Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Afrique

L’Organisation internationale de la francophonie (OIF), une institution néocoloniale ?

Les menaces qui pèseraient sur la langue française constituent une thématique traditionnelle des discours réactionnaires, à la langue étant attachée un certain nombre de valeurs, de principes et de traditions censés caractériser l’âme d’un peuple. Pour autant, l’existence de dimensions sociales et politiques attachées à la langue française ne fait aucun doute. Aimer cette langue sans en faire un enjeu conservateur nécessite alors de cerner les usages politiques de la langue, notamment à travers les institutions de la francophonie.

Tiré du site de la revue Contretemps.

Nous publions ici le chapitre 7 du livre : Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, de Maria Candea et Laélia Véron (La Découverte, 240 p.).

L’Organisation internationale de la francophonie (OIF) : la langue comme prétexte

On pense souvent, à tort, que :

– L’Organisation internationale de la francophonie (OIF) aurait pour but de promouvoir et soutenir le français dans le monde. Sa mission serait linguistique.

– L’OIF réunirait des pays francophones.

– Les personnes qui critiquent l’OIF ne se soucieraient pas de l’avenir de la langue française.

– La langue française vient de la France, il serait donc logique que la France soit au centre de l’OIF.

Mais souvent, on ne sait pas que :

– Le rôle de l’OIF est complexe et nébuleux. Ses missions officielles sont linguistiques (promouvoir la francophonie), mais aussi politiques : officiellement, soutenir la paix, la démocratie, les droits humains, l’éducation, le développement durable. Cet affichage démocratique est cependant très contesté, à cause de la présence dans l’OIF d’États et de personnalités politiques bien loin d’être démocratiques.

– De plus en plus de pays non francophones ou bien peu francophones – comme le Qatar, le Monténégro ou la Thaïlande – intègrent l’OIF, qui compte désormais 84 États. Par contre, certains pays francophones, comme l’Algérie, refusent d’y adhérer.

– Critiquer l’OIF veut dire critiquer un fonctionnement institutionnel. On peut critiquer l’OIF tout en promouvant l’usage et l’enseignement de la langue française. On estime qu’en 2050 80 % des locuteurs et locutrices francophones résideront en Afrique. Mais la mainmise de la France sur l’OIF est encore forte, comme si le français appartenait à la France.

L’OIF, un « machin » sans grand rapport avec la langue française ?

L’Organisation internationale de la francophonie a actuellement quatre missions officielles, présentées telles quelles sur son site (2018) : « Promouvoir la langue française et la diversité culturelle et linguistique ; promouvoir la paix, la démocratie et les droits de l’Homme ; appuyer l’éducation, la formation, l’enseignement supérieur et la recherche ; développer la coopération au service du développement durable. » Cette Francophonie institutionnelle, avec un « F » majuscule, aurait donc pour but d’unifier la francophonie, c’est-à-dire l’ensemble des locutrices et des locuteurs du français, désigné par le même terme avec un « f » minuscule, autour d’un projet politique commun. Alors que, de l’extérieur, on pense souvent que la mission de l’OIF est linguistique, l’organisation a surtout un rôle politique. La liste des objectifs très variés de l’institution, consignés dans sa charte, suscite l’étonnement : si l’OIF n’est pas là pour développer une politique linguistique, on peut se demander (en paraphrasant de Gaulle à propos de l’ONU) à quoi sert ce « machin » …

