Édition du 23 avril 2024

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Politique canadienne

La politique de l'oléoduc

Enbridge Inc, la pétrolière géante, a pris les grands moyens ces dernières semaines pour compléter son plan de transport du pétrole extrait des sables bitumineux vers l’est du Canada afin de rejoindre de nouveaux marchés d’exportation. Cette compagnie qui jouit déjà de l’appui du gouvernement Harper en affiche maintenant d’autres qui lui viennent de politicienNEs provinciaux-ales, de divers joueurs de l’industrie et même d’un syndicat. La procédure d’approbation et de règlementation de ses projets avance à toute vitesse.

Source : The Bullet, 11 décembre 2012,

L’auteur : Richard Fidler [1]

Traduction, Alexandra Cyr

La compagnie entend, entre autre, inverser le cours du pétrole dans son oléoduc qui va du sud de l’Ontario jusqu’à Montréal et rejoint ensuite Portland au Maine. Cet équipement sert en ce moment à faire voyager du pétrole importé depuis Portland jusqu’à Sarnia en Ontario où se trouvent des raffineries qui traitent aussi le pétrole sale de l’Alberta. Enbridge veut également augmenter la capacité de cet oléoduc pour la faire passer de 240,00 barils par jour à 300,000 barils par jour.

Ce projet est vital pour l’industrie pétrolière et ses grands clients. Le pétrole importé coûte en ce moment, entre 20$ et 30$ de plus le baril au prix du marché mondial que celui produit au Canada. Les grandes pétrolières ont investi des sommes colossales dans l’extraction du pétrole de l’Alberta ; elles cherchent désespérément de nouveaux marchés et le plus tôt sera le mieux. Elles sont face à une baisse possible de la demande aux États-Unis où elles exportent en ce moment presque 100% de leur production. Leur projet d’exportation vers l’Asie avec un oléoduc jusqu’à la côte de la Colombie Britannique puis avec des pétroliers qui navigueraient dans ces eaux dangereuses, a suscité une forte opposition dans la population et chez les Premières Nations. Cet oléoduc parcourrait leurs terres.

Le projet « pionnier »,

Lorsqu’en 2008, Enbridge a voulu inverser le cours de son oléoduc de l’est, (son projet s’appelait alors « Trailblazer »), il a aussi été reçu avec une forte opposition de la part de groupes environnementaux américains et canadiens. En 2009 elle a abandonné ses efforts invoquant un manque d’appuis commerciaux. En fait elle a procédé, à ce moment-là à un fractionnement du projet en trois phases. Elle a effectivement reçu l’approbation d’Énergie Canada pour opérer l’inversion sur un premier tronçon, le no. 9, de Sarnia à Westover en Ontario, non loin de Toronto. Une demande séparée est en préparation pour le tronçon Montréal-Portland. Et le 29 novembre dernier la compagnie a fait sa demande pour procéder entre Westover et Montréal ; c’est sa phase 2. Comme elle a obtenu toutes les approbations pour la phase 1, il n’y a pas de doute qu’elle satisfera à nouveau l’article 58 de la loi d’Énergie Canada qui l’exemptera de vérifications plus poussées sur la qualité de ses infrastructures et les effets de son projet sur l’environnement.

On peut penser que le modèle suivi pour la phase 1 se répétera cette fois encore : les consultations auprès des populations affectées seront plus que déficientes. Le 11 septembre dernier, Dave Vasey rapportait sur The Bullet, que : « À ce jour, les bandes autochtones n’ont pas été consultées correctement et aucune audience n’a eu lieu dans les réserves. Enbridge soutient que le tronçon 9 n’aura pas d’impact sur les communautés amérindiennes alors qu’il va littéralement courir le long de la route depuis le village d’Amjiwnaang jusqu’à Haldiman Tract. Le Haudenosaunee Development Institute, la Nation Aamjiwnaang et les Onida ont communiqué leurs préoccupations à Énergie Canada et à Enbridge ».

Énergie Canada les a ignorés. Lors d’une récente conférence publique à l’Université de Toronto, les leaders de ces Premières Nations et d’autres ont fait part de leurs inquiétudes alors que les raffineries et oléoducs existants leur causent déjà des effets négatifs.

Dave Vasey note que l’approbation de la phase 1 par Énergie Canada le 27 juillet dernier, s’est passée presque deux ans jour pour jour après le désastreux accident de Kalamazoo (Michigan), au cours duquel 20,000 barils de bitume dilué se sont écoulés dans cette rivière. Il ajoute : « Et le jour de l’approbation du tronçon 9, Enbridge était responsable d’une fuite de 1,000 barils au Wisconsin. Entre 1999 et 2010, on la tient responsable de 804 fuites qui ont introduit 161,000 barils de pétrole brut dans l’eau et le sol ».

