Édition du 23 avril 2024

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Économie

La Russie entre dans des terres financières inconnues

En interdisant à la Banque centrale russe d’accéder à ses réserves de change extérieures, les Occidentaux ont adopté une sanction sans précédent. Le 28 février, le rouble a perdu plus de 20 % de sa valeur. Une chute comparable à l’effondrement de la Russie à l’été 1998.

28 février 2022 | tiré de mediapart.fr-20220228&M_BT=733272004833]

Avant même que les sanctions adoptées par les États-Unis et l’Europe en fin de semaine en représailles de l’invasion russe en Ukraine ne soient entrées en vigueur, la population russe, qui n’a pas oublié l’effondrement économique de 1998, a compris que l’heure était grave. Dès dimanche, dans les principales villes du pays, les files se sont allongées devant les distributeurs automatiques : chacun tentant de s’assurer de retirer au plus vite, si ce n’est toutes ses économies, au moins des liquidités pour faire face aux jours incertains à venir.

Car la Russie est bien entrée dans des eaux économiques et financières inconnues. Et cela ne sera pas sans répercussion sur le reste du monde.

Les sanctions contre la Russie décidées le 26 février portent en elles un effet qu’il est pour l’instant difficile de mesurer. Après avoir hésité pendant quelques jours, Américains et Européens ont finalement décidé d’ interdire à certaines banques russes l’accès à Swift, cette messagerie électronique qui sert à sécuriser les transactions commerciales de titres, et les transferts de fonds entre les établissements bancaires et financiers à travers le monde.

« C’est l’arme atomique financière », a insisté le ministre des finances Bruno Le Maire qui sait que cette mesure est considérée comme un test de la détermination des Occidentaux de défendre l’Ukraine. En 2014, lorsqu’ils avaient envisagé, après l’annexion de la Crimée, de recourir à cette interdiction avant d’y renoncer, le ministre russe des finances, Alexeï Koudrine, avait évalué que l’impact de cette mesure aurait pu représenter une baisse de 5 % du PIB russe. Les Européens avaient préféré reculer.

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Devant un bureau de change de Moscou qui indique les taux du rouble par rapport à l’euro et au dollar, le 28 février. © Photo Alexandre Nemenov / AFP
Une mesure sans précédent

Les observateurs, en revanche, ont porté beaucoup moins d’attention au deuxième paquet de mesures adoptées dans le même moment. « À tort, insiste Éric Dor, professeur à l’IÉSEG de Paris et Lille. Car elles sont loin d’être anodines. Les Occidentaux s’attaquent aux réserves de change des Russes. Les Américains l’avaient déjà fait en août en saisissant les réserves de laBanque centrale d’Afghanistan après l’arrivée des talibans. Mais cela n’avait rien de comparable avec les mesures prises aujourd’hui contre la Banque centrale russe. »

La disposition adoptée contre la Banque centrale russe est de fait sans précédent. C’est une sorte de bombe à neutrons financière aux conséquences imprévisibles. Car elle porte en elle les germes de contestation et de désorganisation de l’ordre monétaire international construit après la Seconde Guerre mondiale.

Les réserves extérieures de change, qui servent de garantie et de moyen de défense d’une monnaie, en sont l’un des piliers. Elles supposent une relation de confiance entre grandes banques centrales, une adhésion au système monétaire international. Ces réserves sont constituées soit en dépôts auprès des autres banques centrales, soit sous forme de titres – bons du Trésor par exemple – libellés dans la monnaie extérieure. Jusqu’alors, c’était une règle intangible : ces réserves étaient sanctuarisées, intouchables. Désormais, elles ne le sont plus.

Le gouvernement de Vladimir Poutine a constitué ces réserves comme un trésor de guerre après les premières sanctions de 2014 : 630 milliards de dollars dont 130 milliards en or, 200 milliards en euros, 120 milliards en dollars, 70 milliards en yuans, auxquels s’ajoutent les 195 milliards de dollars détenus dans un fonds souverain.

Afin de contrecarrer les dispositifs élaborés par le gouvernement de Vladimir Poutine pour contourner les sanctions occidentales, Américains et Européens ont décidé de rendre ces avoirs inaccessibles au gouvernement russe. Le 28 février, le gouvernement américain a étendu ce dispositif en interdisant toute transaction américaine avec la Banque centrale de Russie, le fonds souverain russe ou le ministère des finances russe. Après les sanctions, la moitié environ de ces réserves sont inaccessibles au gouvernement russe.

« La mesure sans précédent que nous adoptons aujourd’hui va limiter significativement la possibilité de la Russie d’utiliser ses actifs pour financer ses activités déstabilisatrices  », a indiqué la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen. Dans son communiqué, le gouvernement américain n’habille même pas de mots son objectif final : il lance une guerre financière totale afin de précipiter l’écroulement monétaire, financier et économique du régime de Vladimir Poutine. « La directive va perturber les tentatives pour soutenir sa monnaie qui se déprécie rapidement en restreignant les possibilités de refinancement du rouble et l’accès aux réserves que la Russie peut essayer d’échanger pour soutenir le rouble », est-il écrit.

