Édition du 30 avril 2024

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Livres et revues

IDENTITÉ, "RACE", LIBERTÉ D’EXPRESSION, Perpectives critiques sur certains débats qui fracturent la gauche

Un livre sur lequel il vaut la peine de s'arrêter !

Identité, "race", liberté d’expression, Perspectives critiques sur certains débats qui fracturent la gauche, est un livre qui sous la coordination de Normand Baillargeon et Rachad Antonius, regroupe les points de vue d’une vingtaine d’auteurs et autrices vivant ou travaillant au Québec (dont je suis), Chacun à leur manière, et à partir de leur propre champ d’expertise, ils cherchent à faire apercevoir les limites de certains types de discours et de pratiques politiques très en vogue au Québec au sein d’une partie de la gauche et que la grande presse a pris l’habitude d’épingler sous les appelations de "rectitude politique" ou encore de "culture de l’annulation" ou même de "wokisme".

Et l’on peut dire que déjà le livre connaît un grand succès en librairie, puisqu’à peine mis en vente, la maison d’édition des Presses de l’Université Laval qui le publie, a été obligée de procéder déjà à deux rééditions.

Il est vrai que ces auteurs et autrices viennent d’horizons très différents : pour une part du camp péquiste et de la mouvance souverainiste, pour une autre de courants tiers-mondiste, anarchiste et marxiste hétérodoxes ; ou encore parce que certains d’entre eux ont été redevables, de par leur formation, d’une approche scientifique ou philosophique héritière des valeurs des lumières ou du libéralisme politique classique.

Mais peu importe ici, ce qu’ils cherchent tous et toutes à dire c’est leur malaise subjectif vis-à-vis de certaines pratiques culturelles et politiques revendiquées par une certaine gauche en passe de devenir hégémonique dans certains milieux universitaires ou médiatiques. Mais c’est aussi beaucoup plus que cela. Car ils tentent d’ouvrir un débat de fond, et s’emploient en même temps à exposer l’ensemble des arguments et raisons réfléchies qui les ont poussés à prendre la parole publiquement et à dénoncer ce qu’ils jugent être des dérives lourdes de conséquences pour l’avenir.

La loi 21 est-elle raciste ?

Pour ne prendre qu’un exemple, on pourrait se référer à l’article de Rachad Antonius (bien connu notamment pour sa défense de la cause palestinienne) Une question de méthode. Les carences argumentaires de la culture de l’annulation. Ce dernier montre de manière très convaincante comment, lorsque l’on analyse, en termes de racisme, la loi 21 mise en place au Québec par le gouvernement de la CAQ, on "remplace l’analyse politique des justifications de la loi (...) par une accusation ayant une forte charge morale et émotive" qui va bien au-delà de ce qu’on entend par du racisme, racisme qu’il définit lui-même comme renvoyant à "des comportements d’intolérance et de rejet qui prennent comme justification certaines pratiques culturelles "différentes" (par exemple le port de l’hijab) associées à un groupe donné (par exemple les musulmans)".

Car la loi 21 n’interdit pas le port de l’hijab dans l’espace public, ni son port par les étudiantes. (...) Ce qui est visé par la loi, c’est le port du voile "en position d’autorité morale" (pratique à laquelle souscrit pourtant une minorité non négligeable de musulmans et qui ne renvoie pas à l’identité islamique mais à une pratique particulière, elle-même contestée dans bien des sociétés musulmanes).

Bien sûr, comme l’indique Rachad Antonius, cela ne veut pas dire que l’on ne peut et ne doit pas pour autant critiquer cette loi en jugeant qu’elle va trop loin dans la neutralité des enseignantes et qu’elle est contre-productive, politiquement parlant. Mais en la présentant, comme "raciste", on se contente de jeter "l’opprobre moral sur la loi, plutôt que de contester son bien-fondé politique". Et on s’interdit, en la court-circuitant, toute une réflexion politique de fond sur les stratégies politiques à employer pour lutter contre une CAQ qui continue à avoir comme jamais le vent dans les voiles.

