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« Green New Deal » : comment transposer les propositions d’AOC en Europe

Pavlina Tcherneva, une des économistes les plus réputées de la théorie moderne de la monnaie, à l’origine du « Green New Deal » d’AOC, l’élue démocrate Alexandria Ocasio-Cortez, est venue présenter le 17 janvier ses idées en France devant plusieurs économistes et le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez.

21 janvier 2020 Par Romaric Godin
https://www.mediapart.fr/journal/international/210120/green-new-deal-comment-transposer-les-propositions-d-aoc-en-europe?page_article=1

Alors que débute la campagne électorale pour les primaires démocrates, où ses idées sont au cœur du projet de Bernie Sanders, la théorie moderne de la monnaie (« Modern Monetary Theory » ou MMT) tente de se faire connaître en France. Vendredi 17 janvier, à la Maison des sciences humaines Paris nord de Saint-Denis, devant plusieurs économistes et le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez, une des principales représentantes de cette école de pensée, l’économiste étatsunienne d’origine bulgare Pavlina Tcherneva, est venue présenter le « Green New Deal » et son complément, la « garantie de l’emploi » (« job guarantee »), proposés outre-Atlantique par la représentante Alexandria Ocasio-Cortez (AOC).

L’aura médiatique de cette dernière a beaucoup fait pour la popularité de cette proposition, mais son sous-jacent économique, la MMT, reste largement un angle mort en Europe et en France. Il n’existe pas dans l’Hexagone d’économistes se revendiquant officiellement de la MMT. Néanmoins, ce courant intéresse désormais les milieux hétérodoxes français et le séminaire de Saint-Denis était, d’ailleurs, organisé par deux économistes de l’université Paris-XIII, l’un post-keynésien, Dany Lang, l’autre, marxiste, Cédric Durand.

Pourtant, sans ce sous-jacent théorique, le « Green New Deal » ne serait plus qu’un simple plan de relance peu ambitieux. À cet égard, le plan de la Commission européenne baptisé « Green Deal » montre que le cadre théorique importe. Limité par son budget et les contraintes des traités européens, il ne devrait pas être un élément clé du changement dans la transition écologique.

Dans son intervention, Pavlina Tcherneva a mis en évidence le lien entre « Green New Deal », garantie de l’emploi et MMT. Le « Green New Deal » est un projet de grande envergure visant à changer de paradigme et qu’elle compare volontiers aux mesures du New Deal rooseveltien. « Cet exemple montre que l’on peut changer rapidement un paradigme », précise-t-elle. Ce plan s’appuie sur trois grands axes : des investissements massifs et rapides, une stratégie industrielle ambitieuse pour basculer dans une production « propre » et la garantie de l’emploi.

Ce dernier élément est clé. La garantie de l’emploi est l’articulation nécessaire entre l’ambition environnementale et l’exigence sociale qui est au cœur du projet. De quoi s’agit-il ? Comme cela a déjà été expliqué sur Mediapart, il s’agit de fournir un emploi rémunéré à un salaire « décent » à tous ceux qui désirent travailler. Dans l’esprit du ♀« Green New Deal », ces emplois sont financés par le gouvernement, mais déterminés par les collectivités locales en fonction de leurs besoins. C’est, au reste, un des éléments les plus importants de ce projet : la proposition d’emploi garanti s’accompagne d’une définition des besoins, notamment en matière écologique, mais pas seulement. Or, cette réflexion est indispensable au combat commun contre le réchauffement climatique et les inégalités.

Cette garantie de l’emploi est un dispositif universel : il est ouvert à tous. Mais il est aussi volontaire : il n’y a pas de contrepartie, ni d’obligation d’accepter un emploi. En aucun cas ce n’est un workfare, une incitation à s’insérer dans le marché du travail. C’est, au reste, pour cette raison, qu’il s’agit d’un dispositif entièrement public : la garantie de l’emploi ne pourvoit pas de l’emploi bon marché, elle répond à des besoins d’intérêt public.

