La France vit actuellement une nouvelle étape dans l’offensive islamophobe qui sévit dans le pays depuis tant d’années. Et une fois encore, c’est la classe dirigeante qui est à la manœuvre, alors même que la classe politique ne fait – dit-elle ! – que répondre à une « attente » voire à une « exaspération » qui préexisterait dans la population.
Une panique morale
À la vérité, personne ou presque ne se préoccupait il y a quelques semaines du fait que quelques femmes (ou hommes), en France et ailleurs, se baignent avec des tenues couvrant la majeure partie de leurs corps. Or, ce sont bien des élus de droite et d’extrême droite, en particulier le maire de Cannes, qui ont lancé la polémique en prenant des mesures liberticides visant les femmes musulmanes portant le « burkini », et ce sont d’autres élus – ainsi que les « grands » médias – qui l’ont relayé complaisamment.
Depuis une trentaine d’années s’accumulent les paniques morales autour de tout ce qui touche de près ou de (très) loin à l’islam : foulard à l’école, burqa dans les lieux publics, viande hallal, interdits alimentaires, jupes longues (là encore à l’école), et à présent le désormais célèbre « burkini ». Ainsi se recréent indéfiniment des parodies de « débat national », aboutissant immanquablement à la question, posée par les médias dominants, de la « compatibilité de l’islam avec la République ». L’effet demeure toujours identique : non seulement constituer les musulmans en « menace », mais plus profondément les faire apparaître comme un corps radicalement étranger à la société française.
C’est cette mécanique raciste maintenant bien connue qui s’est à nouveau enclenchée en ce mois d’août, et qu’il nous faut déconstruire.
Comment le « burkini » est devenu une affaire nationale
Au début du mois, plusieurs sénateurs – en particulier le maire-sénateur FN de Marseille Stéphane Ravier – ont dénoncé une sortie piscine, ouverte uniquement à des femmes souhaitant se baigner couvertes et à leurs enfants, qui devait se tenir dans un lieu privé, le Speed Water Park. Si le directeur du centre aquatique avait été suffisamment apeuré pour annuler la réservation de ses installations à l’association qui l’avait sollicité, cela n’avait pas suffi à mettre à l’agenda politique et médiatique la question du « burkini » sur les plages.
L’affaire a rebondi quelques jours plus tard avec l’arrêt anti-burkini pris par le maire de Cannes, interdisant l’accès aux plages de sa ville à « toute personne n’ayant pas une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et de la laïcité ». Le prétexte de la laïcité est vite balayé puisque, confortant l’islamophobie ambiante, le tribunal administratif de Nice donne raison au maire de Cannes, en précisant : « dans le contexte d’état d’urgence et des récents attentats islamistes survenus notamment à Nice il y a un mois (…), le port d’une tenue vestimentaire distinctive, autre que celle d’une tenue habituelle de bain, peut en effet être interprétée comme n’étant pas, dans ce contexte, qu’un simple signe de religiosité ».
Ce n’est donc plus leur « religiosité » qui est reprochée aux femmes portant le « burkini » (comme cela apparaissait dans l’arrêté de Cannes, qui invoquait les « bonnes meurs et la laïcité »), mais d’improbables considérations de sécurité. « Dans le contexte », le port du « burkini » peut être interprété comme davantage d’un « simple signe de religiosité »… mais par qui ? Par la mairie elle-même pardi ! Directeur général des services de la ville de Cannes, Thierry Migoule affirme ainsi qu’ « il ne s’agit pas d’interdire le port de signes religieux à la plage […] mais les tenues ostentatoires qui font référence à une allégeance à des mouvements terroristes qui nous font la guerre ».
Nul besoin d’être un interprète particulièrement subtil du langage politique pour comprendre que, comme lors du débat de 2003-2004 autour des « signes religieux » à l’école, ce sont donc spécifiquement les musulman·e·s qui sont visé·e·s, puisque ni la soutane, ni la kippa, ni un quelconque autre signe religieux, ne seront à l’évidence assimilés à des « tenues ostentatoires qui font référence à une allégeance à des mouvements terroristes qui nous font la guerre ». A l’inverse, toute tenue ou tout signe associé à la culture musulmane – même de manière imaginaire – devient ainsi susceptible de marquer une telle « allégeance ».