La gauche incapable d’arrêter la montée de la droite !

Car c’est là sans doute le problème de fond, dans la lutte contre la droite et ses idées conservatrices légitimant l’inégalité, la gauche fait par les temps qui courent bien piètre figure : divisée, désorientée, aveuglée par la seule indignation, elle se trouve incapable, ne serait-ce que de freiner les avancées de la droite qui partout gagne du terrain. Dès lors, ne serait-il pas nécessaire qu’elle prenne le temps de réfléchir aux stratégies politiques qui ont été utilisées jusqu’à présent de manière majoritaire dans son camp et qui se sont avérées à l’évidence bien peu efficaces ?

Or les volontés de rectitude politique, la reprise à son compte de la culture de l’annulation ou de préoccupations identitaires morcelant toute approche globale, en ont fait intrinsèquement partie. Non seulement parce qu’elles sont le fait d’étudiants ou de petits groupes d’extrême-gauche très actifs, mais parce qu’elles sont reprises à leur compte par une partie des élites médiatiques et universitaires adeptes par ailleurs d’un social-libéralisme pourtant fort problématique.

On voit mieux ainsi l’intérêt de ce livre Identité, "race", liberté d’expression, Perspectives critiques sur certains débats qui fracturent la gauche. Il permet que s’ouvre un véritable débat sur toutes ces questions : qu’on ne les annule plus, qu’on n’effraie pas ceux et celles qui voudraient en discuter, qu’enfin on les aborde posément, avec toutes les exigences rationnelles qui devraient accompagner une telle discussion.

Et que ce livre puisse aider à aller dans cette direction, ce serait déjà un immense pas en avant ! Un livre donc sur lequel il vaut la peine de s’arrêter !

Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
le 29 novembre 2021

PS : vous trouverez ci-dessous le texte de la petite présentation que j’ai faite le 26 novembre, le jour du lancement, à Montréal, à l’Atelier-librairie Le livre voyageur.

Bonsoir à tous et toutes

Vous dire tout d’abord, que je suis heureux que nous puissions ce soir nous retrouver. Nous retrouver... pour de vrai... en présentiel, sans distanciation, sans séparation. Pour fêter ensemble l’arrivée au monde de ce livre dans lequel chacun d’entre nous a apporté sa pierre, son grain de sable... son grain de sel à l’édifice.

Je crois qu’il était venu le temps de le dire haut et fort. Ce malaise grandissant que nous avons tous et toutes ressenti au fil des ans, chacun de notre côté, chacun à partir de nos propres préoccupations. Il était temps de le nommer collectivement sans peur ni auto-censure et d’oser écrire ensemble à son propos. Pour faire apercevoir que ce malaise subjectif s’adosse à de mêmes lignes de force, sociales, politiques et culturelles qu’il faut avoir le de nommer et de dénoncer. De mettre en débat !

Assez de victimisation ! Assez de plainte ! Assez de mea-culpa et d’indignation mal placée ! Assez de recours sans limites à l’identitaire qui morcelle ou à l’hyper individualisme délié de tout projet collectif ! Assez de "moraline" qui suinte partout ! Assez de ces désirs d’annuler les contradictions qui nous hantent au seul prisme des images de la politique spectacle ! Assez de ces obsessions pour un culturel en trompe-l’œil effaçant toute préoccupation pour les conditions socio-économiques qui pourtant scandent nos vies comme jamais.

Comme si c’était là... le dernier mot en matière de lutte collective et d’émancipation, en matière de projet politique de gauche ! Et comme s’il ne nous restait qu’à nous taire et à accepter que la lutte sociale et politique se réduise à cette caricature.

il est vrai que nous vivons une période difficile, une période de l’entre deux, faite de transitions chaotiques, de crises inédites, de confusions et de brouhahas collectifs. Une période où s’entrechoquent projets désuets du passé et tentatives incertaines ou ratées d’aujourd’hui. Et sans qu’il soit toujours possible de séparer le bon grain de l’ivraie.