Enbridge n’est pas la seule compagnie à menacer d’installer des oléoducs pour transporter le pétrole des sables bitumineux vers l’est du pays. Son compétiteur, TransCanada Pipeline, qui construit en ce moment le système Keystone pour le transport du pétrole de l’Alberta vers l’Oklahoma, a annoncé qu’il envisageait de modifier la partie principale de ses installations de transport de gaz naturel qui traverse le Canada pour qu’elles puissent transporter ce pétrole.

Ces projets donnent le coup d’envoi à l’extension de l’utilisation du pétrole des sables bitumineux et augmente la dépendance aux énergies fossiles. Le Canada se situe au 7ième rang mondial pour cette production. On connait l’engagement du gouvernement Harper envers cette politique : il s’attend à ce que cette production double dans les prochains vingt ans. Il s’est évertué à éliminer tous les obstacles à ce plan. Un premier pas significatif a été fait quand pas moins de 150 pages de changements dans la règlementation sur l’environnement ont été adoptées l’an dernier à même la loi mammouth C-38 sur la mise en place du budget. Toutes ces modifications affaiblissent la protection de l’environnement et limitent la participation publique aux audiences d’examen des projets.

Aucun parti ne s’objecte vraiment,

Aucun des partis fédéraux n’a exigé le retrait de la section qui concerne le pétrole des sables bitumineux du projet de loi. Le Parti vert, avec son unique députée et cheffe, Élizabeth May a produit un document intéressant et utile, Comprehensive Guide to the Alberta Oil Sands, mais ne demande qu’un moratoire sur l’expansion. L’opposition officielle, le N.P.D. a une position semblable sur papier et il milite pour une augmentation massive des activités de raffinement et de la pétrochimie au pays. Son chef, Thomas Mulcair, a soulevé l’attention quand il a expliqué que les exportations de pétrole brut ont pour effet de soutenir le dollar canadien au point où cela handicape le marché des exportations manufacturières, ce qu’il désigne comme la « maladie hollandaise ». Mais M. Mulcair a accepté les propositions pour que le pétrole albertain voyage vers l’est du pays. Lors d’un discours au Canadian Club de Toronto en septembre, il a déclaré que cette opération en était une « en faveur des entreprises et une solution de bon sens » qui crée de l’emploi et améliore la sécurité énergétique au pays. Plus tard, il a ajouté, devant les journalistes, qu’il n’interviendrait pas contre l’expansion de l’industrie pétrolière albertaine.

Le gouvernement ontarien est aussi d’accord avec cette politique. Son ministre des finances, M. Dwight Duncan, a déclaré devant un groupe de gens d’affaire de Calgary le 27 septembre dernier, que son gouvernement allait soutenir l’industrie des sables bitumineux sans hésitation. On s’en surprend peu quand on sait que les alliances des milieux financiers avec l’industrie albertaine se sont déplacées de Montréal/Toronto vers Toronto/Calgary au fur et à mesure qu’elle est devenue l’axe principal du développement financier au pays.

Dans les faits, l’expédition du pétrole albertain vers l’est du Canada est devenue un projet majeur d’une politique d’ « unité nationale ». C’était évident lors de la dernière rencontre des premierÈREs ministres à Halifax en novembre. La première ministre du Québec, Mme Pauline Marois, qui est revenue sur sa décision antérieure de ne jamais participer à ce genre de rencontres, a finalement rencontré celle du l’Alberta, Mme Alison Redford. Elle a ensuite annoncé que son gouvernement allait participer à des discussions avec celui de l’Alberta pour étudier la possibilité d’utiliser les raffineries québécoises pour traiter le pétrole des sables bitumineux. Le premier ministre du Manitoba, M. Greg Selinger, a déclaré que cela ne concernait pas que le Québec et l’Alberta, mais toutes les provinces, qu’il s’agit « d’une stratégie nationale ».

Une semaine plus tôt, le ministre de l’environnement du Québec, M. Daniel Breton, avait publiquement questionné le rôle d’Énergie Canada quant à l’autorisation donnée à Enbridge de détourner le cours de son oléoduc de l’est : « Les Albertains veulent amener leur pétrole sur notre territoire sans nous demander notre consentement…nous allons y voir [2] »*.
Quelques jours plus tard, le quotidien La Presse et l’opposition libérale attaquaient le ministre à l’unisson avec une série d’allégations portant sur son passé comme des condamnations pour excès de vitesse, des loyers impayés et des tricheries à l’assurance chômage. Certains de ces gestes remontent à 25 ans. On lui reprochait aussi une déclaration faite quelques jours après la victoire du PQ le 4 septembre où il louangeait la politique de nationalisation des secteurs clé du développement économique comme le font la Russie et le Venezuela.

