Quels sont les enjeux sous-jacents ?
Le 21 novembre 2013, le président ukrainien Viktor Iakounovitch, à la tête du Parti des régions au pouvoir depuis 2010, refusait, de façon inattendue, de signer l’Accord d’Association avec l’UE. Ce camouflet infligé par un pays de plus de 40 millions d’habitants, qui joue un rôle géopolitique charnière, met en crise le projet de Partenariat oriental offert par l’UE depuis 2009 à six pays frontaliers [2] ci-dessus illustre ce que fut alors l’élection de l’actuel président Viktor Ianoukovitch, à la tête du Parti des Régions (allié avec le Parti communiste ukrainien) face à Ioulia Timochenko (actuellement en prison) à la tête du parti libéral « Patrie » – l’un des trois partis d’opposition parlementaire dits « pro-occidentaux » [3]. La carte « montre » la réalité d’un pays politiquement, culturellement, historiquement et territorialement très divisé : ses régions de l’Est, russophones, orthodoxes où domine la coalition au pouvoir, restent marquées par les grandes entreprises de l’ère soviétique, très dépendantes des échanges avec la Russie ; alors que l’opposition domine de façon nette à l’ouest, plus catholique et de traditions très anti-russes, où se trouvent aussi des activités économiques plus insérées vers l’occident. Le centre du pays balance entre les deux. Dès lors, peut-on parler d’une société ukrainienne s’exprimant à Maïdan contre son gouvernement en faveur de liens privilégiés avec l’UE ? Ou faut-il au contraire évoquer cet « Euro-Maïdan contre l’Ukraine » (en soulignant les divisions d’un pays de plus de 40 millions d’habitants et l’ancrage territorial à l’ouest et au centre du pays de manifestations dont le pic a regroupé 300 000 protestataires) ?
Il faut y regarder à la fois de plus près et en dynamique (tout en étant prudent sur ce que peut cacher l’attentisme d’une grande partie des 40 millions d’habitants qui ne s’expriment pas à Maïdan). Mais il est sûr que de l’eau a coulé sous les ponts non seulement depuis la « Révolution Orange » de 2004, mais aussi depuis le retour de partis dits « pro-russes » par les urnes en 2010.
On est loin d’une nouvelle « Révolution Orange » qui mettait fin en 2004 au long règne d’un Léonid Koutchma (au pouvoir depuis 1993) [4] même si, hier comme aujourd’hui, c’est sur Maïdan, cette même Place de l’Indépendance, que s’est exprimée de façon massive, au-delà des instrumentalisations étrangères, une réelle exaspération populaire sur arrière-plan de dégradations sociales et de rejet de la corruption.
L’égérie de la révolution Orange purge aujourd’hui sept ans de prison pour abus de pouvoir [5] – une justice sans doute sélective car aucun des clans qui se succèdent au pouvoir n’est épargné par la corruption et le clientélisme. Et si, en 2004, les protestations de masse visaient la reconnaissance d’une nouvelle majorité électorale, aujourd’hui les partis sont largement discrédités, sauf peut-être celui de l’ancien champion de boxe Vitali Klitschko précisément parce qu’il dénonce la corruption endémique, met l’accent sur quelques enjeux sociaux et s’oppose aux violences. Comme les Indignés de Bulgarie [6], le mouvement est à la fois critique des partis et de divers bords idéologiques dans le contexte d’un profond brouillage des étiquettes. Dans les manifestations de l’Euro-Maidan, le « Bleu et Jaune » a remplacé l’Orange des dirigeants libéraux de 2004. Mais bleu et jaune, ce sont tout autant les couleurs de l’Ukraine dans sa diversité, que celles du drapeau d’une UE idéalisée ou encore celles du parti Svoboda/Liberté (sur fond bleu où se dressent trois doigts jaunes) entré au Parlement avec plus de 10% de voix, et qui commémore les bataillons SS, détruit une statue de Lénine ou demande l’interdiction du Parti communiste. La présence active des groupes néonazis de Svoboda et ses actions polarisent les manifestants eux-mêmes, sans qu’il soit aisé de mesurer la part de soutien et de défiance voire de rejet et de confrontations – notamment avec les courants d’Action directe d’inspiration anarchiste et plus largement avec le « Maïdan de gauche » qui peine à se faire entendre dans des manifestations très ancrées à droite [7].
