Édition du 7 mai 2024

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Afrique

« Il est temps qu’elle s’en aille » : l’hostilité envers la France gagne aussi le Tchad

Le 14 mai, des stations-service Total ont été saccagées et des ressortissants français ont été pris à partie à N’Djamena. Comme dans les autres pays sahéliens, l’ancienne puissance coloniale est de plus en plus critiquée, en raison notamment d’une présence militaire ancienne et du soutien apporté à la junte au pouvoir.

Tiré de Médiapart.

Ces trois dernières années, les manifestations hostiles à la France se sont répandues comme une traînée de poudre en Afrique de l’Ouest : au Sénégal, et surtout dans les pays où opère la force Barkhane depuis près de neuf ans, le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Désormais, c’est au tour des Tchadiennes et des Tchadiens d’exprimer leur colère à l’égard de l’ancienne puissance coloniale. Le 14 mai, une manifestation pacifique a abouti à des attaques contre des stations-service appartenant à Total et à des menaces sur des ressortissants français.

Ce jour-là, la coalition Wakit Tama, qui regroupe des organisations de la société civile, des syndicats et des partis politiques, avait appelé à marcher dans les rues de N’Djamena, la capitale du Tchad, pour dénoncer « le soutien de la France aux côtés des autorités de la transition militaires », issues d’un coup d’État soutenu par Paris après la mort d’Idriss Déby Itno en avril 2021, mais aussi « la présence d’une éventuelle base militaire dans le territoire tchadien ».

Les jours précédant la manifestation, une rumeur sur une présence de militaires français accrue dans cinq localités du pays avait enflé sur les réseaux sociaux. Celle-ci laissait penser que la France, qui dispose d’une base importante dans l’enceinte de l’aéroport de N’Djamena depuis trente-cinq ans (où se trouve le commandement de la force Barkhane) et qui compte également quelques dizaines d’éléments dans les villes d’Abéché, à l’est, et de Faya, au nord (où les soldats français organisent régulièrement des entraînements aux côtés des soldats tchadiens), envisagerait d’étendre son dispositif militaire dans le pays. Une possibilité niée par le ministère français des armées, interrogé par Mediapart.

Organisateurs « débordés »

« Le but de cette manifestation était de dire non à la France », affirme Demba Karyom, une des organisatrices de la marche. « Nous voulons que la France quitte le Tchad et arrête de soutenir la junte militaire au pouvoir, poursuit-elle. Depuis le décès de [Idriss] Déby, Macron a toujours affiché son soutien à la transition militaire. Or nous ne sommes pas d’accord avec cette transition qui n’a ni agenda ni calendrier, et qui repousse sans cesse le dialogue national qu’elle avait promis. Les Tchadiens doivent discuter entre eux. Nous ne voulons plus d’interférences étrangères. »

Par ailleurs, continue-t-elle, « nous refusons que l’armée française se redéploie dans le pays. Nous ne voulons pas que le Tchad accueille les soldats qui quittent le Mali. Cela fait 120 ans que la France est là, et le peuple tchadien n’en a tiré aucun bénéfice. Il est temps qu’elle s’en aille ! »

En tant que chargé de la mobilisation au sein du collectif Tournons la page (TLP), membre de Wakit Tama, Demba Karyom, qui est aussi une cadre de l’Union des syndicats du Tchad (UST), la plus importante centrale du pays, a été en première ligne dans l’organisation de cette manifestation. Celle-ci devait être « pacifique », assure-t-elle. Tout s’est d’ailleurs déroulé dans le calme, selon plusieurs sources locales, y compris policières, avant qu’elle ne dégénère au moment où le cortège se disloquait.

« C’est sur le retour qu’on a été débordés par des jeunes qui n’avaient même pas participé à la manifestation », explique un cadre de Wakit Tama qui a requis l’anonymat. Des personnes ont alors commencé à vandaliser des stations-service appartenant à Total éparpillées un peu partout dans la capitale. Au moins sept stations ont été détériorées. Le pétrolier français a annoncé une perte de plus de cent millions de francs CFA (plus de 152 000 euros). Durant la même journée, des personnes françaises ont été prises à partie alors qu’ils et elles circulaient en voiture, et des sièges d’ONG « occidentales » ont été caillassés.

