Édition du 5 novembre 2024

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Rojava

Le coup de poignard dans le dos de Trump au mouvement national kurde

Dans une manifestation supplémentaire et flagrante de son caractère erratique, de son irrespon-sabilité politique et de sa désinvolture face aux conséquences humaines, le président américain Donald J. Trump a brusquement annoncé dans la nuit du dimanche 6 octobre, après un appel téléphonique avec le président turc Recep T. Erdogan, qu’il avait ordonné le retrait des troupes américaines stationnées dans le nord-est du pays (elles comptaient près de mille militaires).

photos et article tiré de NPA 29

Ces troupes étaient là pour soutenir les Forces Démocratiques Syriennes (FSD), une coalition multi-ethnique dirigée par les forces kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), dans leur lutte contre le dit Etat islamique (EI, alias ISIS).

Les Kurdes syriens et leurs alliés ont payé un lourd tribut dans ce combat, qui a fait plus de dix mille victimes.

Ils ont joué un rôle déterminant dans l’endiguement et le démantèlement de l’EI sur le territoire syrien. Ils sont incontestablement les plus progressistes, sinon les seuls, de toutes les forces armées actives sur le territoire syrien, notamment en ce qui concerne le statut et le rôle des femmes.

Pourtant, le gouvernement turc les a toujours qualifiés de « terroristes » en raison de leurs liens étroits avec le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), la principale force active sur le territoire turc où s’affirme une majorité kurde.

Le gouvernement turc, connu pour avoir fermé les yeux sur la montée en puissance de l’EI en Syrie (il est même soupçonné d’avoir facilité cette montée en puissance), considère le mouvement national kurde comme la principale menace.

Il a envahi une partie du nord de la Syrie (Afrin) en 2016 pour réduire le contrôle de cette région par les YPG et l’occupe toujours. Depuis lors, il menace également d’envahir le nord-est de la Syrie (Kurdistan occidental, soit le Rojava), ce que seule la présence des troupes américaines aux côtés des Forces Démocratiques Syriennes l’a dissuadé de faire antérieurement.

L’appel téléphonique du 6 octobre entre les présidents américain et turc n’est pas le premier au cours duquel Erdogan a pressé Trump de retirer les troupes états-uniennes et d’ouvrir ainsi la voie à l’invasion du reste du territoire kurde syrien par les troupes turques, ni l’annonce de Trump selon laquelle il accepterait.

La précédente fois, il y a un an, avait conduit à la démission mouvementée de l’ancien secrétaire à la Défense, Jim Mattis, reflétant la réticence de l’armée états-unienne à exécuter ce qui revient de toute évidence à un « coup de couteau dans le dos » des alliés (c’est ainsi que le porte-parole des FDS l’avait très justement appelé) et la crainte légitime du Pentagone : à savoir que l’inva-sion turque redonne vie à l’EI et crée un chaos dont l’Iran va vouloir profiter pour contrôler complètement le vaste territoire qui s’étend de sa frontière au travers de l’Irak jusqu’à la Syrie et au Liban.

Critiqué même par ses alliés républicains, Trump a fait marche arrière à la fin de l’année dernière. Mais cette fois-ci, il a tenu la promesse qu’il avait faite à Erdogan, répondant à ses détracteurs, qui lui reprochent de trahir de précieux alliés dans la lutte contre l’EI, en affirmant que, dans sa « grande et inégalée sagesse », il « écraserait » l’économie turque si les forces turques dépassaient certaines limites fort mal définies au cours de leur invasion du nord-est syrien [1].

Il ne faut pas se méprendre sur les motivations de Donald Trump. Le président américain n’est pas un pacifiste opposé aux aventures militaires de son pays à l’étranger. Il est un fervent parti-san de la guerre meurtrière menée au Yémen par la coalition dirigée par le prince héritier saou-dien, son ami criminel. Et il a exprimé sa grande admiration pour la base militaire américaine en Irak, qu’il a visitée en décembre dernier, expliquant combien elle est importante pour les Etats-Unis.