Le groupe Gesca, partie de Power Corporation, est propriétaire de La Presse. Power Corporation est aussi un actionnaire majeur de la pétrolière française Total qui a investi des milliards dans les sables bitumineux de l’Alberta. Le 29 novembre, le jour même où Enbridge déposait sa demande d’autorisation chez Énergie Canada, M. Breton était forcé de démissionner de son poste de ministre. Le porte-parole d’Enbridge a déclaré qu’il s’agissait d’une pure coïncidence.

L’entente à laquelle est arrivée Mme Marois avec Mme Redford a déçu les environnementalistes. Jusque là, ils avaient été encouragéEs par les décisions de son gouvernement d’établir un moratoire sur l’exploration des gaz de shiste dans la vallée du St-Laurent, de fermer la centrale nucléaire (de Gentilly) et de faire cesser l’exploitation de l’amiante.

Mme Marie-Claude Lemieux porte-parole québécoise du World Wildlife Fund a eu une réaction typique du milieu environnementaliste : « Compte-tenu de l’absence d’une politique nationale de réduction de la dépendance aux énergies fossiles, nous demandons au gouvernement du Québec d’être extrêmement prudent quant aux projets d’installation d’oléoducs sur notre territoire. Ce genre de projet va nous enfermer encore un peu plus dans une économie basée sur le pétrole, va aller à l’encontre des objectifs de réduction des gaz à effet de serre et affecter le climat de la planète ».

Ils demandent que le gouvernement du PQ tienne sa promesse électorale pour que le Bureau d’audiences publiques en environnement soit mandaté pour poursuivre une étude approfondie de l’industrie du gaz et du pétrole dans la province. Au cours de son court séjour à titre de ministre de l’environnement, M. Breton a congédié les hauts dirigeants du BAPE, connus pour leurs sympathies libérales et les a remplacés par des personnes bien connues pour leurs attitudes bienveillantes envers l’environnement. (En fait, les critiques contre M. Breton ont commencé après une visite au BAPE où il a prévenu qu’il aurait un œil sur ses travaux).

Malgré sa décision concernant les gaz de shiste, le gouvernement péquiste a réaffirmé l’appui du parti envers l’exploration et le développement des hydrocarbures au Québec. Le gouvernement est déjà impliqué dans des négociations tripartites avec Ottawa et Terre-Neuve pour obtenir des droits de forage sur les vastes dépôts pétroliers du golfe du St-Laurent. Il a laissé la porte ouverte à d’éventuels droits d’exploration des gaz de shiste de l’ile d’Anticosti et de la péninsule gaspésienne.

Dans le passé, des dirigeants du PQ ont eu des relations très étroites avec « Big Oil ». L’ancien premier ministre Lucien Bouchard est le lobbyiste en chef des intérêts liés au gaz de shiste au Québec. André Boiclair, ancien ministre de l’environnement et chef du PQ entre 2005 et 2007, est consultant en stratégie pour des clients, dont le producteur de gaz naturel de Calgary, Questerre Energy. Il vient d’être nommé délégué général du Québec à New-York.

Il n’est pas difficile de comprendre l’intérêt de Mme Marois pour le pétrole brut de l’ouest canadien. En ce moment il ne reste plus qu’une raffinerie en activité à Montréal. Il y a deux ans, Shell a fermé la sienne et elle est maintenant en voie de démantèlement. 500 travailleurs-euses ont perdu leur emploi et la ville de Montréal 3 millions de dollars en revenus fonciers. Celle qui reste est la propriété de Suncor, une compagnie qui a son siège social à Calgary et qui a acheté Pétro-Canada en 2009 pour 17 milliards de dollars. Shell et Suncor ont toutes les deux déploré que l’est du Canada soit aussi dépendant du pétrole étranger relativement cher et qui générerait peu de profits.

Le 3 décembre courant, Suncor a annoncé qu’elle prévoyait dépenser 55 millions de dollars pour « préparer sa raffinerie montréalaise à recevoir le brut albertain ». Des politiciens montréalais s’en sont réjoui tout comme la section locale du Syndicat des communications, de l’énergie et du papier qui représente aussi beaucoup d’employéEs du secteur des sables bitumineux albertains. Dans un article précédent, j’ai souligné que ce syndicat lutte pour une politique nationale de l’énergie ; pour que les emplois liés à ce secteur restent au pays et pour « la sécurité énergétique du Canada ». Il en appelle à plus de traitement et de raffinement du bitume au Canada. Tout cela va dans le sens des projets d’Enbridge même si ces syndicats assurent avoir un intérêt pour le développement durable.

* note de la traductrice


[1Richard Fidler est membre du Socialist Project à Ottawa. Cet article a d’abord été publié sur son blog, Life on the Left.

[2J’ai traduit le texte de l’auteur, n’ayant pas réussi à repérer le libellé original de M. Breton.

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