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Comme son titre l’indique, la réalisatrice prend pour point de départ de son exposé l’idée que les dérives occasionnées par l’IA (ainsi que par tous les outils électroniques, informatiques, numériques qui envahissent toujours un plus notre quotidien) seraient « à la marge » de son utilisation, un peu comme cet « espace » qui échappe à la vision du conducteur automobile, d’autant plus dangereux que les rétroviseurs installés à l’intérieur du véhicule ne sont pas en mesure de donner à voir ce qu’il contient. Est-ce une raison pour ne plus jamais utiliser ce moyen de transport, étant donné les risques que ce phénomène représente pour la sécurité de tous les automobilistes et celle de leurs passagers ? D’emblée, spontanément, on répondrait « non » à cette question tellement l’inconvénient apparaît dérisoire eu regard aux avantages que procure l’auto-solo.
On a ainsi tendance à opérer le même type de raisonnement lorsqu’on prend en compte les « désavantages » inhérents aux nouvelles technologies en se disant (peut-être pour se rassurer) que, tout compte fait, en pesant le pour et le contre, malgré les possibles intrusions dans notre vie « privée » (et même « intime »), la désinformation que souvent elles génèrent, la manipulation de l’opinion à des fins commerciales, politiques, idéologiques, l’immense pouvoir qu’elles donnent à nos dirigeants de moins en moins scrupuleux sur la question du contrôle de la population, l’IA est une bonne chose « en soi », elle rend de nombreux services, suffit qu’elle soit bien « gérée », contrôlée, réglementée, légiférée, et nous aurons le meilleur des deux mondes ! Est-ce si sûr ?
Ce sur quoi le documentaire de TQ ne se penche pas suffisamment, c’est sur les motivations « mercantiles » à l’origine du développement accéléré des nouvelles technologies, d’autant plus importantes, soutenues et intenses en ce qui concerne l’IA que celle-ci décuple les possibilités « productivistes » des propriétaires des moyens de production, donc des entreprises privées dont l’influence politique, l’importance économique, le pouvoir décisionnel est en train de surpasser ceux de tous les États du monde entier réunis. D’aucuns douteraient alors que les immenses ressources humaines et matérielles mobilisées, les investissements massifs consentis, la recherche de pointe effectuée en IA par les GAFAM ou autres géants asiatiques de la « tech » soient destinés à améliorer la qualité de vie des citoyens, à redresser les valeurs, les principes, les institutions démocratiques en déliquescence depuis des décennies et ce, en concomitance avec une volonté délibérée de servir le Bien Commun !
À l’ère du capitalisme décomplexé, où ses principaux inspirateurs ne cachent pas leurs intentions de réveiller à l’échelle planétaire nos instincts les plus violents, nos propensions soi-disant « naturelles » à la prédation, à l’intimidation, à l’égoïsme narcissique, voire au sadisme et au cynisme (devenus des vertus), il faut habiter Disneyland en compagnie de ses personnages fantasmagoriques pour croire qu’à l’origine des derniers progrès technologiques, de nobles intentions « humanistes » guident les concepteurs de ChatGPT, OpenAI, Copilot, Gemini, soutenus dans leur travail à coups de milliards de dollars par des libertariens convaincus de leur supériorité intellectuelle, adeptes de théories et de pratiques transhumanistes. Le monde est en train de se « diviser » (pour ne pas dire : s’« écarteler ») entre, d’un côté, un néo-fascisme trumpien, ayant ses antennes dans la Silicone Valley, allié à une Europe d’extrême-droite lui obéissant au doigt et à l’œil, et de l’autre, un totalitarisme à la chinoise, surplombant une Coalition de pays du Sud Global, désirant, plus que toute autre chose, se soustraire à l’hégémonie américaine en matière de finance, de politiques monétaires, d’échanges économiques.