La liste de missions de l’OIF soulève plusieurs questions. D’une part, quel est le lien exact entre français, paix et démocratie ? D’autre part, cet appel à la démocratie doit-il être pris au sérieux ou considéré comme une couverture ? Quelques exemples suffiront à donner des éléments de réponse. Ainsi, Abdou Diouf, Premier ministre, puis chef d’État du Sénégal – successeur de Senghor – pendant près de vingt ans (1981‑2000), a été secrétaire général de la Francophonie de 2003 à 2015, malgré, entre autres, un rapport d’Amnesty International (1998) qui l’accusait de crimes de guerre en Casamance. Pour beaucoup, cette nomination à la tête de l’OIF était surtout une récompense de la docilité de celui qui fut très proche des chefs d’État français, notamment Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Un autre exemple peut faire soulever bien des sourcils : depuis 2012, suite à un intense lobbying, le Qatar est membre associé de l’OIF. Or le Qatar est bien loin d’être francophone, il se réclame surtout de quelques expatriés, mais n’a pas de politique francophone en matière d’éducation. On peut se demander en quoi ce pays, connu notamment pour ses lois liberticides contre les femmes, son exploitation esclavagiste des travailleuses et travailleurs migrants, voire ses financements d’organisations terroristes, participe à « promouvoir la paix, la démocratie et les droits de l’Homme ». De même, on peut s’interroger sur le fonctionnement et le rôle de l’OIF quand on apprend que l’économiste togolais Kako Nubukpo en a été exclu, fin 2017, pour avoir critiqué à plusieurs reprises le maintien de la monnaie franc CFA, dans un ouvrage qu’il a dirigé[1] et dans plusieurs tribunes. Kako Nubukpo s’était ainsi opposé, en novembre et décembre 2017[2] , aux propos du président Emmanuel Macron, qui déclarait que le franc CFA était un « non-sujet pour la France ». Pour Nubukpo, au contraire, le franc CFA, apparu en Afrique de l’Ouest avec la décolonisation, est un moyen de prolonger la domination, économique mais aussi symbolique, de la France vis-à-vis de l’Afrique. Le fait qu’un économiste togolais soit exclu de l’OIF après avoir critiqué le président français montre, d’une part, que l’institution, loin d’être démocratique et égalitaire, est toujours subordonnée au pouvoir français et, d’autre part, qu’elle défend des choix économiques même si cela ne fait pas partie de ses attributions officielles. Mais que diable alors vient faire la langue dans cette institution ? L’OIF a-t‑elle réellement une politique linguistique ou la langue française n’est-elle que le cache-misère d’enjeux politiques, économiques et diplomatiques ?

La mise en place de la Francophonie comme institution : à chaque étape sa polémique

Pour démêler ce qui, dans les actions et les missions de l’OIF, relève d’une politique de la langue ou d’autres enjeux, il convient de revenir sur l’histoire de la Francophonie comme institution. Mais retracer cette histoire est moins aisé qu’il n’y parait. L’histoire officielle, « mythistorique[3] », comme dit Alice Goheneix, tend à occulter certains éléments problématiques ou tout simplement complexes, qui révèlent des luttes et des rapports de domination loin de l’idéal d’une langue française universelle et égalitaire dont chaque francophone peut se réclamer. Deux figures majeures de la Francophonie sont ainsi particulièrement polémiques : Onésime Reclus et Léopold Sédar Senghor.

Onésime Reclus, le précurseur… mais de quoi ?