La presse occidentale s’est évidemment majoritairement réjouie, moyennant quelques exceptions [8], des manifestations de popularité dont l’UE a bien besoin en ces temps de crise. Pourtant c’est surtout la violence des forces spéciales – les « Berkut » – contre quelques centaines de manifestants pro-UE qui a fait descendre dans la rue des centaines de milliers de protestataires. Ce fait a d’ailleurs été pris en compte par le pouvoir, qui a très vite reconnu comme « excessive » une telle violence, et mis en place fin 2013 une commission d’enquête à ce sujet pour calmer le jeu tout en limogeant quelques responsables et en amnistiant les manifestants emprisonnés. Les mobilisations dites « pro-européennes » ou hostiles à l’intégration de l’Ukraine dans une Union douanière (UD) dominée par la Russie, sont certes dominées par une population de Kiev et de l’ouest de l’Ukraine qui ne représentent pas sur ces enjeux l’ensemble du pays. Mais elles comportent des aspirations et craintes qui peuvent être partagées dans toutes les régions et notamment chez les jeunes : l’aspiration à un Etat de droit et la peur d’une évolution du régime oligarchique ukrainien vers les violences et pratiques autoritaires de celui de Poutine.
Pourtant, les questions socio-économiques et l’attachement à l’indépendance du pays et à son unité poussent logiquement vers un ancrage diversifié des relations internationales ce qui atténue aussi les frontières idéologiques et territoriales tant au plan des partis politiques que des aspirations populaires. On ne peut le mesurer pleinement sans un retour sur l’état réel du pays depuis 1991.
Un pays appauvri par un double choc depuis 1989/91
Globalement, l’ensemble des pays de l’Europe de l’Est (au sens large incluant l’URSS) a connu trois phases depuis la fin du règne du parti unique et l’éclatement de l’URSS accompagnant le basculement vers la restauration capitaliste de 1989/91 : une « crise systémique » débutant avec les années 1990, plus ou moins longue et profonde ; la reprise de la croissance, d’abord faible puis entre 2003 et 2008 un « rattrapage » au sens d’une croissance plus forte que dans la vieille Europe ; enfin, le choc de la crise venant du centre capitaliste en 2008-2009.
Mais tous ces pays ne disposaient pas des mêmes ressources et ne partaient pas du même niveau de développement ; malgré de grands points communs, les trajectoires se sont différenciées. La taille, les ressources et le rôle international de la Russie ont évidemment produit un scénario distinct que l’on ne fera qu’évoquer ici. De même, les pays qui sont le plus directement dans l’orbite de l’UE – dits les PECO, pays d’Europe centrale et Orientale, et les trois pays baltes – ont été soumis à des scénarios plus directement marqués par le rôle normatif de l’UE.
L’Ukraine occupe une position charnière (qu’exprime son nom et qui l’affecte intérieurement, comme on l’a dit) entre deux mondes géopolitiques. Attaché à son indépendance – proclamée en 1991 et que ne remet pas en cause son appartenance à une CEI [9] peu contraignante – elle a été profondément affectée au plan socio-économique par les deux chocs évoqués touchant l’ensemble de la région.
