Le 19 février 2017, les Équatoriens n’auront pas seulement à choisir leur nouveau président, leur vice-président et leurs députés. Si tout se déroule comme le désire le président Rafael Correa, ils devront aussi se prononcer par référendum sur l’interdiction à toute personne ayant des fonds placés dans des paradis fiscaux d’exercer des charges publiques. Les récalcitrants à rapatrier leur argent seront déchus de leur poste.
C’est le dénommé « Pacte éthique » (« Pacto etico »). Le pays d’à peine 16 millions d’habitants ne compte pas rester seul dans cette lutte contre l’évasion fiscale. Fin septembre, le ministre des affaires étrangères, Guillaume Long, proposera durant l’Assemblée générale de l’ONU de créer une organisation internationale de lutte contre l’évasion fiscale. L’objectif est ambitieux : abolir un système qui permet de cacher des fonds aux caisses des États.
Cette croisade est menée tandis que le continent est le théâtre de bouleversements politiques. Le gouvernement de gauche fait face à la poussée de la droite dans les pays voisins. C’est tout l’équilibre des relations entre les gouvernements de la région qui est remis en cause. La destitution de Dilma Rousseff, présidente du Brésil, poids lourd du continent, a été vertement condamnée par de nombreux pays voisins. Le malaise ambiant est d’autant plus lourd que l’affrontement ouvert au Venezuela entre le gouvernement chaviste, proche de Rafael Correa, et son opposition, majoritaire à l’Assemblée nationale, s’invite dans les débats des organisations intergouvernementales.
Transformé en VRP de la lutte contre l’évasion fiscale, le ministre équatorien, qui a grandi à Sucy-en-Brie (Val-de-Marne), détaille la politique étrangère menée par son pays. L’homme qui, en tant que ministre de la connaissance et du talent humain (l’enseignement), avait fermé 14 universités pour mettre fin à la fraude académique est connu pour ses décisions radicales. Il ne mâche pas ses mots concernant le Brésil mais cherche la conciliation au Venezuela. Entretien.
Le 14 juin, le président Rafael Correa a annoncé sa volonté d’organiser un référendum afin d’empêcher les élus et fonctionnaires de cacher leurs fonds dans des paradis fiscaux. Fin septembre, vous proposerez devant l’Assemblée générale de l’ONU, de créer une organisation internationale de lutte contre l’évasion fiscale. Qu’est-ce qui a motivé le lancement de cette campagne ?
C’est un constat terrible de la situation équatorienne, je dirai même américaine et mondiale. D’après les chiffres auxquels nous avons accès, environ 30 % de notre PIB, c’est-à-dire 30 milliards de dollars, seraient cachés dans des paradis fiscaux. On peut imaginer ce que 30 % de notre PIB représenterait d’investissement dans notre économie pour la dynamiser, pour créer de l’emploi, pour réduire la pauvreté.
Cette année, on a fait face à un terrible tremblement de terre qui va nous coûter 3,5 % de notre PIB. Il y a quelque chose de malsain, d’immoral. La lutte contre l’évasion fiscale fait partie du discours du président Rafael Correa depuis sa prise de fonction en 2007, mais le scandale des Panama Papers, le fait que cela fasse partie du débat, nous donne l’occasion de réveiller une conscience mondiale. C’est ce qui nous a menés à choisir ce moment précis.
Est-ce logique que ce soit un pays dit du « Sud » qui lance une telle initiative ?
Le phénomène de l’évasion fiscale et des paradis fiscaux touche tous les pays du monde. C’est un phénomène auquel font face les pays développés. Aux États-Unis l’évasion fiscale annuelle représente à peu près 100 milliards de dollars. Personne n’est dans une telle situation de confort qu’il puisse dire « je n’ai pas besoin de ces ressources publiques », mais les pays riches ne font évidemment pas face à la même urgence que nous.
L’évasion fiscale représente bien souvent une partie plus grande de nos richesses nationales. Les pays du Sud vont se mobiliser. On le voit dans les grandes conférences internationales. Par exemple l’année dernière, à Addis-Abeba en Éthiopie, lors de la conférence des Nations unies et des organisations internationales sur lefinancement du développement. Les pays du Nord se sont opposés aux pays du Sud sur le thème des paradis fiscaux. Ils ont eu une position conservatrice : « Oui, il faut plus de transparence, oui, on va faire pression pour avoir des réformes, mais on ne veut pas mettre fin aux paradis fiscaux. » Les pays du G77, les non-alignés, ont une position beaucoup plus radicale, une indignation plus forte, même s’ils ont parfois des paradis fiscaux sur leur territoire.
Une organisation internationale de lutte contre les paradis fiscaux, c’est une initiative louable, mais aura-t-elle des pouvoirs suffisants et est-ce que nous ne sommes pas dans le registre du symbolique ?