On cite toujours comme précurseur de la Francophonie et inventeur du mot le géographe Onésime Reclus (1837‑1916). Reclus est présenté par certains, et notamment par l’OIF, comme un humaniste universaliste, qui voulait fonder une communauté sur des critères linguistiques et non pas ethniques, économiques ou religieux. Sa francophonie serait une francophonie-creuset, qui accepterait différentes cultures. De fait, il écrit : « Nous acceptons comme “francophones” tous ceux qui sont ou semblent destinés à devenir participants de “notre langue” » (Français, Algérie et colonies, 1880). Cependant, cette présentation est biaisée. Elle se fonde sur quelques citations, et non pas sur l’ensemble de l’œuvre de Reclus, qui en fait d’universalisme développe surtout une théorie de la colonisation française nationaliste. Les catégorisations linguistiques de Reclus (les Français, les Francisés, les Francisables) se fondent sur des catégorisations ethniques : selon lui, il est nécessaire de hiérarchiser les peuples pour prévoir l’expansion de la langue et de l’Empire français. Certains peuples seraient plus perméables à la langue et à la pensée françaises que d’autres. Selon Reclus, il existerait une culture supérieure, à visée universelle, en face de cultures « barbares », et toute entreprise culturelle devrait être pensée pour assurer la puissance de la France. Ces considérations sont explicites dans certains de ses ouvrages, peu cités par l’OIF : Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique ; Le Partage du monde ; Un grand destin commence, publiés entre 1904 et 1917. Dans le dernier, il cite comme exemple politique l’assimilation des peuples et des régions conquises par Rome grâce, entre autres, à la « supériorité de la culture » et la « diffusion de la langue impériale ». Reclus s’inscrit donc tout à fait dans le sillage d’une pensée, dominante au XIXe siècle, de la France comme investie d’une mission civilisatrice, ce qui justifierait sa démarche colonisatrice et l’expansion de sa langue (voir le chapitre 6, « Langue française et colonialisme… »). Se réclamer de Reclus lorsqu’on prône une francophonie plurielle et égalitaire parait donc bien ambigu, voire hypocrite.

Les années 1960 : le début d’une Francophonie « intellectuelle » et universaliste ?

Si Reclus est cité comme précurseur, le numéro de la revue Esprit de novembre 1962 intitulé « Le français, langue vivante[4] » fait figure de moment fondateur dans l’histoire officielle de la Francophonie. Senghor y a publié un célèbre article, « Le français, langue de culture ». Considérer 1962 comme naissance de la « véritable » Francophonie est cependant assez contestable. En effet, plusieurs entreprises qu’on peut qualifier de francophones ont eu lieu avant cette date. Si un projet comme celui de l’écrivain québécois Jean-Marc Léger, qui voulait fonder, dans les années 1950, une « Union culturelle française », a eu peu d’écho en France, plusieurs initiatives se sont développées dans d’autres pays, comme le Canada. Ainsi en 1952, le « Troisième Congrès de la langue française au Canada » s’intéresse aux communautés francophones au Canada, aux États-Unis, en Haïti, au Luxembourg, au Val d’Aoste, sur l’Ile Maurice, mais accueille aussi des représentants français, belges et suisses. Plusieurs associations professionnelles francophones sont créées durant les années 1950‑1960 : des associations de journalistes, sociologues, juristes, parlementaires, éditeurs, professeurs, etc. francophones.

Si on oublie souvent les initiatives précédentes au profit de la revue Esprit et de l’article de Senghor, c’est parce que cet écrit est considéré comme l’acte de naissance intellectuel d’une Francophonie fondée sur une coopération entre un ex-pays colonisateur (la France) et d’ex-pays colonisés. Senghor, alors premier président de la République du Sénégal, parle du français comme d’un « merveilleux outil, trouvé dans les décombres du régime colonial », et de la francophonie comme d’un « humanisme intégral, qui se tisse autour de la Terre ». Il se réclame de la France, et déclare que les Français de l’Hexagone, eux, doivent se réclamer de la Négritude et de l’Arabisme : « Nos valeurs font battre, maintenant, les livres que vous lisez, la langue que vous parlez : le français, Soleil qui brille hors de l’Hexagone. » À la fin des années 1960, ce sont, de fait, des dirigeants de pays qui ont récemment acquis leur indépendance, Senghor (Sénégal), Bourguiba (Tunisie) et Diori (Niger), qui veulent organiser un « Commonwealth à la française », une Francophonie fondée sur une coopération culturelle francophone (et non française) plurielle. En1967, c’est sur la proposition de Senghor et avec le soutien de Bourguiba, Diori, Hélou (président de la République libanaise), Sihanouk (roi du Cambodge), que se crée l’Association internationale des parlementaires de langue française. En 1969, Diori organise à Niamey la première conférence des États francophones qui permet la fondation, en 1970, de l’ACCT (Agence de coopération culturelle et technique), qui sera intégrée au sein de l’OIF en 2006. Il est difficile de connaitre la part exacte de la participation de la France dans la création de ces institutions. On considère que de Gaulle et Pompidou, sans refuser leur participation, éprouvaient une certaine défiance envers ces « machins ». La France témoigne cependant d’un fort engagement (notamment économique) dans cette Francophonie institutionnelle, notamment auprès de l’ACCT.