Ce qui est reproché à ces femmes musulmanes, c’est donc leur prétendue « allégeance » à l’idéologie meurtrière de Daesh, dont elles seraient les représentantes (sinon les prosélytes). Comme ces amalgames islamophobes – entre musulmans et terroristes – se disent à présent de manière limpide et explicite, après quinze ans d’offensive islamophobe ! On est sûr au moins de ne pas se tromper sur l’hideuse marchandise que ces élus cherchent à refourguer à la population, au mépris d’ailleurs de faits élémentaires et qu’il ne devrait même pas être nécessaire de rappeler, par exemple la présence importante de musulmans – une trentaine estime-t-on – parmi les victimes de l’attaque de Nice.
Au rythme où vont les choses, on ne doute pas qu’il deviendra politiquement acceptable dans quelques mois de réclamer – et d’obtenir – l’interdiction dans les rues du port de la djellaba, du hijab ou de la barbe (si du moins celle-ci est portée par un musulman, ou du moins par un « musulman d’apparence », pour reprendre une expression de Sarkozy…). Cela au nom d’une laïcité passablement « falsifiée » (pour reprendre l’expression de l’historien des religions et de la laïcité Jean Baubérot). La loi de 1905 ne garantit-elle pas la liberté de conscience (dès son article 1er) et la possibilité d’exprimer ses croyances, y compris dans l’espace dit « public » ?
De Morano à Valls, le consensus islamophobe
Mais revenons à la mécanique raciste, puisque suite à l’arrêté passé à Cannes, la polémique est enfin lancée, fait réjouissant pour une classe politique aux abois et des médias en mal de « sujets brûlants ». De là, il n’y a qu’un pas pour tweeter « Nacht und Nebel pour le sac poubelle », comme l’a fait un délégué LR de Meurthe-et-Moselle – Jean-Pierre Arbey – à propos d’une femme portant un voile intégral sur une plage, donc en somme de réclamer le type de déportation que le régime nazi réservait à ses opposants et à ses « ennemis » durant la Seconde guerre mondiale.
L’abjection n’ayant plus de limites depuis bien longtemps dans la classe politique française, Nadine Morano vient au secours de son compère Arbey. Rien d’étonnant : on sait combien l’ancienne ministre est nostalgique de cette France blanche et chrétienne que le général de Gaulle prétendait sauver en son temps1. Pour légitimer les propos de son compère Arbey, Morano avance que ce sont les femmes musulmanes portant le foulard qui sont « comparables avec les nazis, qui ont exterminé des gens » (sic). Coup double donc, ou plutôt double peine : menacées de déportation, puis accusées de nazisme !
Mais quid du gouvernement ? Alors que la droite et l’extrême droite accusaient Hollande et Valls de ne pas réagir, le second vient de déclarer dans La Provence qu’il « comprend » et « soutient » les maires : « Je comprends les maires qui, dans ce moment de tension, ont le réflexe de chercher des solutions, d’éviter des troubles à l’ordre public. […] Je soutiens donc ceux qui ont pris des arrêtés, s’ils sont motivés par la volonté d’encourager le vivre ensemble, sans arrière-pensée politique ». Et lui aussi d’entonner la rengaine des plages qui doivent être « préservées des revendications religieuses » et des maillots de bain couvrants qui portent un projet politique : « Les plages, comme tout espace public, doivent être préservées des revendications religieuses. Le burkini n’est pas une nouvelle gamme de maillots de bain, une mode. C’est la traduction d’un projet politique de contre-société, fondé notamment sur l’asservissement de la femme ».