Comme le souligne Pavlina Tcherneva, le premier de ces intérêts est le respect du droit fondamental au travail présent dans la Déclaration des droits de l’homme de 1948 et dans le préambule de la Constitution française. Dans le cadre du « Green New Deal », cette garantie de l’emploi peut également avoir la fonction d’un soutien à la transition d’un emploi dans une industrie polluante vers un emploi adapté à la nouvelle donne écologique. « Il y a un volant de formation très important dans la garantie de l’emploi », explique Pavlina Tcherneva.

Mais sa fonction est principalement macro-économique. Grâce à celle-ci, l’ajustement de l’économie ne se fait plus par l’emploi. Or, c’est bien la façon dont fonctionne actuellement l’économie. « En période de croissance, la banque centrale relève ses taux pour freiner l’activité et faire remonter le taux de chômage afin de réduire le risque inflationniste. Une fois le chômage en hausse et le risque de récession revenu, on baisse les taux pour faciliter l’activité et les embauches », rappelle-t-elle. Ce fonctionnement, qui repose sur l’idée qu’il existe un « taux de chômage d’équilibre » (le fameux « nairu », pour « non-accelerating inflation rate of unemployment ») qui ne fait plus augmenter l’inflation et qui est la cible des politiques économiques, est au cœur des visions monétaristes et keynésiennes. La MMT propose, avec la garantie de l’emploi, de briser cette vision.

Certes, la période très particulière dans laquelle nous sommes permet d’afficher des taux de chômage faibles avec des taux faibles, mais la précarisation du travail, fondée sur le déséquilibre sur le marché du travail au bénéfice des employeurs, explique largement ce cas. En créant un filet de sécurité avec un salaire décent, supérieur ou proche du salaire minimum, on brise ce déséquilibre, ce qui permettrait de mettre au jour la réalité du marché du travail.

Pourquoi est-ce important dans le cadre du « Green New Deal » ? Outre les raisons déjà évoquées, il s’agit d’abord de réduire les inégalités inévitables créées par le changement climatique : destructions d’emplois, accès aux services publics, coûts des services fondamentaux. Pavlina Tcherneva explique que le programme de transition aura « besoin de tout le monde ». Avec la garantie de l’emploi, on aurait ici le moyen de préserver l’adhésion des classes populaires et moyennes à la transition écologique. Pour réussir cette transition, il faudra qu’elle soit sociale. La lutte contre les inégalités, associée à la redéfinition des besoins, c’est aussi le cœur du combat environnemental, dans la mesure où la « liberté » des plus aisés a un coût environnemental considérable.

Mais l’importance de la MMT se situe principalement dans le financement d’une telle ambition. C’est souvent ici que le bât blesse. Le « manque de moyens financiers » réduit toujours et partout les politiques les plus ambitieuses pour les dépenses de transition. Le gouvernement Philippe en France n’a, du reste, plus que l’apparence de l’ambition environnementale. Et le « Green New Deal » européen est réduit à de belles paroles. On retrouve toujours ce fameux argument de l’absence « d’argent magique ». En réalité, ce manque de moyens publics a toujours la même conséquence : transférer la gestion des besoins aux entreprises privées régies par le marché et, souvent, par des oligopoles de fait. Or, la situation dans laquelle l’on se trouve montre précisément que cette gestion ne permet nullement de se laisser acculer dans une telle impasse politique.

La MMT propose d’éviter ce piège. « Il faut résister à la question du financement, explique Pavlina Tcherneva, parce que c’est la mauvaise question. » C’est ici le fondement de la pensée de la MMT : les moyens financiers ne manquent pas et ne peuvent pas manquer dans un pays qui a sa souveraineté monétaire. L’économiste rappelle, du reste, que, durant le New Deal, mais aussi durant la Seconde Guerre mondiale, on n’a eu aucune difficulté à trouver des moyens pour répondre aux besoins de l’époque. Pourquoi en serait-il autrement aujourd’hui ? « Oui, notre action a des limites, ce sont celles des ressources naturelles, pas de la monnaie », conclut l’économiste. C’est là la clé de voûte du « Green New Deal » version AOC. Et c’est la grande différence avec le projet européen, qui s’annonce comme une simple continuité, la communication verte en plus.