Les institutions-ancêtres de l’OIF ont donc été créées en grande partie par des dirigeants d’anciens pays colonisés. Pour certains, cela suffit à discréditer toute accusation de collusion entre Francophonie et néocolonialisme, ou Francophonie et impérialisme français[5]. De fait, la langue française a joué un rôle important dans la formation personnelle des dirigeants fondateurs : Senghor et Bourguiba ont étudié en France, Diori a été instituteur dans une École normale française. Ils considèrent ainsi que l’on peut rejeter l’entreprise coloniale française tout en conservant la langue française. Leur défense de la langue française s’explique par des raisons diplomatiques, financières et sociales : il leur importe de garder des liens et des accords avec la France, mais aussi de se servir d’une langue commune pour construire une coopération entre pays africains et plus largement entre ex-pays colonisés, de s’appuyer sur des personnes formées par l’école française pour construire une administration, etc. Dans cette perspective, la langue n’a rien de fixiste : elle peut être réutilisée, réappropriée, adaptée à de nouvelles expériences et à de nouveaux discours. Cependant, d’autres pays anciennement colonisés ont fait le choix contraire. Ils ont revendiqué la langue française tout en se méfiant de l’OIF : ainsi l’Algérie, pays francophone, a toujours refusé d’adhérer à une institution considérée comme néocoloniale (même si elle assiste aux assises de l’OIF depuis 2002). La réappropriation du français n’est pas chose aisée, et il ne suffit pas de proclamer que le français n’appartient plus à la France pour abolir tout rapport de domination.

Des années 1980 aux années 2010 : l’OIF, institution de moins en moins linguistique ?

Les années 1980 illustrent le développement d’une Francophonie politique. En 1986, le président de la France, François Mitterrand, prend l’initiative d’organiser le premier sommet officiel de la Francophonie. Ce sommet réunit des « chefs d’État et de gouvernements ayant en commun le français », au moment où, avec l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir en URSS, un nouvel ordre mondial se décide. Les mesures votées durant ce sommet ne semblent guère concerner la langue française : résolution sur les situations de crise, sur le terrorisme, sur la santé des mères, des nouveau-nés, des enfants, sur Ebola, sur les faux médicaments, etc. Il s’agissait donc bien pour la France de forger une nouvelle diplomatie.

Depuis 1986, douze sommets se sont déroulés. Citons celui de Dakar en 1989 : ce sommet annonce une politique linguistique ambitieuse, avec un « plan décennal d’aménagement linguistique de la francophonie », renommée « francopolyphonie », qui met l’accent sur la diversité culturelle, linguistique, et le partenariat des langues. Mais dans les faits ce plan a donné lieu à bien peu de réalisations concrètes. Les sommets suivants poursuivent cette logique qui n’a rien de linguistique. Le sommet de Hanoï en 1997 est marqué par l’élection polémique de l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali – candidat du président français Jacques Chirac qui avait d’ailleurs proposé la création de ce poste – comme secrétaire général de la Francophonie. Le candidat béninois Émile Zinsou, soutenu par plusieurs pays africains, est ainsi invité à retirer sa candidature, pour laisser Boutros Boutros-Ghali seul en piste. L’année 2000 confirme la dimension politique de la Francophonie, avec la déclaration de Bamako, qui proclame que francophonie et démocratie sont indissociables. Mais l’emphase de la déclaration ne met aucunement fin aux polémiques qui entourent toujours l’OIF. Un nouveau terme résume les critiques : la « Françafrique ». Ce mot, qui n’était à l’origine pas péjoratif lorsqu’il était employé par exemple par le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny pour désigner les relations privilégiées entre la France et ses anciennes colonies, a pris un sens nettement critique dans les années 1990 et 2000 après la publication des ouvrages de l’économiste François-Xavier Verschave : La Françafrique, le plus long scandale de la République (Stock, 1998) et Noir silence. Qui arrêtera la Françafrique ? (Les Arènes, 2000). La Françafrique, selon Verschave, désigne un système d’ingérence politique et militaire de la France dans ses ex-colonies d’Afrique, caractérisé par un soutien aux dictateurs et des liens financiers occultes. La Françafrique, pour Verschave, est bien la « France-à-fric », c’est-à-dire un vaste réseau de corruption. Les institutions francophones telles que l’OIF sont donc régulièrement accusées soit d’être le relais d’une ingérence culturelle et linguistique, soit d’être la couverture d’autres ingérences.