Alors que son nom a été évoqué pour diriger une « Fondation pour l’islam de France », dans la plus pure tradition coloniale, l’ancien ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement s’est fendu d’un commentaire sur « l’affaire » qui en dit long sur ce qu’on peut attendre d’une telle officine et d’un gouvernement envisageant de lui en offrir la direction. Il recommande en effet aux musulmans la « discrétion » dans « l’espace public ». Le conseil sonne davantage comme une menace ; on entend déjà le « sinon »2… Et d’ailleurs les médias ne s’y trompent pas, qui font tourner en boucle un sondage « montrant » que 45% catholiques pratiquants considèrent l’islam comme « une menace ».
Mais on a trop peu remarqué la manière dont Chevènement justifie un tel conseil : « Les musulmans, comme tous les citoyens français, doivent pouvoir pratiquer leur culte en toute liberté. Mais il faut aussi qu’ils comprennent que, dans l’espace public où se définit l’intérêt général, tous les citoyens doivent faire l’effort de recourir à la ‘raison naturelle’ ». Ce n’est donc pas seulement la « discrétion » qui ferait défaut aux musulmans, mais l’effort qu’implique l’usage de la « raison naturelle » pour tenir sa place dans « l’espace public », contribuer à « définir l’intérêt général ».
L’islamophobie et ses conséquences concrètes
On a sans doute l’air ici de se moquer de ces stratégies rhétoriques visant à faire passer les injonctions ou les ordres adressés aux musulmans de France pour des conseils bienveillants, mais l’affaire est grave. Car l’islamophobie que ministres, élus, dirigeants politiques, éditocrates, répandent ou renforcent à longueur d’antenne, a des effets concrets sur la vie de millions de personnes en France : en légitimant les discriminations systématiques dont sont l’objet les musulman·e·s en France, les agressions visant les femmes voilées, les amalgames qui pourrissent la vie, et jusqu’aux guerres impériales que l’État français mène en prétendant libérer des peuples de la « barbarie ».
En Corse, c’est aux cris de « On est chez nous ! » que des centaines de personnes se sont dirigés vers le quartier Lupino, un quartier populaire de Bastia où vivent des jeunes accusés par des habitants de Sisco d’avoir été à l’origine d’une rixe, avant d’aller agresser un jeune soigné dans un hôpital non loin. D’après la presse, l’altercation aurait commencé lorsque des jeunes d’origine maghrébine auraient reproché à un groupe de plagistes de prendre en photo des femmes se baignant en « burkini ». A rebours du récit repris instantanément par tous les médias, reposant de fait sur un seul témoignage (manifestement très partial), Mediapart a publié une enquête qui donne un éclairage un brin différent, incluant notamment ce témoignage :
« Nous étions installés sur la plage pour faire un pique-nique. Tout se passait bien, quand des jeunes ont commencé à nous traiter de “sales Arabes” et à crier “Allahu akbar” en prenant des photos (…). Je suis allé pour m’expliquer avec eux mais ils ne voulaient rien entendre. Nous avons donc décidé de partir pour ne pas faire de vagues. Arrivés sur le parking, quatre voitures avec des hommes armés de battes de baseball nous sont tombés dessus et ont commencé à nous frapper. (…) Nous sommes restés cinq heures au même endroit, les gens nous lançaient des cailloux. Ils ont brûlé nos voitures devant les gendarmes qui n’ont rien fait pour les arrêter ».
Dans tous les cas, l’initiative aux allures de lynchage prise par une partie de la population de Sisco donne à voir les conséquences de ces polémiques islamophobes qui peuplent l’agenda politique. Ces réactions racistes n’ont en effet rien de spontané : elles dérivent presque directement du climat que suscitent dirigeants politiques, élus et médias dominants.
Pourquoi de telles polémiques ?
À un niveau très immédiat, ces polémiques ont presque toujours pour principe la tentative plus ou moins consciente de redorer le blason d’un gouvernement ou d’un parti en perte de vitesse. Les deux visages de la droite en France – le PS et LR – étant tous deux dans cette situation, ils ne peuvent que rivaliser sur ce terrain de l’islamophobie, qu’ils estiment payants électoralement. Sans parler de maintes déclarations de Manuel Valls, on se souvient de la ministre PS Laurence Rossignol comparant les femmes voilées à « des nègres américains qui étaient pour l’esclavage ». L’incitation à user de l’islamophobie croît nécessairement à mesure que le FN progresse électoralement, mais c’est pourtant ce dernier qui, à ce jeu, a toutes les chances de rafler la mise.