Pour un homme qui a déclaré lors de sa précédente campagne présidentielle que les Etats-Unis devraient prendre le contrôle des champs pétroliers irakiens et les exploiter à leur profit, la raison en est assez claire : Trump pense que l’armée états-unienne ne devrait s’engager que dans des territoires où il existe un intérêt économique évident pour son pays (et pour ses propres intérêts, pourrait-on ajouter, sachant que cette présidence est allée le plus loin dans l’histoire des Etats-Unis en mêlant affaires privées et affaires publiques).

L’Irak, le royaume saoudien et les autres monarchies pétrolières du Golfe sont de parfaits endroits pour le déploiement militaire états-uniens, à la différence des pays pauvres comme l’Afghanistan et la Syrie.

Dans une perspective véritablement anti-impérialiste fondée sur le droit des peuples à l’auto-détermination, toutes les troupes impérialistes et prédatrices devraient être retirées de Syrie, qu’il s’agisse des troupes israéliennes occupant le Golan syrien depuis 1967 ou des forces plus récemment déployées par l’Iran et ses alliés régionaux, la Russie, les Etats-Unis et la Turquie, pour ne citer que les principaux protagonistes.

Un retrait unilatéral des Etats-Unis assorti d’une invitation à la Turquie à intervenir, lui donnant ainsi carte blanche pour écraser le mouvement national kurde, n’a rien de progressiste ou de pacifiste : c’est tout le contraire.

Les deux leaders progressistes de l’élection présidentielle américaine de l’année prochaine ont bien compris l’enjeu et ont réagi de la même manière le 7 octobre à l’annonce de Donald Trump.

Le sénateur Bernie Sanders affirme sur Twitter : « Je crois depuis longtemps que les Etats-Unis doivent mettre fin de façon responsable à leurs interventions militaires au Moyen-Orient. Mais l’annonce soudaine de Trump de se retirer du nord de la Syrie et d’approuver l’incursion de la Turquie est extrêmement irresponsable. Elle risque d’entraîner plus de souffrance et d’instabilité. »

La sénatrice Elizabeth Warren a tweeté : « J’appuie le rapatriement de nos troupes de Syrie. Mais le retrait imprudent et imprévu du président Trump sape à la fois nos partenaires et notre sécu-rité. Nous avons besoin d’une stratégie pour mettre fin à ce conflit, pas d’un président qui peut être influencé par un seul coup de fil. »

Il faut mettre un terme à l’invasion meurtrière de la Syrie du nord-est par les Turcs. Les alliés de l’OTAN du gouvernement turc partagent la responsabilité de cette attaque. Ils doivent cesser leur soutien militaire à Ankara, imposer des sanctions économiques au gouvernement turc jusqu’à ce qu’il retire ses troupes de Syrie et fournir au mouvement national kurde les armes dont il a besoin pour combattre l’invasion de son territoire par la Turquie.

[1] Le 10 octobre, face aux réactions négatives y compris dans son propre camp, Donald Trump a proposé « une médiation américaine pour tenter d’entamer un dialogue entre les Turcs et les Kurdes ». Mais il est peu probable que le mouvement national kurde accorde beaucoup de crédit à cette proposition alors qu’au Conseil de sécurité les Etats-Unis ont refusé de condamner l’opé-ration militaire turque en cours. Ce d’autant plus que déjà plus de 300 combattants kurdes ont été tués, sans mentionner le nombre de civils tués et blessés, et les milliers de personnes contraintes de s’enfuir dans les conditions les plus précaires.

Article publié le 7 octobre 2019 sur le site du Kingston Labour Party ; trad. rédaction A l’Encontre

Alencontre 11 octobre 2019 Gilbert Achcar

Gilbert Achcar

Originaire du Liban, professeur à l’Ecole des études orientales et
africaines (SOAS) de l’Université de Londres. (https://gilbert-achcar.net/
— @gilbertachcar)
Auteur de plusieurs ouvrages, dont *Le Choc des barbaries* (3e édition,
2017), *La Poudrière du Moyen-Orient *(avec Noam Chomsky, 2007),* Les
Arabes et la Shoah* (2010), *Le Peuple veut* (2013), *Symptômes morbides*
(2016) et *La Nouvelle Guerre froide* (2023).

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