Mais justement, c’est en partant de ce constat que les forces de gauche ou les progressistes devraient avoir le courage de se regarder en face et de jeter un oeil critique sur les stratégies —si inefficaces— qu’elles ont jusqu’à présent majoritairement utilisé pour combattre la montée d’une droite qui, de son côté, ne cesse de grandir et de se radicaliser dangereusement...

Plutôt que de s’employer à changer le monde, stratégiquement, politiquement, unitairement, ces forces de gauche n’ont-elles pas le plus souvent fini par se contenter de le sermonner ?

Entre les cris sectaires d’étudiants aveuglés par une indignation qui brouille leur sens du réel, et les volontés puritaines d’élites médiatiques et universitaires qui participent au statu quo et à la bonne conscience générale, il doit pouvoir naître une autre voix de gauche.

Une voix de gauche qui aurait pris ses distances avec ces caricatures et se montrerait capable de se faire l’écho des exaspérations nouvelles et des aliénations de fond qui, à l’horizon d’un autoritarisme grandissant, hantent nos sociétés... et dont la droite a si outrageusement détourné à son profit le contenu explosif.

Une voix de gauche qui aimerait la vie et serait audacieuse, qui n’aurait pas peur de la liberté et du débat ouvert, de la confrontation franche et sans détours, mais qui surtout ne craindrait pas d’affronter les véritables pouvoirs qui nous asservissent aux temps présents : ceux qui ne cessent de réalimenter les diverses oppressions et prédations qui pèsent sur la condition humaine universelle, mais dont les racines plongent jusqu’au coeur du capitalisme néolibéralisé et mondialisé d’aujourd’hui.

Puisse ce livre nous aider à aller dans ce sens... au moins, par les débats et les échanges d’idées qu’il permettra, de faire un premier pas dans cette direction. Qu’il puisse somme toute nous aider à combattre enfin un peu mieux la droite.

C’est ce qu’il faut nous souhaiter à tous et toutes !

Montréal, le 26 novembre 2021

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

Messages

  • Je suis surpris par certains propos de Monsieur Mouterde au sujet de la Loi 21. Il déclare, tout bonnement, comme si cela constituait une évidence, « qu’elle va trop loin dans la neutralité des enseignantes ». Au contraire, cette Loi très modeste ne va pas assez loin. Il faudrait interdire le port de signes religieux par l’ensemble des fonctionnaires, pas seulement ceux et celles en position d’autorité. Dans le milieu scolaire, cette interdiction devrait s’appliquer à tout le personnel, pas seulement aux enseignant(e)s et aux directeurs et directrices des écoles publiques. Il faudrait aussi l’étendre aux écoles privées (car ces dernières reçoivent du financement de l’État) ainsi qu’aux C.P.E.

    Monsieur Mouterde mentionne en passant que la Loi 21 « n’interdit pas le port de l’hijab dans l’espace public, ni son port par les étudiantes. » Personne, à ce que je sache, ne propose d’interdire l’hijab dans l’espace public ; une telle mesure nous éloignerait complètement de la laïcité. Toutefois, interdire le port de signes religieux par les élèves en classe demeure une idée intéressante (bien que loin de ce que fait la Loi 21) à considérer sérieusement. En effet, selon une enquête menée par l’économiste Eric Maurin, l’interdiction du port du voile à l’école en France s’est traduite par « une spectaculaire, massive et durable amélioration des performances scolaires des jeunes filles de familles musulmanes. » Ce résultat n’est guère surprenant, car le voile islamique constitue une forme de ségrégation sexuelle qui nuit forcément à celles qui sont contraintes (par leur famille ou par leur communauté) de le porter.

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