Selon Demba Karyom, une vingtaine de manifestants ont été arrêtés dans le feu de l’action, parmi lesquels une quinzaine de mineurs. Dans la soirée du samedi, cinq cadres du mouvement ont été à leur tour arrêtés alors qu’ils avaient été convoqués dans le bureau du ministre de la Sécurité : le secrétaire général de l’UST, Gounoung Vaima Gan-Fare, le secrétaire général du syndicat des commerçants, Youssouf Korom Ahmat, le président du Rassemblement des cadres de la société civile (un ancien secrétaire d’État), Hissein Massar Hissein, le président de l’Association pour la liberté d’expression, l’avocat Koudé Mbainaissem, et un ancien ambassadeur, Allamine Adoudou Khatir.

Deux avocats emprisonnés

« Ils ont été envoyés dans les bureaux des Renseignements généraux sans que personne ne sache où ils se trouvaient, explique Demba Karyom. Là, ils ont été auditionnés toute la nuit. Ils n’ont eu accès à leurs avocats que le dimanche soir. » Le lundi, ils ont été inculpés et incarcérés pour les faits d’« attroupement ayant causé des troubles à l’ordre public, atteinte à l’intégrité corporelle de personnes, incendie et destruction de biens ».

Le lendemain, ils ont été rejoints en prison par l’avocat et porte-parole de Wakit Tama Max Loalngar, une figure de la défense des droits humains au Tchad, qui avait été arrêté quelques heures plus tôt, à la nuit tombée, alors qu’il se trouvait chez sa mère.

Plusieurs organisations ont appelé à leur libération immédiate, parmi lesquelles Tournons la page et la CGT en France. Le syndicat a appelé le gouvernement français à « signifier aux autorités tchadiennes l’illégalité de tels actes contrevenant au droit de manifester » et « à cesser toute coopération et tout soutien au régime dictatorial tchadien ».

La Ligue tchadienne des droits de l’Homme (LTDH), que Max Loalngar a présidé, a pour sa part rappelé que « sur l’itinéraire autorisé de la marche, il n’y a eu aucun dégât, ce qui prouve que les initiateurs se sont bien comportés ». Le Conseil de l’ordre des avocats a de son côté décidé de suspendre ses activités en guise de soutien à l’arrestation de deux des siens : Me Loalngar et Me Mbainaissem.

Le procès des six hommes a été fixé au 6 juin prochain. « Cela signifie qu’ils vont passer vingt jours en prison pour des faits dont ils ne sont pas responsables. C’est une forme d’intimidation inacceptable », estime le cadre de la coalition cité plus haut. Pour lui, Wakit Tama « n’a rien à voir avec les heurts qui ont suivi la manifestation ». « C’est une preuve supplémentaire qu’on ne peut pas critiquer la France dans ce pays, et que Macron et [Mahamat] Déby sont complices », assène-t-il.

Message fort aux opposants

De fait, selon plusieurs sources proches de la junte au pouvoir, ces arrestations avaient pour but d’envoyer un message fort aux opposant·es et aux activistes, alors que des manifestations sporadiques ont continué les jours suivants, et que des lycéens sont sortis dans la rue le 16 mai. « Quiconque s’en prend à la France s’en prend également au Tchad », résume un ancien ministre d’Idriss Déby Itno.

« Il est temps que cela cesse. Il est temps que cessent également les allégations mensongères et sans aucun fondement qui circulent sur le redéploiement des forces françaises à l’intérieur du pays », a pour sa part réagi Mahamat Déby, le fils d’Idriss Déby Itno qui lui a succédé à la tête de l’État. Quant au gouvernement français, il n’a pas communiqué sur le sujet.