Effondrement du rouble

La prédiction américaine s’est vérifiée dès l’ouverture des marchés ce 28 février. La monnaie russe a perdu plus de 20 % de sa valeur dans la journée pour tomber à 111 roubles pour un dollar, contre 83 roubles vendredi. En moins d’une semaine, la monnaie russe a été dévaluée de plus de 50 % par rapport à la monnaie américaine. Il faut remonter à l’été 1998, au moment de l’effondrement de l’économie russe, pour retrouver une chute aussi spectaculaire. À l’époque, cet écroulement avait provoqué en quelques jours la faillite du fonds LTCM et avait failli provoquer un crise systémique internationale.

Pour tenter d’endiguer la chute, la Banque centrale russe a remonté ses taux pour les porter dans la journée de 9 % à 20 %. En dépit de cette hausse spectaculaire, le marché des changes était complètement gelé, les détenteurs de roubles cherchant plutôt à s’en débarrasser mais ne trouvant aucun acheteur en face. La liquidité s’est évanouie, partout. Cette remontée brutale des taux d’intérêts, si elle ne permet pas de soutenir la monnaie, risque en revanche de se faire sentir très vite et de précipiter une économie, déjà affaiblie par l’inflation et les sanctions, dans la récession.

« La réalité économique a changé radicalement. Maintenant, il est important de prendre les mesures pour en limiter les conséquences. Nous agirons en fonction de nos intérêts », a déclaré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.

Ne prenant plus la peine de ménager les apparences, la Banque centrale a décidé, pour éviter les paniques et les ventes massives, de suspendre le marché boursier, le marché obligataire, le marché des changes, de stopper toutes les transactions étrangères sur le marché russe des capitaux. Les groupes travaillant avec l’étranger ont été sommés de mettre à disposition de la Banque centrale 80 % de leurs avoirs en devises.

Certains pensent que la Banque centrale pourrait rapidement rétablir un contrôle des changes avec une parité fixe pour le rouble, et un contrôle des capitaux. D’autres redoutent que le gouvernement russe décide de faire défaut sur une partie de sa dette.

Les banques européennes dans la tourmente

Prises de court par les sanctions adoptées ce week-end, les banques occidentales, en particulier européennes, ont passé leur journée à réévaluer leurs expositions au risque russe et à couper les relations. La Société générale, HSBC, Unicredit ont ainsi annoncé la suspension de relations commerciales avec la Russie, puisque celle-ci était désormais coupée du réseau Swift. La banque danoise Danske, qui avait été prise ces dernieres années dans unscandale de blanchiment d’argent russe, a déclaré gelés tous les fonds exposés aux avoirs russes. Tout comme JP Morgan.

Ces mesures de prévention n’ont pas empêché de sévères corrections sur les marchés boursiers. La banque autrichienne Raiffeisen Bank International, considérée comme l’une des banques les plus exposées au risque russe, a perdu 18 % dans la séance du 28 février ; la Société générale, qui s’est beaucoup engagée en Russie ces dernières années, a reculé de 16 % ; la banque italienne Unicredit, tout aussi exposée, de 10 %.

Ces chutes ne sont rien comparées à celle de la banque russe, Sberbank, la plus grande banque de crédit de Russie. À Londres, le titre a perdu plus de 70 % dans la journée. La Banque centrale européenne a déclaré le 27 février que plusieurs filiales européennes de cet établissement bancaire, qui n’a plus accès aux marchés des capitaux occidentaux ni aux lignes de refinancement en devises de la Banque centrale russe, sont en faillite ou en quasi-faillite.

Achats massifs de gaz russe

Les tumultes se sont naturellement étendus aux marchés de l’énergie, sur lesquels la Russie est un acteur dominant. Le Brent frôle les 100 dollars le baril et Goldman Sachs le voit déjà au-dessus de 115 dollars, alors que les groupes occidentaux coupent les ponts avec la Russie. BP a annoncé la vente de sa participation de 16 % dans Rosneft ; et le fonds souverain norvégien, la vente de tous ses actifs russes.

Le prix du gaz se maintient à plus de 100 euros le MWh. Afin de limiter le coût pour les Européens, les responsables ont pris le soin d’exclure tous les achats de gaz russe et tous les acteurs financiers liés à ces transactions des sanctions. La peur de voir Vladimir Poutine couper à tout moment les approvisionnements pour l’Europe s’est cependant installée sur les marchés. Depuis jeudi, l’Europe n’a jamais acheté autant de gaz à la Russie.

Martine Orange

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