Les choses changent quand on est dans tous les registres : politique, symbolique, juridique… Le gouvernement est en train d’organiser un référendum. C’est une proposition extrêmement radicale, une proposition novatrice. Ce qu’on appelle le « référendum Correa » pourra devenir un exemple, être copié dans d’autres pays du monde. Le président l’a dit lui-même, l’objectif est l’abolition des paradis fiscaux. Ce n’est pas quelque chose que nous allons réussir du jour au lendemain, c’est une lutte historique qui durera certainement longtemps. Mais il faut que l’horizon soit clair. « Plus de transparence », comme le disent les membres de l’OCDE, c’est important, mais ce n’est pas suffisant.
Avoir tout cet argent à l’étranger, c’est contraire au service public
Il y a des opposants équatoriens, comme Guillermo Lasso, par exemple, qui voient dans ces initiatives des objectifs antidémocratiques.
Quelqu’un comme Guillermo Lasso, qui a annoncé qu’il serait candidat à la présidence l’année prochaine, qui lui-même a affirmé publiquement qu’il a énormément de biens dans des paradis fiscaux, s’oppose inévitablement à notre proposition. Mais il n’a pas réussi à arguer qu’il s’agit d’une persécution politique puisque rien ne l’empêche d’être candidat à l’élection présidentielle de février. Avoir tout cet argent à l’étranger et, pire encore, caché, pour ne pas le déclarer, c’est contraire au service public, au rôle que doit jouer n’importe quel politicien.
Indirectement, des institutions gouvernementales équatoriennes ont aussi été éclaboussées par le scandale des Panama Papers. Des noms ont été mentionnés comme celui du procureur général de la nation, Galo Chiriboga, ou Pedro Delgado, l’ancien président de la Banque centrale d’Équateur.
Je vous assure que les accusations contre les fonctionnaires actuels de ce gouvernement sont minimes en comparaison des accusations contre les grands propriétaires terriens, les grands barons des plantations qui sont dans l’opposition. Le procureur général de la nation est d’ailleurs une fonction indépendante de l’État. S’il y a des personnes proches de notre proposition politique, proche de notre parti, qui ont de l’argent dans des paradis fiscaux, il faut qu’ils le rapatrient. Personne n’est exempté. Ils sont en train de le faire. Toutes les personnes qui ont des ambitions politiques commencent à le faire. Avant même le référendum, cette mesure porte déjà ses fruits. C’est une victoire. On le sent déjà dans notre économie.
« Il ne faut pas tomber dans le piège de la gauche unie et homogène »
Le Brésil joue un rôle primordial dans les organisations continentales. Est-ce que ces tensions ne peuvent pas mettre en péril l’intégration régionale ?
Oui, évidemment. Le Brésil est un membre de l’Unasur. C’est incontestable qu’il y a un changement politique dans la région. Ce serait lamentable que cela freine l’intégration. L’intégration devrait répondre à des politiques d’État et non à des politiques de gouvernement. L’Équateur va continuer d’encourager tout ce qui concerne l’intégration régionale. L’Europe est un exemple en ce sens. Dans les années 1950, 1960, 1970, les changements politiques ne modifiaient pas la volonté d’intégration dans l’Union européenne. Nous attendons qu’une chose semblable se produise en Amérique du Sud.
Qu’est-ce qui pourrait faire que des relations diplomatiques soient rétablies avec le Brésil ?
Nous avons des relations diplomatiques avec le Brésil. Nous avons baissé le niveau des relations puisque nous n’avons plus d’ambassadeur et je viens de rappeler pour consultation celui qui était le deuxième chargé d’Affaires de notre ambassade. Les relations sont à un niveau très, très bas mais elles existent. Nous allons prendre des décisions dans les prochains jours ou semaines. Un pas fondamental pour récupérer dans toute sa mesure la relation Équateur/Brésil, ce sera de nouvelles élections présidentielles.
Est-ce que certains pays : l’Équateur, la Bolivie, le Venezuela voudraient isoler diplomatiquement le Brésil sur la scène régionale ?
Le Brésil est un géant. Je ne sais pas à quel point l’Équateur peut isoler le Brésil. Mais… pourquoi pas ? Ce n’est pas le seul pays. Il y a plusieurs États qui n’ont pas forcément été aussi durs que nous dans leurs déclarations mais qui ne sont pas forcément ravis de ce qui se déroule au Brésil et puis il y en a d’autres comme Cuba, le Venezuela, le Nicaragua qui ont été très durs aussi. Nous, nous jouerons le rôle que nous devons jouer sur la scène internationale mais je suis conscient que c’est un problème que les Brésiliens devront résoudre eux-mêmes.
Il y a un autre facteur de tension : le Venezuela. On voit l’Argentine, le Brésil et le Paraguay qui s’opposent à ce que Caracas préside le Mercosur. Ne va-t-on pas vers une Amérique du Sud qui se divise en deux, entre un camp progressiste et ses adversaires ?
C’est plus compliqué qu’une Amérique latine divisée en deux. Il ne faut pas tomber dans le piège de la gauche unie et homogène. Nous avons vécu beaucoup de processus à gauche, des processus redistributifs, souverains, anti-impérialistes, etc., mais il y avait énormément d’hétérogénéité. C’était une grande richesse. L’Équateur n’est pas un pays membre du Mercosur, c’est un observateur.