Bien entendu, aucun chef d’État français ne revendique ce système. Lors de la campagne présidentielle de 2007, la candidate Ségolène Royal tout comme le candidat Nicolas Sarkozy ont dénoncé la Françafrique. Le président François Hollande a quant à lui déclaré, en 2012, à Dakar : « Le temps de la Françafrique est révolu. » Les chefs d’État français ont non seulement nié toute domination de la France sur l’OIF, mais leurs discours respectifs (J. Chirac, N. Sarkozy, F. Hollande, E. Macron) ont intégré de plus en plus l’idée d’un plurilinguisme francophone. Mais comme le notent plusieurs spécialistes de l’Afrique, les liens importants, et souvent occultes, entre de grands groupes et industriels français, comme Vincent Bolloré, et certains États africains subsistent, ainsi que le soupçon d’une Françafrique derrière la Francophonie[6]. En 2018, l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou n’a pas mâché ses mots lorsqu’il a refusé l’invitation du président Macron. Celui-ci lui proposait de contribuer aux travaux de réflexion qu’il souhaitait engager autour de la langue française et de la Francophonie. Mabanckou a répondu que tant que l’OIF soutenait des dictateurs, le français était la « langue de la dictature » (intervention sur France Inter le 27 aout 2018).

L’avenir de la Francophonie : un espace économique, sur le modèle de l’Union européenne ?

En 2014, Jacques Attali, éditorialiste, économiste qui milite pour une économie libérale, fondateur et premier président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD)[7], rédige, à l’attention du président F. Hollande, un rapport intitulé La Francophonie et la Francophilie, moteurs de croissance durables. Ce rapport postule que « le potentiel économique de la Francophonie est énorme et insuffisamment exploité par la France ». Il exprime l’idée que l’effacement des frontières nationales crée d’autres critères identitaires, notamment la langue et la culture. Dès lors, la création d’une communauté identitaire francophone pourrait être, selon Attali, un instrument économique majeur pour la France. Il préconise ainsi de remplacer l’OIF par une nouvelle institution, une Union francophone, calquée sur le modèle de l’Union européenne.

La Francophonie comme espace d’échange économique n’est pas une idée nouvelle. Mais une Union francophone comme acteur de la mondialisation, à même de concurrencer l’Union européenne, constituerait un changement institutionnel majeur. Il est difficile de savoir si les recommandations de J. Attali seront suivies d’effets, mais on peut constater que dans son discours sur la francophonie, en 2018, le président Macron a parlé de « Francophonie économique » sans citer une seule fois l’OIF. Pour le linguiste allemand Jürgen Erfurt, Emmanuel Macron développe dans ce discours une vision du plurilinguisme francophone « imprégnée de l’idéologie néolibérale » qui considère que « le plurilinguisme consiste à pouvoir s’exprimer, en tant que Français, en anglais puisque le marché et les rapports économiques en vigueur dans le monde le requièrent[8] ».