La « crise systémique » du début de la décennie 1990 a combiné pour elle d’une part les effets du démantèlement de l’ancien système planifié signifiant une transformation radicale du rôle de la monnaie, du rôle de l’Etat et des rapports de propriété [10] et d’autre part l’impact de la dissolution de l’URSS. Pour les pays, comme l’Ukraine, organiquement intégrés à la planification soviétique, l’indépendance signifia que la circulation des produits entre grandes firmes et républiques, jusqu’alors largement déterminée en nature, sans véritable rôle actif de la monnaie (voire sans comptabilité marchande réelle au sein des grandes entreprises), fut remplacée par des échanges monétaires. Certes, le système de prix pour la distribution de l’énergie et des produits de base préserva plus ou moins longtemps selon les pays, après 1991, la gratuité ou quasi-gratuité antérieure pour la population afin d’éviter les explosions sociales. Mais dans les échanges internationaux, la Russie d’Eltsine – plus précisément, l’immense Fédération de Russie – n’a pas simplement subi le séparatisme des anciennes Républiques. Elle en a aussi souvent profité, en tant que pourvoyeur essentiel d’énergie : exploitant sa position économique dominante elle pouvait faire « payer » désormais sa production à un « prix » qui allait devenir un instrument géopolitique majeur de chantage envers ses nouveaux « voisins » plus ou moins proches – et un outil de corruption des élites et oligarques au pouvoir en Ukraine qui a touché tous les partis
La croissance de l’Ukraine fut négative tout au long des années 1990, sans discontinuer selon le rapport de 1999 de la BERD (Banque européenne de reconstruction et développement), avec un PIB de 1998 qui était à 37% du niveau de 1990 en termes réels selon ce rapport. La Banque mondiale (BM) a souligné que l’ampleur et la durée de la « crise de système » commençant au début de la décennie 1990 et subie par l’ensemble des pays de l’ex-URSS et d’Europe de l’Est « furent, pour tous les pays, comparables à celles des pays développés durant la Grande Dépression, et pour beaucoup d’entre eux, elles furent bien pires » [11]. La BM précise dans ce même rapport que les pays concernés « ont commencé la Transition avec un des plus bas niveaux d’inégalités du monde entier ». Or, elle précise sur ce plan (p. 30 de ce rapport) que le coefficient de Gini qui est une des mesures des inégalités, est passé de 0,23 à 0,33 pour les PECO entre 1987/90 et 1996/98, mais a fait un bond de 0,24 à 0,47 pour l’Ukraine – proche de la moyenne affectant toute la CEI (le plus faible écart de ce coefficient entre ces deux dates concernant le Bélarus où il passe de 0,23 à 0,26 ; et le plus grand affecte l’Arménie – de 0,27 à 0,61).
La redéfinition des rapports avec la Russie comme partenaire énergétique stratégique – voie de passage majeure des oléoducs vers l’UE et principal débouché commercial de l’Ukraine – était et reste essentielle pour le pays tout entier. Elle s’est négociée dans le cadre de privatisations oligarchiques et montages financiers opaques, de part et d’autres, sous Eltsine dans les années 1990, puis Poutine depuis le début de la décennie 2000. Mais cette dernière phase a été associée au rétablissement d’un Etat fort russe après la crise des paiements de 1998 [12]. La consolidation de la croissance et de l’Etat russes s’accompagna de rivalités plus ouvertes et de rapports conflictuels au plan international. L’Ukraine allait devenir un enjeu géostratégique (militaire, socio-économique et politique) entre les Etats-Unis, l’UE et la Russie. Les conflits intérieurs au pays – gangréné par la corruption et l’autoritarisme de l’ère Koutchma – furent alors articulés (sinon instrumentalisés) au plan international dans le cadre de ce qui fut appelé la « révolution Orange » de 2004.
Mais très rapidement la population fut déçue par ce qui n’aura été ni une révolution sociale ni même une réelle rupture des institutions politiques du régime – mais seulement un infléchissement politique interne/externe : ce fut une première phase de rapprochement avec l’OTAN se heurtant à un veto russe, et d’affirmation de « l’avenir européen de l’Ukraine ». L’arrivée au pouvoir des nouveaux dirigeants libéraux leaders de la « révolution Orange » ne fut pas une « révolution » : parce que partout, et sous toutes les étiquettes, les partis qui se relayaient au pouvoir, en Ukraine comme ailleurs en Europe de l’Est, mettaient en oeuvre des privatisations clientélistes et souvent opaques. L’ouverture ou au contraire une certaine fermeture au capital étranger dépendait de stratégies géopolitiques et nationales différenciées et évolutives dans le cadre d’un même basculement capitaliste [13]. De plus, la corruption des nouveaux élus et leurs pratiques deviendront rapidement impopulaires à leur tour. Mais les ouvertures vers l’Occident se firent plus radicales au plan politique et financier – avec une part des actifs étrangers dans les banques étrangères passant à plus de 50% en 2008 : l’Ukraine s’efforça alors de rejoindre la trajectoire des PECO (pays d’Europe centrale et orientale) d’intégration financière et commerciale avec une UE pourtant fort réticente envers de nouveaux élargissements. La volonté d’ancrage vers l’Occident se reflète bien dans la stratégie d’ouverture bancaire – atténuée par les sentiments nationalistes et les crises.