L’Équateur soutient la présidence du Venezuela au Mercosur…
Le président Correa avait tout de même souligné qu’il y avait une certaine ironie derrière le fait que pour la première fois nous n’avions pas suivi l’ordre alphabétique des pays dans la présidence. Il y a un soutien. Mais notre position sur le Venezuela est une position de respect de la souveraineté vénézuélienne et surtout d’appel au dialogue. Nous avons fait partie des pays qui ont essayé d’amener le dialogue entre le gouvernement vénézuélien et l’opposition, et là nous appuyons les derniers efforts de l’Unasur, du secrétaire général, Ernesto Samper, qui accompagnait d’autres ex-présidents dont celui de la République dominicaine [Leonel Fernández – ndlr], celui du Panama [Martín Torrijos – ndlr] et l’ancien président du gouvernement espagnol [José Luis Zapatero – ndlr] au Venezuela pour essayer de faire diminuer le niveau de polarisation et de conflit politique. Notre position est l’absolu respect de la souveraineté vénézuélienne, et un appel et un soutien au dialogue.
Je reviens au Brésil. En juin, vous aviez appelé les pays de l’Alba à avoir une réflexion sur le rôle joué par les médias dans la conjoncture politique de la région. Est-ce que pour vous la presse joue un rôle contre les gouvernements de gauche ?
Écoutez, ça dépend quelle presse. Quand on est arrivés au gouvernement en 2007, toute la presse télévisée, toutes les chaînes de télévision sauf une, je crois, étaient la propriété de banques. Évidemment, quand il y a eu des réformes financières, la presse ne nous a pas soutenus. La presse en général est assez hétérogène, mais il y a tout de même, en Amérique latine, des médias assez racistes, assez vulgaires, qui ont violé systématiquement les droits de l’homme en excluant toute sorte d’expression de la diversité des peuples en Amérique latine. Il y a une presse qui ressemble beaucoup plus à Fox News qu’aux médias publics de plusieurs pays européens. Mais ce n’est pas le sujet de cette interview, donc je ne voudrais pas me prononcer sur le sujet de la presse aujourd’hui.
L’Équateur est pointé du doigt pour ses relations conflictuelles avec la presse. Le pays est critiqué par des organisations comme Reporters sans frontières (RSF).
Il faut contextualiser cela car c’est très injuste. Nous avons une presse qui a même appelé à des coups d’État… Ce n’est pas une presse comme celle qu’on connaît en Europe.
Les États-Unis ont pour la première fois inclus l’Équateur dans leur liste noire des pays manquant de transparence fiscale, alors que le Panama n’y figure pas, comment l’expliquez-vous ?
C’est une grande ironie. L’État équatorien a triplé ses recettes fiscales issues des impôts sans les augmenter. Nous sommes passés de 3,5 milliards de dollars de recettes d’impôts en 2006, à 13 milliards et demi en 2014. Comment ? En évitant l’évasion fiscale, en faisant payer les gens qui au préalable y échappaient. Les Nations unies reconnaissent les grands progrès qu’a faits l’Équateur en matière fiscale. Ce n’est pas une coïncidence que, juste au moment où on essaye d’exercer une certaine primauté dans la lutte contre les paradis fiscaux, les États-Unis nous inscrivent dans leur liste noire pour la première fois. Nous avons l’habitude, c’est la nature des choses avec les États-Unis.
Vous avez qualifié la destitution de Dilma Rousseff de coup d’État « sournois » (« golpe de estado solapado »), et le chargé d’Affaires équatorien a été rappelé en Équateur. Vous n’aviez d’ailleurs plus d’ambassadeur au Brésil depuis mai. Il y a eu un accrochage avec votre homologue par le biais de Twitter. Est-ce que vous ne craignez pas une escalade des tensions ?
L’Équateur a décidé dans ce cas-là d’avoir une opposition très ferme, une opposition qui suit les principes démocratiques. C’est important. Notre gouvernement essaye d’avoir d’excellentes relations avec tous les pays de la région, quelle que soit leur couleur politique. Nous avons de très bonnes relations avec la Colombie par exemple. Nous les soutenons énormément dans leur processus de paix alors qu’il s’agit d’un gouvernement plus à droite que le nôtre. Nous essayons de ne pas idéologiser nos relations avec nos voisins, mais quand il s’agit de la démocratie, c’est quelque chose que l’on ne peut pas accepter.
L’Amérique latine vient d’une sombre histoire de dictatures, de coups d’État… C’est un coup d’État parlementaire tellement maladroit. Ils n’ont trouvé aucune accusation de corruption contre Dilma et sont allés chercher une faute administrative, un maquillage de budget. Beaucoup de gouvernements du monde, notamment bon nombre de pays européens, auraient été déchus si ça avait été la norme internationale.
Des députés, puis des sénateurs, qui ont dénoncé la présidente sont aussi accusés de faits de corruption très graves. Le jugement de l’Histoire sera très sévère. La présidente Dilma a reçu 54 millions de votes, il y a deux ans. Elle avait encore deux ans de mandat à faire. C’est quand même assez laid que la seule manière qu’ils aient trouvée pour tourner la page d’un gouvernement du parti des travailleurs ne soit pas à travers le suffrage universel mais à travers une sorte de manipulation juridique.