Tiré de The conversation.
Mardi 8 avril 2025 / DE : Frank Deer
Traduction Johan Wallengren
Dans le cadre de sa rhétorique absurde et de temps à autre irrespectueuse, qui comprend également une proposition d’acquisition du Groenland et de la bande de Gaza, certains ont affirmé que l’intérêt de Trump pour l’annexion du Canada relevait d’une impulsion impérialiste.
En tant qu’éducateur Kanien’kehà:ka ayant à cœur l’enseignement des langues autochtones, l’éducation civique et la réconciliation, j’estime qu’il est essentiel de se pencher sur la façon dont les Canadiens abordent le concept de nation autochtone dans un contexte où des menaces pèsent sur la souveraineté de leur pays. J’ajouterai qu’une annexion du Canada par les États-Unis serait dévastatrice pour les peuples autochtones.
Réaffirmer la nation canadienne face aux menaces
Trump a déclaré que le Canada est susceptible d’être annexé par la force économique, tandis que d’autres ont émis l’hypothèse qu’une invasion militaire pourrait faire partie de cette tentative de conquête.
Bien que les menaces de Trump dirigées contre le Canada semblent aberrantes, de nombreux Canadiens les prennent au sérieux et considèrent la rhétorique impérialiste actuelle comme une menace pour la souveraineté canadienne.
Les personnalités politiques, les intellectuels et les citoyens canadiens ont vivement réagi à cette menace en se ralliant autour de la nation, de la souveraineté et de l’identité canadiennes. Certains suggèrent qu’un sentiment d’unité nationale a été attisé au Canada pour la première fois depuis des générations.
Cependant, ce sentiment d’unité que beaucoup ressentent au Canada – et qui pourrait inciter les votants à changer l’issue des élections fédérales qui approchent – camoufle les réalités de la nation canadienne. L’état de nation du Canada mérite à plus d’un titre qu’on s’y attarde, en particulier sous l’angle de l’unité face aux menaces américaines actuelles. Mais je suis particulièrement préoccupé par le fait que l’ancrage national des Premières nations, des Inuits et des Métis puisse être particulièrement menacé par une annexion américaine.
Peuples autochtones
Le Canada est un État-nation qui occupe les territoires traditionnels de nombreuses nations autochtones représentant une vaste diversité de cultures et de langues. Les peuples autochtones de ces nations ont été les gardiens des territoires de l’Amérique du Nord bien plus longtemps que les colonisateurs européens qui ont fini par s’emparer de ceux-ci.
De nombreux comportements coloniaux et postcoloniaux du gouvernement canadien, secondé par ses institutions (par exemple, les églises de diverses confessions), ont été de nature génocidaire.
Ces interventions coloniales ont eu pour conséquence que les communautés autochtones sont devenues des éléments constitutifs d’une nation unifiée – le Canada. Sur la scène publique, les narratifs omettent très souvent que les peuples autochtones avaient en amont établi leurs propres concepts de nation et d’appartenance à une nation. Ces concepts ont été supplantés par ceux des puissances qui ont pris le contrôle des territoires.
Le concept de nation autochtone
Aussi bien jadis qu’aujourd’hui, les peuples autochtones appréhendent leurs liens et leurs responsabilités communautaires comme étant issus de leur nation.
Tout un ensemble de valeurs fondatrices caractérisent les nations autochtones. Le sociologue Stephen Cornell, qui a travaillé avec des nations et des organisations autochtones en Amérique du Nord, en Australie et en Nouvelle-Zélande, dégage à cet égard cinq axes principaux recouvrant les liens avec la terre et ceux du sang, les récits et l’histoire associés à la terre et à la culture, l’autogestion et le bien-être collectif.
Par exemple, de nombreux Anishinaabe considèrent que la nation est fondée sur des histoires et des traditions et qu’elle est façonnée par les relations et les communautés. La diversité des peuples autochtones enrichit donc leur vision du monde.
Les Haudenosaunee (Iroquois) partagent de nombreuses histoires, traditions et langues qui influencent la façon dont ils se perçoivent en tant que nation et leur approche des traités et conventions (tels que l’entente de Kaswenta). Mais les Haudenosaunee se composent également de différentes nations autochtones – dont la mienne, les Kanien’kehà:ka –, chacune ayant ses propres formes de savoir, de réminiscences et de conscience autochtones.
Ces différentes nations ont eu des fonctionnements synergiques reposant sur des alliances et des ententes de partage de terres entre elles.
Le Canada n’est pas une nation unique et homogène
Les incursions colonialistes des autorités françaises, britanniques et, plus tard, canadiennes ont obscurci la façon dont les notions autochtones de nation peuvent être comprises par les Canadiens.
Une ombre a été jetée sur différents attributs des nations autochtones du fait de l’exploitation des terres, de la division des familles et des communautés, de la dénaturation de récits historiques, de l’étouffement de l’autogestion et du primat de la jouissance individuelle par rapport au sens collectif, marginalisant ainsi le concept de nation autochtone dans la conscience du grand public au Canada.
Au demeurant, la perception générale de la population canadienne est que le Canada est une nation unique et relativement homogène. Cela peut sembler souhaitable pour certains, voire idyllique, mais il s’agit là d’un mythe.
Acquis juridiques et chemin de la réconciliation
Quel rapport peut-on établir entre le concept de nation autochtone et les menaces d’un président américain à l’encontre de la souveraineté canadienne ?
Le concept de nation autochtone ne fait pas seulement partie de la conscience et du mode de vie des autochtones depuis des siècles, mais elle est désormais étroitement liée aux principes juridiques et constitutionnels établis et en cours d’élaboration au Canada.
Après des générations de surveillance et d’assujettissement, ces principes permettent enfin aux nations autochtones d’explorer et de mettre en œuvre des approches d’autodétermination et d’autogouvernance.
Les menaces de Trump impliquent l’abolition des cadres juridiques et constitutionnels canadiens existants. Elles suggèrent également que les mœurs culturelles et linguistiques des nations autochtones seraient plus menacées que jamais. Le processus de réconciliation – qui s’est appuyé sur les travaux de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada – serait presque certainement abandonné.
Le 51e État et les traités et conventions
Les menaces de Trump sont inquiétantes pour les nations autochtones, dont certaines ont plus à craindre que d’autres dans des domaines particuliers. Par exemple, de nombreuses Premières nations ont conclu des traités et des conventions avec la Couronne.
Ces traités et conventions servent à codifier les relations des Premières nations avec le gouvernement du Canada. De nombreux travaux sont actuellement en cours pour mieux les conceptualiser dans le contexte de l’ère moderne. Si le Canada devient le 51e État américain, il sera mis fin aux dispositions des traités et conventions, ainsi qu’aux efforts pour mieux les contextualiser.
Les peuples autochtones ont fait beaucoup de chemin – dans certains cas en collaboration avec des partenaires non-autochtones – pour ce qui est d’améliorer leur situation et de mieux se positionner dans le monde, en vue de tracer des pistes pour l’avenir.
Bien entendu, il reste encore beaucoup à faire. La pauvreté, par exemple, est encore très répandue parmi les peuples autochtones, les langues et les cultures de beaucoup d’entre eux sont menacées et les femmes et les filles autochtones continuent d’être traitées de manière horrifiante. Mais le parcours des nations autochtones vers le mieux-vivre et l’autodétermination a débouché sur des réalisations dont les peuples autochtones peuvent être fiers.
Ce voyage se poursuivrait-il au sein d’un 51e État ? J’ai des raisons d’en douter.
Frank Deer est professeur à la Faculté d’éducation de l’Université du Manitoba.
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