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L’Ukraine subit durement, comme bien d’autres pays de la région, un deuxième grand choc récessif en 2009. Il fut assorti de son lot de scandales financiers et crise bancaire – avec retrait massif de capitaux étrangers – alors que l’ébauche de retraits similaires au sein des NEM [14] provoqua à deux reprises une riposte concertée de toutes les grandes banques et institutions financières mondiales et européennes, dite « l’Initiative de Vienne » 1 et 2 [15].
Mais 2009 fut également une année de scandales financiers en Ukraine, et aussi une nouvelle phase de « guerre du gaz » avec pour arrière-plan les tensions sur l’OTAN. L’interruption par la Russie des livraisons de gaz affecta durement le pays et sa population – ainsi que plusieurs pays européens. La question de la stabilisation des relations avec la Russie et de la réduction des dépendances à son égard se posait tant dans l’UE qu’en Ukraine.
C’est dans ce contexte de grande fragilité et après cinq ans de tensions avec la Russie bloquant notamment le projet d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN que se déploya la campagne électorale où le candidat Ianoukovitch afficha un programme de « neutralité » militaire et d’équilibrage des relations internationales. C’est sur cette base qu’il fut élu en 2010 – dans des élections reconnues internationalement comme correctes. Et c’est dire que les couleurs de la carte de cette élection ne reflètent pas clairement un certain brouillage des notions et étiquettes de « pro-russe » et « pro-occidental ». D’autant que le brouillage est le même quant au poids des pratiques et pouvoirs oligarchiques : le président Ianoukovitch partage avec son adversaire Ioulia Timochenko, qu’il a battue de peu, d’être à la tête d’une des plus grosses fortunes du pays – avec des dimensions familiales extensives.
Aussi, les négociations en direction de l’UE ont-elle été menées par la coalition au pouvoir – dite « pro-russe »… Et c’est elle qui a largement fait progresser cette cause dans les régions de l’Est (proches de la Russie), jusqu’à la rupture récente, à Vilnius. Il est à cet égard également frappant qu’après les violences policières contre les manifestants, fin novembre, l’espoir des partis d’opposition d’emporter le vote de défiance du parlement n’était pas irréaliste. De ce brouillage des frontières politiques témoigne « la solidarité » que trois anciens présidents ukrainiens – Leonid Kravtchouk, Viktor Iouchtchenko mais aussi Léonid Koutchma, le parrain politique de l’actuel président Ianoukovitch – ont dans une lettre ouverte exprimée aux « actions pacifiques de centaines de milliers de jeunes Ukrainiens ». Ou encore les démissions du chef de l’Administration présidentielle (n°2 du pouvoir) et du chef de la police de Kiev, début décembre ; enfin, le fait que plusieurs députés ont dans cette crise quitté le parti des Régions (celui du président).
Mais le pays – comme d’ailleurs la plupart de ceux de l’Europe de l’Est et des Balkans – ne s’est pas réellement relevé de la crise de 2009. Et il ne s’agit pas seulement de l’impact d’une crise « venue d’ailleurs » (la Vieille Europe et les Etats-Unis), même si, bien évidemment, plus les pays sont devenus dépendants au plan financier, productif et commercial à l’égard de l’UE et surtout de ses grandes firmes multinationales, plus ils subissent de plein fouet l’impact récessif des politiques d’austérité menées dans l’UE et sa fragilité bancaire persistante.
Si les scénarios et situations ne sont pas identiques, en gros, la périphérie de l’est de l’UE (contrairement à celle du sud) a joué le rôle d’accélérateur du dumping social (avec des salaires qui rivalisent avec ceux de Chine) et fiscal (avec l’introduction et l’extension de la « Flat tax », impôt unifié sur le revenu et le capital, abaissé pour attirer les IDE (Investissements directs étrangers). La pénétration massive de ces derniers dans la sphère financière a favorisé une croissance avant 2008 basée sur un fort endettement privé, dans un contexte d’appauvrissement massif pendant deux décennies. Ce qui fut présenté comme une garantie de succès – la dépendance envers l’UE – est devenu une source majeure d’instabilité.