Édition du 16 avril 2024

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Livres et revues

La traduction en arabe de "Pour les musulmans" soulève une vague islamophobe en France

L’art pour lutter contre l’intégrisme

Faut-il que nos temps soient devenus intolérants pour que le simple fait d’être traduit dans une autre langue, l’arabe, provoque une telle campagne, pavée de désinformations et de caricatures ! Retour sur les réactions sidérantes provoquées par l’annonce que Pour les musulmans était traduit en arabe par la revue qatarie Al Doha Magazine. (lire ici mon précédent billet http://blogs.mediapart.fr/blog/edwy-plenel/090615/pour-les-musulmans-version-arabe).

Derrière les régimes politiques, il y a des peuples, des hommes et des femmes qui pensent, réfléchissent, font leur chemin. Mes détracteurs préfèreraient-ils que les idées défendues dans Pour les musulmans ne les atteignent jamais ? Qu’on ne puisse lire en arabe un plaidoyer pour toutes les minorités sous toutes les latitudes, et donc pour les juifs comme pour les chrétiens en pays majoritairement musulman, ou pour les chiites en pays majoritairement sunnite, et inversement ? Qu’on ne puisse faire chemin ensemble, d’une langue à l’autre, dans la défense partagée de l’égalité de tous, sans distinction d’origine, de culture, de religion, de sexe, etc. ?

Je crains fort que l’intolérance ne dispose pas à la curiosité. Néanmoins, et notamment à l’attention des lecteurs de bonne foi, je veux ici rappeler quelques vérités de fait – pour certaines, n’importe quel arabisant peut les vérifier lui-même. D’abord sur cette traduction dont l’initiative revient à un universitaire travaillant à Grenoble, Abellatif El Korchi. Puis la revue Al Doha Magazine s’est directement tournée, comme n’importe quelle maison d’édition étrangère, vers l’éditeur français, La Découverte. Enfin, les droits ont été achetés, à un prix forfaitaire de 665 euros (à partager entre éditeur et auteur), pour un premier tirage à 13.300 exemplaires, en vente couplée de la revue et du livre.

Quant à la revue elle-même, elle se veut un carrefour de la culture arabe et des cultures humanistes, ouverte aux cultures étrangères dans les domaines des sciences humaines et sociales, ainsi que de la littérature. Les dossiers proposés sont d’une grande diversité, le dernier portant sur la question du bonheur. Mais on trouve aussi, dans la plus récente livraison, un article sur le festival de Cannes ainsi que la traduction d’un entretien avec la sociologue française (de l’art) Nathalie Heinich, titré « La course aux avant-gardes ».

Dans le numéro d’avril, on pouvait lire un entretien avec le réalisateur mauritano-malien Abderrahmane Sissako dont le dernier film, Timbuktu, est un réquisitoire contre les idéologies totalitaires se réclamant de l’islam. Son titre ? « L’art pour lutter contre l’intégrisme » ! Dans le même numéro, on trouve un article sur Franz Kafka, écrivain immense comme chacun sait, mais aussi symbole de l’imaginaire juif d’Europe centrale.

Enfin, parmi les écrivains qui publient régulièrement dans Al Doha Magazine on trouve les Marocains Abdelfattah Kilito, Bensalem Himmich et Tahar Ben Jelloun ou le Jordanien Amjad Nasser – autant d’intellectuels dont les œuvres sont sans aucune complaisance avec l’intégrisme.

Quant aux livres publiés par Al Doha Magazine, en voici un aperçu qui, je l’espère, fera taire ceux qui ont parlé sans savoir, à la simple vue des mots « arabe », « musulmans », « Qatar »… Le numéro 1 de la collection est un livre de Abd al-Rahman al-Kawakibi (1855-1902), Les traits de la répression et le combat contre l’esclavage. Son auteur (voir sa notice Wikipédia) est un intellectuel syrien inspirateur du panarabisme et référence du nationalisme arabe.

De lui, Actes Sud a d’ailleurs publié en 2013 Du despotisme et autres essais, en forme de double réponse à la dictature syrienne et aux islamistes totalitaires.

Le cinquième ouvrage publié par Al Doha Magazine est une œuvre du grand théologien réformiste égyptien Ali Abderraziq (voir sa notice Wikipédia), L’islam et les fondements du pouvoir. Défendant l’idée d’une communauté nationale moderne, il plaide pour l’autonomie de la sphère politique et de la sphère religieuse. Bref, c’est la référence intellectuelle de ceux qui, de l’intérieur de l’islam, combattent les fondamentalistes et les intégristes.

Le neuvième livre a pour auteur l’une des figures de la Nahda, ce mouvement de renaissance arabe moderne du XIXe siècle où se retrouvèrent musulmans et chrétiens. Le treizième est un ouvrage de Tahar Haddad (1899-1935, voir ici sa notice Wikipédia), penseur, syndicaliste et homme politique tunisien qui inspira le programme social de Bourguiba. C’est un plaidoyer féministe, une défense sans concessions de l’égalité en droits et en devoirs des femmes et des hommes.

Faut-il continuer plus avant l’énumération pour démontrer la mauvaise foi de ceux qui ont assimilé, par simple préjugé xénophobe, raciste ou islamophobe, cette édition arabe de Pour les musulmans à une compromission avec l’intégrisme alors même qu’elle rejoignait ceux qui, dans le monde arabe et musulman, combattent pour les mêmes valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité ?

Je suis donc fier de cette édition arabe où mon livre côtoie, dans la même collection, le grand Mahmoud Darwich, immense poète dont mon préfacier en arabe, Elias Sanbar, est le traducteur français, chez Actes Sud. Mais que diront les inquisiteurs qui se sont déchaînés contre cette édition quand ils sauront que Régis Debray, avec Eloge des frontières (n° 22), que Tzvetan Todorov, avec Réflexions sur la civilisation, la démocratie et l’altérité (n° 39), que Michel Serres, avec Petite poucette (n° 37) ou… Etienne de la Boétie et son Discours de la servitude volontaire (n° 34), réquisitoire contre le Grand Un des pouvoirs monarchiques, religieux, autoritaires ou dictatoriaux, confiscatoires de la volonté populaire, ont été, eux aussi, publiés à destination du monde arabe par Al Doha Magazine ?

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