Dépasser la critique pour construire l’alternative

Mais cette vision du financement est aussi ce qui pose le plus de problèmes dans l’importation française de la MMT. Lors de la séance de questions qui a suivi son exposé, plusieurs des économistes hétérodoxes présents ont ainsi montré leur scepticisme à cet égard. Henri Sterdyniak a jugé que la « MMT était à côté de la plaque en se concentrant sur la création de monnaie ». Pourtant, on l’a bien vu, un des freins de l’action aujourd’hui, c’est bien le manque de moyens financiers. Implicitement, on connaît l’essence de la critique qui réunit, de ce point de vue, keynésiens et orthodoxes : la création monétaire par l’État sans contraintes financières est source d’hyperinflation. Le spectre vénézuélien, « argument » désormais traditionnel du statu quo, se dresse alors immédiatement !

Pavlina Tcherneva répond cependant à cette objection : « Le New Deal n’a pas détruit l’économie par l’inflation, il a créé plus de revenus, plus d’emplois. » L’hyperinflation est le fruit d’une inadéquation entre structures productives et structure de la consommation. Or, le « Green New Deal » n’est pas qu’un simple plan de relance, c’est un projet de transformation des structures productives en fonction des besoins définis collectivement. On est loin d’une structure à la soviétique où la bureaucratie centrale organisait l’économie en fonction de ses propres besoins. Au reste, le « Green New Deal » conserve un secteur marchand qui devra s’ajuster à la situation inflationniste par les taux. Sauf que la garantie de l’emploi en amortira le coût social. « On n’a jamais, historiquement, vu de cas d’hyperinflation en situation réelle de plein emploi », explique Pavlina Tcherneva, qui reconnaît néanmoins qu’il peut exister des « pressions sur les prix dans certains secteurs » qui pourraient donner lieu à des « prix administrés ». « Ce n’est pas un tabou et cela a déjà été fait avec succès aux États-Unis », conclut-elle, avant de préciser que ces tensions ne peuvent être que limitées. Quoi qu’il en soit, on voit que la MMT provoque ici une tension fondamentale avec une grande partie de la pensée keynésienne, qui reste attachée à l’idée d’un ajustement nécessaire par l’emploi via le taux d’intérêt dans l’économie.

Une autre objection classique de la MMT a également été évoquée : celle d’une pensée spécifiquement étatsunienne pouvant s’appuyer sur la suprématie du dollar. « Notre modèle n’est pas un modèle centré sur les États-Unis », assure Pavlina Tcherneva. Elle rappelle, d’ailleurs, que les pays qui ont expérimenté la garantie de l’emploi, l’Inde, l’Afrique du Sud ou l’Argentine, ne sont pas des puissances financières. Du reste, l’Argentine a basculé dans la crise non pas en raison de ces expériences, mais bien parce que le président Mauricio Macri s’est empressé à partir de 2016 de s’endetter en monnaie étrangère, en dollars. « Le message de la MMT est simple : il faut à présent dépasser les fausses contraintes, celles de la monnaie, pour passer aux vraies contraintes », conclut-elle.

Mais l’obstacle principal auquel la MMT doit faire face dans son importation en France et sur le vieux continent demeure l’euro. En zone euro, les États ne disposent pas de souveraineté monétaire. Ils sont institutionnellement contraints à restreindre leurs financements par les traités. Cela amène certains économistes de la MMT, comme l’Australien Bill Mitchell, à considérer qu’une politique de type « Green New Deal » n’est possible qu’en sortant de la zone euro. Pavlina Tcherneva se dit, elle, plus « agnostique » dans ce domaine. Née en Bulgarie, elle affirme que les « gens ont vécu au cœur du projet européen et y croient ». Elle préfère donc l’option de la réforme profonde de la zone euro sur un modèle étatsunien. Au reste, elle ne se fait aucune illusion sur la nécessité de changer : « La zone euro n’a pas d’avenir dans sa structure actuelle. Elle devra changer, d’une façon ou d’une autre, que ce soit sous la pression d’une crise économique, du climat ou d’autre chose », explique-t-elle, en ajoutant qu’elle « préfère que l’Europe planifie cette réponse ».