Au-delà de ce constat qui pourrait nous plonger dans l’univers orwellien d’un roman d’anticipation, c’est tout de même à partir de ce contexte qu’il faut appréhender le développement de l’IA (ou de toute autre technologie, autant sinon plus performante et efficace pour remplacer l’humain), sa commercialisation, son utilisation, sa promotion et l’aura « progressiste » (dans toutes les acceptions du terme) qui l’entoure, fruit d’une campagne de marketing bien orchestrée auprès des médias, des gouvernements et de la population en général.
À tel enseigne que tout un chacun est tombé dans le panneau, en quelque sorte. N’y a-t-il pas quelque chose de « naïf », ou de l’ordre de la « mauvaise foi », de ne pas avoir soupçonné le moins du monde que le fait de poster allégrement sa (ou ses) photo(s) sur Internet à tous vents, utiliser à qui mieux mieux ses cartes de crédit pour faire des achats en ligne, ouvrir un compte sur Facebook (contenant des détails personnels), pouvoir être géolocalisé à tout moment de la journée sans que toute cette liberté accordée « gratuitement » ne finisse pas par avoir des conséquences fâcheuses pour sa vie privée, ne soit pas soumise à la règle du pendule ou celle de la gravitation universelle transposée aux domaines social, psychique, psychologique, individuel, à savoir que tout ce qui monte redescend, que rien n’a d’existence autonome, que tout existe en interrelation et que, selon une autre loi, celle de la « dialectique » que tout-e intellectuel-le devrait connaître, toute réalité a toujours deux aspects : le positif et le négatif, l’envers et l’endroit, le vide et le plein, le masculin et le féminin, etc.
Une des intervenantes du documentaire a eu le mot juste : « Nous sommes comme des adolescents ». Je dirais même plus : Nous sommes comme des enfants devant les nouvelles technologies, attirés par leur aspect “ludique” (que les commerçants mettent d’emblée de l’avant dans leur publicité), les promesses de vie facile qu’elles font miroiter, le plaisir qu’elles nous permettent de ressentir lorsque le temps et l’espace, d’ordinaire contraignants pour atteindre nos buts et nos objectifs, semblent disparaître de notre horizon, nous donnant l’impression (fausse) d’être en apesanteur, comme suspendus au-dessus de la vie de tous les jours.
Sans parler du grave problème de l’addiction devenu chronique chez les jeunes, à tel point qu’un gouvernement, pas particulièrement réputé pour avoir des humeurs psychosociales relatives aux conséquences morbides de ses politiques « managériales », a pris l’initiative d’interdire le cellulaire à l’école primaire et secondaire, pour, sinon endiguer le problème, du moins contribuer à ne pas l’envenimer.
Ceci dit, ce n’est pas du côté de l’IA qu’il faut chercher une solution aux effets secondaires d’une surutilisation des écrans, bien au contraire. Tout comme il serait absurde de demander aux cigarettiers des conseils pour vaincre le cancer du poumon, aux multinationales de la malbouffe de faire la promotion d’ouvrages sur le végétarisme (encore moins sur le « véganisme ») dans leurs succursales à travers le monde ou aux monarchies pétrolières d’accueillir en leurs « Royaumes » des COP sur la fin des hydrocarbures (ce qui pourtant se fait !)
Un des mots d’ordre du documentaire (qui semble être aussi celui de l’animatrice) est : « Évitons la diabolisation, les pronostics à l’emporte-pièce, ne tombons pas dans les scénarios catastrophes à la Stephen King, n’exagérons pas les côtés troublants et inquiétants de l’IA, restons “objectifs”, “impartiales”, “neutres”, faisons la part des choses, séparons le bon grain de l’ivraie, etc., etc., etc. » Fort bien. Précisons tout de même : Ne sous-estimons pas les ravages que peut provoquer une technologie au service de multimilliardaires qui se soucient comme d’une guigne de la santé publique, des valeurs démocratiques, des inégalités socio-économiques, de la disparition des écosystèmes, prêts à pactiser avec le premier démagogue venu tant et aussi longtemps qu’il ne leur mettra pas les bâtons dans les roues pour qu’ils puissent continuer à accumuler capital, pouvoir, mérites, adulations, culte de la personnalité et qu’il ne bronchera pas devant une manifestation ostentatoire d’une appartenance idéologique qui s’est concrétisée, dans le passé, par l’assassinat de millions de personnes du fait de leur “race” supposée.