Cette brève histoire de la Francophonie permet de mettre en évidence son évolution idéologique. Si la Francophonie a pu désigner un projet de communauté francophone et a été revendiquée par certains dirigeants d’États anciennement colonisés (souvent dans une perspective à la fois universaliste et plurilingue), elle est devenue par la suite un projet interétatique de collaboration et de développement, et elle a pris la forme d’une alliance diplomatique depuis la fin de la guerre froide. La voilà à présent appelée à devenir un espace identitaire et économique sur le modèle de l’Union européenne. Remarquons que, dans bon nombre de ces visions, le rôle de la France reste ambigu : la Francophonie vise-t‑elle à unifier, sur des bases égalitaires, un espace francophone ou à servir d’instrument postcolonial et/ou libéral au service de la France ?

La Francophonie est-elle francophone ?

L’OIF compte de plus en plus de pays : 84, en 2018. Elle est censée dessiner un espace francophone, mais la majorité de ses nouveaux membres pratiquent bien peu la langue française. Parmi les 43 pays qui ont adhéré depuis 1991, on ne trouve plus, hormis la Suisse, d’État francophone ! L’OIF est accusée d’enregistrer des adhésions résultant d’une volonté politique et d’un lobbying qui n’hésiteraient pas à truquer les chiffres et à revendiquer bon nombre de locuteurs francophones souvent imaginaires[9]. De plus, alors que l’OIF est censée représenter les francophones, on constate un éloignement certain entre l’institution et les communautés réelles. Ainsi, alors que la France est un pays dominant de l’OIF, bon nombre de Françaises et de Français ne connaissent même pas l’existence de cette institution, et celles et ceux qui la connaissent ne sauraient dire à quoi elle sert. Cette distance va de pair avec les accusations de déficit démocratique, de clientélisme, de paternalisme attachées à l’OIF, dont les sommets ne sont, pour un grand nombre de francophones, que l’occasion des « séances solennelles et des petits-fours, des longs discours et des petits calculs », comme disait Jean-Marc Léger[10].

L’OIF déclare souvent, officiellement, que le français n’appartient pas à la seule France, mais à toutes les communautés francophones, et qu’il faut donc construire une francophonie plurielle. Mais pour les dirigeants français, le français reste d’abord la langue de la France, qu’elle a bien voulu répandre de par le monde. Par exemple, la loi polémique, adoptée en 2005 en France, sur les « effets positifs de la colonisation » comprenait la langue parmi ces bienfaits. Cette vision nationaliste est de plus en plus combattue au niveau international, comme le montre par exemple la tribune signée en octobre 2007 par 44 écrivaines et écrivains francophones, « Pour une “littérature-monde” en français », qui réclamait une langue française « libérée de son pacte exclusif avec la nation ». Dans cette même perspective, l’écrivain Tahar Ben Jelloun critiquait, en mai 2007, dans un article paru dans Le Monde diplomatique intitulé « On ne parle pas le francophone », l’hypocrisie de cette étiquette « francophone ». Il dénonçait ainsi la séparation persistante, dans les librairies, les bibliothèques, les universités, entre « littérature française » et « littérature francophone ». Quand on y réfléchit, effectivement, cette distinction est très révélatrice du poids de l’histoire. Pourquoi séparer littérature française et littérature francophone, alors que par définition le français est francophone ? Est-ce à dire qu’il y aurait deux littératures francophones hiérarchisées, la littérature française, supérieure, et tout le reste, qui pourrait être amalgamé librement ?

