L’"apogée" réactionnaire de son œuvre a sans aucun doute été atteinte avec Holy Terror. A l’origine, cette bande-dessinée, entamée au lendemain des attaques contre le World Trade Center, devait relater la bataille entre Batman et un terroriste islamiste après un attentat contre Gotham City. Miller la présentait lui-même comme une "œuvre de propagande" dans laquelle Batman "bottait le cul d’Al-Qaida", tout comme Superman avait combattu avant lui Hitler. DC Comics ayant refusé de la publier, Miller a finalement renoncé au personnage de Batman et s’est résolu à produire son album chez un autre éditeur. La BD, dédiée à Théo Van Gogh, le réalisateur d’extrême-droite néerlandais assassiné par un musulman en 2004, a été jugée "islamophobe" par de nombreux critiques.

Propagande : le retour du refoulé

Cette obsession du choc des civilisations est également présente dans la série 300, dont la quatrième de couverture propose ce résumé : "L’armée persane – si puissante que la terre tremble sous ses pieds – s’apprête à écraser la Grèce, île de raison et de liberté, dans une mer d’obscurantisme et de tyrannie. Entre la Grèce et cette vague destructrice, il y a un petit détachement d’à peine trois cents guerriers. Mais ces guerriers sont plus que des hommes... Ce sont des Spartiates."

L’adaptation au cinéma de cette série de comics en 2006 par Zack Znyder a suscité une vague d’indignation à Téhéran, les Iraniens se sentant insultés par l’image donnée de leurs ancêtres perses, "dépeints en meurtriers sauvages, sans âme et sans retenue", comme le raconte cet article du Figaro.

Une partie de la presse occidentale a elle aussi dénoncé un spectacle "belliqueux, raciste et inspiré d’une idéologie nauséabonde". "Pour une partie du public américain, ce film représente une revanche sur le 11-Septembre, une manière d’affirmer la supériorité des Etats-Unis sur les hordes islamiques qui menacent la civilisation", affirme le blog Nouvelles d’Orient du Monde Diplomatique.

Frank Miller se réclame fréquemment de la tradition propagandiste des comics, flagrante pendant la seconde guerre mondiale, pour justifier des choix narratifs de plus en plus binaires. Une régression idéologique et artistique difficile à comprendre concernant celui qui reste l’un des plus grands novateurs du genre. Un retour à la caricature surprenant pour cet auteur qui n’a eu de cesse d’explorer l’ambiguïté de l’âme humaine, la frontière chancelante entre le bien et le mal et la part d’ombre des justiciers solitaires.

Article tiré du site du quotidien Le Monde du 27 juillet 2012

Soren Seelow

Le Monde

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