Rajoutons aussi : Ne soyons pas naïfs. Tant que nous laisserons la loi du profit s’élever au dessus du Bien Commun, les principaux problèmes inhérents à une société technologique comme la nôtre ne se régleront pas. Mises à part quelques petites réformes par ci par là pour donner l’impression que la Caste des décideurs partage d’autres « valeurs » que l’argent et a d’autres projets que de s’approprier pour elle seule le plus possible de ressources, de richesses, de technologies, de talents, de biens, de patrimoines, de territoires, la concentration du pouvoir (politique, économique, financier) va aller en s’accentuant, laissant les miettes de leur appétit gargantuesque pour la masse qui va s’entre-déchirer pour se les procurer.
Il existe des moyens pour redonner à la population les rennes du pouvoir qui lui échappent de plus en plus. Lorsqu’une activité quelconque, la découverte d’un nouveau processus, la marchandisation d’un bien inconnu jusqu’alors soulèvent trop d’interrogations dans l’espace public, l’État, par principe de précaution et sens des responsabilités, peut décréter un moratoire jusqu’à ce que les enjeux soient suffisamment clarifiés pour apaiser les inquiétudes et rendre possible un rapport moins ambiguë avec la réalité en question. Il peut aussi recourir à la nationalisation d’un secteur entier de l’économie s’il juge qu’il en va de l’intérêt de la Nation que la richesse produite dans ledit secteur soit considérée comme un bien « essentiel » et que, conséquemment, elle ne doit pas être livrée aux lois du marché, faisant l’objet de vives concurrences entre entreprises privées pour son appropriation exclusive, mais bien plutôt devenir propriété collective.
On a coutume d’associer « Nationalisation » aux ressources naturelles (eau, hydroélectricité, mines, énergie) ou aux services essentiels (santé, éducation, environnement). Étant donné le contexte actuel de guerre commerciale pour l’appropriation de terres, minéraux, composantes diverses pour alimenter le marché des technologies de pointe (voitures électriques ou autonomes, robots industriels, ordinateurs portables, téléphones cellulaires, systèmes d’IA), l’État a un rôle important à jouer pour assurer la répartition équitable des fruits de cette nouvelle forme de croissance économique, l’encadrement juridico-politique nécessaire afin de limiter les possibilités de contrainte et l’influence démesurées de puissants monopoles sur les gouvernements au détriment de l’ensemble des citoyens, le respect des règles fondamentales du droit pour protéger la vie privée, préserver l’intimité et la dignité des personnes qui ne peuvent être réduites au statut d’une marchandise interchangeable comme n’importe quelle autre marchandise.
À moins de croire au miracle, la sécurité « numérique » ne s’obtiendra pas en dehors des prérogatives que les premiers penseurs de la démocratie libérale ont accordé aux institutions parlementaires pour en faire les représentants légitimes, légaux et autorisés d’un « État de droit » en bonne et due forme. Et si ces mots, ces concepts, ces expressions ne sont pas uniquement des formules creuses qui ne renvoient à rien de « substantiel » en matière d’imputabilité, cela signifie que le « Droit » en question s’applique aussi aux petits « génies » de la Silicone Valley, des GAFAM, des Géants du web, d’Alibaba et autres promoteurs extrême-orientaux de la reconnaissance faciale qui vont, tous autant qu’ils sont, hurler comme des chacals à qui on a dérobé leurs viandes faisandées...
Mario Charland
Shawinigan
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