Rappelons qu’en 2050, sur les 700 millions de personnes francophones, 80 % seront africaines. Cela incite le philosophe camerounais Achille Mbembé et l’écrivain Alain Mabanckou à considérer que le français « est devenu une langue africaine », qu’il fait « partie des langues planétaires, ouvertes et, pour ainsi dire, hétérolingues ». Pour eux, langue française et francophonie sont dissociables et mêmes contradictoires. Ils concluent ainsi : « Voilà pourquoi, entre la langue française et la Francophonie, nous choisissons la langue[11]. »

Il importe de distinguer le principe de fonctionnement de l’OIF, qui est politique, des initiatives des véritables acteurs et actrices de la communauté mondiale qui s’exprime en français, que ces initiatives soient soutenues ou non par l’OIF. Ces initiatives témoignent de la vitalité de la langue française qui, lorsqu’elle est mobilisée dans toute sa richesse et sa diversité, peut être source de nouvelles dynamiques. Citons par exemple le premier Parlement des écrivaines francophones, qui s’est tenu à Orléans en 2018.

Focus. Senghor, au-delà du mythe

Léopold Sédar Senghor est régulièrement désigné comme le « père de la Francophonie » par l’OIF. Sa personne cristallise les passions et les polémiques. Nous souhaitons ici revenir brièvement sur la vision qu’il a développée de la langue française dans le cadre de l’institution de la Francophonie.

Senghor est né au Sénégal en 1906 et mort en France en 2001. Élève à Paris du lycée Louis-le-Grand (où il côtoie, entre autres, Georges Pompidou), agrégé de grammaire, il est le premier Africain élu à l’Académie française en 1983. Il est notamment connu pour sa définition de la négritude (voir le chapitre 4, « Langage, pouvoir et violence… »), qu’il définit comme l’« ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie et les œuvres des Noirs ». Mais cette revendication de la négritude va de pair avec une définition de l’homme noir (émotionnel) qu’il compare et oppose à l’homme blanc (rationnel), en imaginant un avenir où le Noir et le Blanc pourraient former une symbiose harmonieuse. On retrouve cette bipartition entre émotion et raison dans la description que Senghor fait de l’opposition entre les langues africaines et la langue française : « Le français nous a fait don de ses mots abstraits – si rares dans nos langues maternelles. Chez nous les mots sont naturellement nimbés d’un halo de sève et de sang ; les mots du français rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit . » Senghor a défendu sa conception de la langue française avec constance et passion. Mais cette conception n’est pas sans poser problème : elle est globalisante, puisqu’elle réunit en une seule catégorie toutes les langues « négro-africaines » ; elle est essentialiste, puisqu’elle associe le français à une définition figée ; elle est racialiste, puisqu’elle associe des qualités intrinsèques au « Blanc » et au « Noir ». L’opposition entre langue émotionnelle et langue rationnelle crée une hiérarchisation qui sacralise la langue française, supposée seule capable de conceptualisation, par rapport aux langues africaines. Ce n’est pas un hasard si ces paroles de L. Senghor ont été citées par Nicolas Sarkozy en 2005 dans un discours à Dakar qui a été taxé de néocolonialisme et de paternalisme.

On retrouve chez Senghor la même ambigüité que dans les discours officiels de l’OIF. Critiques contre Senghor et contre l’OIF se rejoignent alors. On peut citer le philosophe camerounais Marcien Towa, qui, dans un ouvrage (cité en fin de chapitre) critiquant la négritude telle que définie par Senghor, mais non celle d’Aimé Césaire ou de Léon-Gontran Damas, considère que Senghor rétablit, en se fondant sur des arguments pseudobiologiques, la supériorité du Blanc, aux niveaux politique, religieux ou linguistique. Selon Towa, Senghor a moins œuvré pour la langue française que pour la France. Cette distinction rejoint celle déjà citée entre langue française et OIF

Pour aller plus loin

Cécile CANUT, Le Spectre identitaire. Entre langue et pouvoir au Mali, Lambert-Lucas, Limoges, 2008.

