Gaza, juin 2025 : alors que dans les grands médias du monde occidental, on s’écharpe en toute hypocrisie sur le sens des mots, pour savoir si l’on doit ou non oser prononcer le mot de "génocide", le témoignage de l’historien Jean-Pierre Filiu(1) , ayant vécu un mois à Gaza dans un camp de réfugiés, vient nous ramener à l’essentiel. Il nous rappelle " l’inhumanité absolue" à laquelle ont été réduits sous nos yeux près de 2 millions d’êtres humains et sur laquelle tant de nos dirigeants se contentent de fermer les yeux, Canada et Québec compris. Au nom de sordides intérêts militaires et économiques ? Ou alors par frilosité, lâcheté, complicité, peur panique d’indisposer les puissants de l’heure, allez donc savoir ?
C’est le remarquable : que cet historien ait eu le courage de vivre, puis de nous dévoiler un pan de cette horreur indescriptible, tout en y parvenant avec à la fois sobriété et précision, sans jamais perdre sang froid et rigueur !
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : voilà un peuple —le peuple palestinien de Gaza— pris en souricière depuis plus de 600 jours dans une prison à ciel ouvert, retenu de force sur un territoire grand comme l’ile de Montréal, lui-même ravagé périodiquement par des drones et des bombardements touchant sans égards civils, femmes et enfants et n’épargnant, ni les écoles, ni les hôpitaux, ni les universités, ni les centres d’aide humanitaire, tout en ne laissant au fil des jours que destructions et montagnes de gravas s’élever jusqu’au ciel. Plus de 51 000 morts officiellement répertoriés (mais combien enfouis sous les décombres ?), et parmi eux plus de 16 000 enfants, sans compter le cortège des 100 000 autres blessés, handicapés ou mutilés qui survivent dans ce champ de ruines en ne disposant de presque rien.
Partout nous rappelle Jean-Pierre Filiu, c’est une "tragédie au sens absolu du terme", "une situation de détresse, de vulnérabilité totale". À Gaza, raconte-t-il « les rues n’existent plus », les champs et les cultures ont disparu, et "ce qu’on croit être des collines, ne sont que des amoncellements de ruines". Au sud de Gaza, au bord de la méditerranée, là où parmi les dunes et sur les plages ont échoué près d’un million de personnes, on ne voit qu’une mer de tentes de plastique qui ne protègent les gens ni du froid, ni des pluies violentes, ni bien sûr des bombes ou des drones. Le tout, pendant que la famine est utilisée comme arme de guerre et que l’aide humanitaire est dispensée –à l’encontre de toutes les recommandations de l’ONU— au compte gouttes par des agences privées sous contrôle militaire.
Et que l’on ne nous rappelle pas ici, en guise de justification implacable, les 1200 israéliens assassinés le 7 octobre 2023 lors de l’attaque du Hamas, comme si le conflit israélo-palestinien n’avait commencé que ce jour-là et que les dirigeants sionistes israéliens n’avaient pas eu aussi une écrasante part de responsabilité dans cette affaire !
C’est là le plus déchirant, et ce n’est sans doute que les poètes qui peuvent nous le faire ressentir : cet effet miroir que produit aussi en nous l’enfer de Gaza, tant il nous relie malgré tout à l’histoire et nous renvoie au drame de la Shoa ainsi qu’à à la naissance de l’État d’Israël, constitué en 1948 sous la caution coloniale des Européens, pour —croyait-on— s’en prémunir à tout jamais.
En cela, l’enfer de Gaza est peut-être le miroir de nos drames, le symbole des échecs de notre époque, l’occasion de nous interroger sur ses points aveugles. Pour oser penser tout différemment !
C’est le poète palestinien Reefaat Alareer qui le rappelait sans ambages dans un poème écrit 5 semaines avant sa mort provoquée par une frappe aérienne israélienne, le 6 décembre 2023, et dans lequel il s’adressait à son vis-à-vis israélien :
Je suis toi, deux fois, un et deux. Regarde dans le miroir, l’horreur, l’horreur (…)
Je suis toi, je suis ton passé qui hante ton présent et ton avenir.Je fais tout ce que je peux : comme tu l’as fait. Je lutte : comme tu l’as fait. Je résiste : comme tu as résisté
Le temps d’un instant, je prendrais même en exemple ta ténacité, si tu n’étais pas en train de tenir le canon de ton fusil entre mes deux yeux qui saignent.
Un, deux. C’est exactement le même fusil, exactement la même balle qui ont tué ta mère, qui ont tué ton père et qui sont en train d’être utilisés contre moi.
C’est pourquoi nous sommes jumeaux. Même parcours de vie, même arme, même souffrance. Mêmes expressions dessinées sur le visage du tueur –tout est pareil— sauf que dans ton cas la victime s’est transformée en agresseur.
je te le dis, je suis toi (…) Regarde dans le miroir. Je suis toi, je suis ton passé et en me tuant, c’est toi même que tu tues. »(2)
Quand donc oserons-nous le dire, nous regarder dans ce miroir ?
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
Québec, le 2 juin 2025.
Notes
1. Voir le livre Un historien à Gaza, Paris, les Arènes, mai 2025. Voir aussi Radio Canada : https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/tout-terrain/episodes/953538/rattrapage-dimanche-1-juin-2025
Voir aussi TF1, RFI, Radio France, France 24
2. Extraits du poème Je suis toi du jeune poète palestinien Reefaat Alareer, lu par Catherine Dorion, lors d’une manifestation en soutien au peuple palestinien, réalisée le samedi premier juin à Québec (traduction libre).
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