La question est fondamentale et rappelle une division forte au cœur de la gauche. Philippe Martinez s’est, sans surprise, gardé d’entrer dans le débat, se contentant de fustiger « une règle des 3 % à laquelle le président de la République lui-même ne croit plus ». Évidemment, le « Green New Deal » réclame davantage d’audace, comme le montre le projet de la Commission. Mais le débat ne s’est guère engagé. Seule Aurélie Trouvé, économiste d’Attac, est allée plus loin et a prévenu qu’un « Green New Deal » en France nécessiterait « au moins la désobéissance » vis-à-vis de l’UE.

Au reste, le secrétaire général de la CGT n’a guère véritablement discuté en soi les propositions de Pavlina Tcherneva. Sa présence à ce séminaire, aux côtés des représentants d’Attac et de Greenpeace, se voulait d’abord symbolique. Désormais, la Confédération considère que les questions sociales et environnementales sont liées et indissociables. C’est certes un tournant important dans la politique de la CGT. Mais pour sortir des simples incantations, il va falloir aller au-delà.

Et c’est tout l’enjeu des suites à donner à cette rencontre du 17 janvier. La position du syndicat sur la garantie de l’emploi demeure incertaine. D’un côté, il ne peut être insensible à un dispositif qui redonne du pouvoir au travail, dans son face-à-face avec le capital, en brisant la logique de « l’armée industrielle de réserve » et du chantage à l’emploi qui guide les politiques sociales depuis des décennies. Mais de l’autre, il se méfie d’une idée qui viendrait « rogner » le service public. « Il ne faudrait pas que l’on crée des emplois publics de deuxième ordre qui viennent dégrader les services publics », a mis en garde Philippe Martinez.

Pourtant, la garantie de l’emploi fonctionne sur l’existence d’une catégorie intermédiaire d’emplois, entre les fonctionnaires et les emplois privés. L’idée est que ceux qui prennent ces emplois (volontairement, rappelons-le, et les économistes de la MMT sont favorables à ce que ce dispositif coexiste avec les aides sociales existantes, voire avec un revenu de base pour certains) occupent une position intermédiaire de transition entre deux emplois privés. En cas de crise, c’est un moyen de traverser en sécurité cette crise. En cas de reconversion, c’est un moyen d’acquérir de nouveaux savoir-faire. Leur statut ne peut donc être celui des fonctionnaires, sauf à réduire les sécurités dont disposent les fonctionnaires. Mais pour Pavlina Tcherneva, ce dispositif est tout à fait complémentaire d’un secteur public fort. Ce sera à la collectivité de décider ce qui relève de la garantie de l’emploi et ce qui relève du service public traditionnel. Mais qui entend développer cette garantie de l’emploi et rééquilibrer la relation capital-travail ne pourra pas faire l’économie d’un tel débat.

Dans un premier temps, l’essentiel est sans doute, comme l’a noté un des organisateurs, Cédric Durand, que Pavlina Tcherneva invite à briser « les habitudes de pensée du néolibéralisme ». La MMT, par l’écho qu’elle a obtenu outre-Atlantique, portée par la figure de proue qu’est AOC, permet effectivement de changer le cadre de la pensée économique : la politique de l’offre, les réformes structurelles néolibérales et le carcan budgétaire ne sont pas les seuls horizons possibles. Mais le risque est aussi que ce « Green New Deal » ne devienne un simple slogan à la mode que l’on recyclera, comme a commencé de le faire la Commission européenne en oubliant ses fondements théoriques.

Sans doute la MMT a-t-elle des limites, comme toutes les théories, et il faut s’y confronter et les discuter. Mais son influence sur le monde politique aux États-Unis tranche avec le manque d’idées neuves dans ce domaine sur le vieux continent. Plutôt que de voir dans la MMT au mieux une pensée exotique, purement étatsunienne, au pire un premier pas vers le Venezuela ou l’Union soviétique, les économistes hétérodoxes seraient fort inspirés de la prendre au sérieux pour l’adapter dans le contexte européen. Alors seulement un projet écologique et social, fondé théoriquement et pratiquement, sera possible. L’actuel mouvement social a montré le degré de rejet du néolibéralisme, mais a aussi confirmé le sentiment qu’en l’absence d’alternative, le combat paraît souvent vain. La MMT porte peut-être en elle des perspectives, si elle est prise au sérieux dans la communauté académique et politique. Ce séminaire du 17 janvier n’était sans doute qu’une première étape en ce sens, mais le temps, indéniablement, presse.

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