Ce n’est pas la première fois que la France est critiquée au Tchad. Régulièrement, des organisations de la société civile dénoncent le soutien apporté par Paris aux despotes qui se sont succédé à la tête du pays - à Déby fils aujourd’hui comme avant lui à Déby père, et comme avant lui encore à Hissène Habré. « La France a fait du Tchad son extension militaire au mépris de la démocratie, nous ne pouvons plus l’accepter », argue Demba Karyom. Mais aujourd’hui, la moindre critique est scrutée de près par la diplomatie française.

C’est que le contexte n’est plus le même. Le 14 mai, un drapeau russe a été hissé par des manifestants. Or depuis quelques années, la Russie a entrepris d’empiéter sur ce que l’on considère à Paris comme le « pré-carré » de la France : en République centrafricaine tout d’abord, et plus récemment au Mali – deux pays qui ont quasiment rompu leurs relations avec la France et ont fait de la Russie leur principal partenaire. Au Burkina et au Niger, des manifestants ont également brandi le drapeau russe.

Le Tchad est un allié considéré comme essentiel par la France (notamment dans la « guerre contre le terrorisme »), or ce pays est désormais entouré de pays « amis » de la Russie, dans lesquels a été constatée la présence des mercenaires du groupe Wagner, lié au Kremlin (en République centrafricaine, au Soudan et en Libye).

  • Au Tchad, les Russes n’ont pas besoin de trolls pour que la colère contre le soutien aux despotes s’exprime.
  • - Laurent Duarte, secrétaire exécutif de « Tournons la page »

Certains observateurs – français et tchadiens – ont voulu voir la main de la Russie derrière la mobilisation du 14 mai. Des diplomates français ont également évoqué cette « thèse joker », qui est désormais brandie à chaque fois que la France est critiquée en Afrique, ce qui permet d’évacuer toute remise en question de la politique française sur le continent.

Les membres de Wakit Tama s’en défendent. Plusieurs chercheurs n’y croient pas. « Au Tchad, les Russes n’ont pas besoin de trolls pour que la colère contre le soutien aux despotes s’exprime. Ce n’est pas Kémi Séba [un activiste panafricain critique vis-à-vis de la France et très populaire sur les réseaux sociaux – ndlr] qui a dit à Macron d’aller taper la bise à Déby fils en mondovision, souligne Laurent Duarte, secrétaire exécutif de TLP, en référence à la présence de Macron aux obsèques de Déby père et au soutien qu’il avait alors apporté à son fils. Aujourd’hui, se positionner pro-russe, c’est aussi se faire voir et gagner en visibilité dans un espace politique et social concurrentiel. »

Pour Cécile Petitdemange, docteure en anthropologie et en sciences politiques basée à N’Djamena, « il y a une vraie colère contre la France », qui n’est selon elle que « le retour de bâton de l’histoire coloniale et postcoloniale », et qui n’a pas grand-chose à voir avec l’activisme russe. « Tous les griefs accumulés depuis des années contre le pouvoir tchadien – le chômage, l’absence de démocratie et d’alternance, la pauvreté, les coupures d’électricité… - sont aujourd’hui amalgamés dans une critique de la France et se retrouvent dans le slogan “France dégage” », constate-t-elle.

Un discours ancien, remis au goût du jour par l’émergence des réseaux sociaux, au Tchad comme dans les autres pays sahéliens, où les rumeurs et les « infox » prospèrent, mais aussi par la montée d’une critique liée à la politique de la France vis-à-vis des musulmans. « La France est l’ennemie de l’islam », entend-on de plus en plus souvent à N’Djamena, notamment dans la communauté arabophone.

Rémi Carayol

Rémi Carayol

Journaliste. Il a fondé deux journaux papier dans l’archipel des Comores (Kashkazi, Upanga) avant de rejoindre la rédaction de Jeune Afrique, puis de collaborer avec divers médias francophones (Orient XXI, Le Monde diplomatique, Mediapart). Ces dix dernières années, il a publié plusieurs enquêtes et reportages menés sur le continent africain et notamment au Sahel.

https://afriquexxi.info/fr/auteur738.html

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