Cet ouvrage étudie aussi bien les interactions entre divers discours sur l’Afrique et sur les langues, au Mali, ce qui permet à l’autrice de dépasser bon nombre de clichés (le mythe de la langue originelle ou primitive, l’apport soi-disant civilisationnel de l’Occident), et d’interroger notamment le rapport entre francophonie, colonialisme et néocolonialisme. Un ouvrage très riche mais très exigeant.

COLLECTIF, « L’émergence du domaine et du monde francophones », Actes du colloque tenu à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, sous la direction de Gérard VIGNER et Jean-Yves MOLLIER, Documents, n° 40/41, 2008.

Ce numéro, qu’on peut consulter librement en ligne (https://journals.openedition.org/dhfles/96), réunit des interventions qui interrogent, selon des angles divers, l’idée reçue qui veut que le français soit une langue de rassemblement émancipateur des peuples anciennement colonisés. Ces contributions ont notamment le mérite d’interroger la francophonie en s’éloignant d’un regard et d’un discours uniquement francofrançais.

Jürgen ERFURT, « Ce que francophonie veut dire », Cahiers internationaux de sociolinguistique, n° 13, 2018, p. 11‑49.

Cet article, récent et très complet, revient sur l’institution de la Francophonie, son histoire et ses enjeux dans une perspective sociolinguistique.

Marcien TOWA, Léopold Sédar Senghor : Négritude ou Servitude ?, CLE, Yaoundé, 1971.

Cet essai s’inscrit résolument dans une perspective critique contre la « Négritude » de Senghor et contre Senghor lui-même. Il peut être utile de le consulter pour dépasser une vision idéalisée de Senghor et de son influence.

Notes

[1] Kako NUBUKPO (dir.), Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. À qui profite le franc CFA ?, La Dispute, Paris, 2016.

[2] « Franc CFA : les propos de M. Macron sont “déshonorants pour les dirigeants africains” », Le Monde, 29 novembre 2017 ; avec Caroline ROUSSY, « Quand Macron occulte la question du franc CFA », Libération, 5 décembre 2017.

[3] Alice GOHENEIX, « Les élites africaines et la langue française : une appropriation controversée », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, n° 40/41, 2008 ; disponible sur : http://journals.openedition.org/ dhfles/117. A. Goheneix reprend ce terme à l’historien Bronislaw Baczko.

[4] Léopold Sédar SENGHOR, « Le français, langue de culture », Esprit, novembre 1962, p. 837‑844.

[5] C’est par exemple la perspective de Claire TRÉAN dans son ouvrage La Francophonie, préfacé par Abdou Diouf, Le Cavalier bleu, Paris, 2006.

[6] Voir par exemple l’article de Thomas DELTOMBE, « Les guerres africaines de Vincent Bolloré », Le Monde diplomatique, avril 2009, et l’enquête de Simon PIEL et Joan TILOUINE, « Afrique, amis, affaires : révélations sur le système Bolloré », Le Monde, avril 2018.

[7] Inaugurée en 1991 et chargée de faciliter le passage à une économie de marché.

[8] Jürgen ERFURT, « Ce que francophonie veut dire », Cahiers internationaux de sociolinguistique, n° 13, 2018, p. 37.

[9] Voir le dossier « Décoloniser la langue française », Revue du Crieur, n° 10, juin 2018.

[10] Jean-Marc LÉGER, La Francophonie. Grand dessein, grande ambiguïté, Hurtubise HMH, La Salle, 1987, p. 189.

[11] Achille MBEMBE et Alain MABANCKOU, « Plaidoyer pour une langue-monde. Abolir les frontières du français », Revue du Crieur, n° 10, juin 2018, p. 61‑67.

[12] Léopold Sédar SENGHOR, Liberté, 3. Négritude et civilisation de l’universel, Seuil, Paris, 1977, p. 90.

[13] Léopold Sédar SENGHOR, « Comme les lamantins vont boire à la source », Éthiopiques, Seuil, Paris, 1956.

Maria Candea

Auteure du livre : Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, avec Laélia Véron (La Découverte, 240 p.).

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