A une échelle historique plus large, l’enjeu est autrement important : sur le dos des millions de musulman·e·s de France, mais aussi de tous les éléments potentiellement considérés comme allogènes – en particulier migrant·e·s, rom·e·s et noir·e·s – il s’agit de promouvoir une unité nationale fondée sur un pacte racial renouvelé, d’unifier la population blanche autour d’un ennemi, afin d’écraser toute dissension, toute forme de conflit social. Ce n’est donc pas simplement le mouvement de ce printemps mais la « crise d’hégémonie prolongée » (Stathis Kouvélakis), autrement dit l’incapacité de la classe dirigeante française à construire un bloc social majoritaire autour du projet néolibéral, qui rend nécessaire une réponse islamophobe et autoritaire.
Nécessité d’une riposte antiraciste
Dans une telle situation, on peut aisément succomber au désespoir. Pourtant, les mobilisations antiracistes ou anti-impérialistes dans la période récente ont démontré s’il le fallait qu’existe, du côté des populations « issues de la colonisation » (pour parler comme Sayad), une capacité politique autonome et disposée à s’affronter à l’État : de la Marche de la dignité aux récentes manifestations contre les crimes racistes commis par la police (suite à l’assassinat d’Adama Traoré), en passant par les manifestations de l’été 2014 en solidarité avec la Palestine et le mouvement sans-papiers. De même, l’audience acquise par le CCIF, en premier lieu parmi les musulman·e·s mais pas seulement, témoigne d’une volonté partagée largement de prendre au sérieux l’islamophobie et de lutter contre son enracinement.
La gauche radicale et le mouvement syndical regardent encore trop souvent ces mobilisations avec paternalisme, quand ils ne les traitent pas par le mépris ou leur mettent des bâtons dans les roues. Elles sont pourtant une composante décisive de toute politique d’émancipation dans la période historique qui est la nôtre. Il ne s’agit pas simplement de les soutenir de l’extérieur mais de développer une politique affrontant en tant que telle la question raciale, de nouer des alliances avec les organisations et collectifs déjà présents et actifs, de chercher à formuler avec eux des revendications et des propositions unifiantes, d’intervenir sur le terrain.
Dans la lutte contre l’islamophobie, le minimum consisterait ainsi à revendiquer l’abrogation de toutes les lois islamophobes, en particulier de la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques, et à avancer un plan de lutte systématique contre les discriminations dont sont l’objet les musulman·e·s.
L’épisode islamophobe de cet été montre une nouvelle fois que le racisme est une composante centrale de la situation politique en France et ne pourra être contourné par une simple lutte économique (pour les salaires, l’emploi, etc.), même d’ampleur, qui unifierait magiquement les différentes franges des classes populaires. On voit mal en effet comment le bloc social que la classe dirigeante cherche à bâtir sur un pacte national/racial (dont l’islamophobie constitue la pierre de touche), pourrait se fissurer sans qu’émerge un mouvement antiraciste politique, radical et autonome, porté par les premiers·ères concerné·e·s. Dans les mois et années qui viennent, c’est aussi à cela qu’un parti anticapitaliste devrait contribuer.
Notes
1. Peyrefitte avait rapporté ces propos du général De Gaulle : « C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. Qu’on ne se raconte pas d’histoires ! Les musulmans, vous êtes allés les voir ? Vous les avez regardés avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très savants.
Essayez d’intégrer de l’huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d’un moment, ils se sépareront de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ? Si nous faisions l’intégration, si tous les Arabes et Berbères d’Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s’installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées ! ».
2. Cette rhétorique de la menace rappelle les propos de Valls il y a quelques semaines : « Si l’islam n’aide pas la République à combattre ceux qui remettent en cause les libertés publiques, il sera de plus en plus dur pour la République de garantir ce libre exercice du culte ».