Édition du 23 avril 2024

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Mouvements sociaux

Journaliste indépendant assassiné à Oaxaca

Le dernier texte de Brad Will

" Qu’est-ce qui s’en vient ? Rien n’est sûr. C’est comme si la lumière traversait le cristal : soit elle le brûle, soit elle le traverse. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’une grève, de l’expulsion d’un gouverneur, d’un blocus, de l’union de différents éléments. C’est une révolte populaire authentique. "

Traduction du dernier texte de Brad Will, caméraman et correspondant d’Indymedia assassiné par des paramilitaires à Oaxaca le 27 octobre.

Le texte en espagnol et sa dernière vidéo à http://www.rebelion.org/noticia.php?id=40276

Traduction de José Galán (La Jornada) de l’anglais à l’espagnol, puis de Patrice Lemieux Breton de l’espagnol au français.

Premières heures de l’après-midi du 16 octobre

Hier je suis allé me promener avec les braves gens de Oaxaca. En réalité, j’ai marché toute la journée. Au début de l’après-midi, ils m’ont montré le mur où les balles ont abouti. Ils énuméraient chacune de celles qu’ils rencontraient. Je me suis souvenu de l’entrée de la maison de Amadou Diallos, mais dans ce cas les graffitis dataient d’avant la fusillade.

Une des balles qu’on ne peut trouver dans le mur est toujours dans sa tête. Il a 41 ans et s’appelle Alejandro García Hernández, présent chaque nuit sur la barricade du quartier. Une personne est sortie pour aider sa femme et ses enfants à permettre le passage d’une ambulance. Mais un pick up a essayé de passer immédiatement après le véhicule d’urgence. Alejandro a reçu une balle quand il a dit aux occupants qu’ils ne pouvaient pas passer. Et ils ne sont pas passés. Ces occupants, militaires en civil, se sont ouvert un chemin à coups d’arme à feu pour sortir de l’endroit.

Un jeune qui veut qu’on l’appelle Marco était avec la famille quand la fusillade est survenue. Une balle lui a traversé l’épaule. Il a 19 ans. Il m’a dit qu’il n’avait pas informé ses parents de l’événement –comme d’autres, il se présentait aux barricades nuit après nuit- et que, dès que la blessure serait guérie, il retournerait aux barricades. Définitivement.

Quelques jours avant, une délégation de sénateurs est arrivée. Leur visite avait pour but de déterminer si l’État était rendu ingouvernable. Ils n’ont eu droit qu’à une petite preuve. Le mot d’ordre a été lancé pour fermer le reste du gouvernement. Des douzaines de personnes sont sorties à pied de la place centrale de Oaxaca avec des grands bâtons et une caisse avec des douzaines de bouteilles de peinture en aérosol. Celles-ci se sont emparées de trois autobus de transport urbain, puis au matin le groupe a parcouru toute la ville afin de visiter les édifices gouvernementaux et informer les gens à l’intérieur qu’ils étaient fermés. Et qu’elles les remerciaient pour leur coopération.

Les gens sont sortis, inquiets, mais en accordant leur collaboration. Pendant que le dernier édifice se vidait, trois tireurs sont apparus et ont ouvert le feu. Deux autobus s’étaient déjà retirés. L’émeute a éclaté. Ce fut une bataille avec des pierres, des tirs de « resortera » et des cris qui dura 10 minutes. Deux blessés, un à la tête et l’autre à la jambe, ont été emmenés à l’hôpital pendant que continuait la bataille. La radio a donné l’alerte et des gens sont arrivés de partout.

Les tireurs étaient au coin de l’édifice. Mais ils ont réussi à fuir. Personne n’était certain, mais il semble qu’ils étaient à l’intérieur, en train de surveiller. On a parlé de policiers cachés près de l’hôpital et rapidement plusieurs hommes sont partis là-bas pour y surveiller les blessés.

Ce qu’on peut dire de ce mouvement, de ce moment révolutionnaire, c’est qu’il est en train de grandir, d’augmenter, en train de prendre forme –on peut le sentir-, essayant désespérément de construire une démocratie directe.

En novembre, l’Assemblée populaire des peuples de Oaxaca (APPO) organisera une conférence pour chercher à former une Assemblée étatique du peuple de Oaxaca. Il existe aujourd’hui 11 États sur 33 qui ont annoncé la formation d’assemblées populaires du genre de celle de Oaxaca. Et aussi quelques-unes de « l’autre côté”, aux États-Unis.

Et les Marines sont retournés sur leurs bateaux, même si la police fédérale qui a dévasté Atenco reste dans les environs. Pendant ce temps, le nouveau campement de la APPO dans la ville de Mexico a commencé une grève de la faim parce que le Sénat pourrait faire démissionner Ulises Ruiz Ortiz.

Qu’est-ce qui s’en vient ? Rien n’est sûr. C’est comme si la lumière traversait le cristal : soit elle le brûle, soit elle le traverse. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’une grève, de l’expulsion d’un gouverneur, d’un blocus, de l’union de différents éléments. C’est une révolte populaire authentique. Après des décennies de dictature du PRI qui gouvernait par la corruption, la fraude et les balles, les gens sont fatigués. Ils nomment ce parti « la tyrannie » et ils sont disposés à détruire cet autoritarisme.

Dans la rue, on peut entendre le murmure de la forêt lacandone. Au coin des rues on peut entendre les gens qui décident de rester unis. On voit leurs visages : indigènes, femmes, enfants, tellement braves et alertes dans la nuit, fiers et convaincus.

Je suis revenu en marchant de la barricade où j’ai rencontré Alejandro, en compagnie d’un groupe de partisans du mouvement venus d’un district voisin, à une demi-heure de marche. J’allais à la morgue avec un groupe furieux. Nous sommes entrés et avons vu Alejandro. Je n’avais pas vu beaucoup de corps dans ma vie. Sensation terrible. Dans le coin, une pile de corps, presque tous ceux qui sont morts, sans réfrigération. Et l’odeur. Ils ont dû lui ouvrir le crâne pour en extraire la balle. Nous sommes partis tous ensemble en marchant.

Et maintenant Alejandro reste dans l’attente à la place centrale, comme les autres aux autres points de garde. Il attend (et espère) une trêve, un changement, une avancée, une sortie. Une solution. Il attend que la terre change et s’ouvre. Il attend novembre, quand il pourra s’asseoir avec ses proches, le jour des Morts, et partager avec eux nourriture et boisson et chanter. Il attend que la place prenne feu. Il attend seulement jusqu’au matin, mais cette nuit il attend que le gouverneur et son entourage s’en aillent pour ne jamais revenir.

Une mort de plus, un autre martyr de cette guerre sale, un autre moment pour pleurer et se lamenter, une autre chance de connaître le pouvoir et son visage horrible ; une autre balle déchire la nuit, une de plus dans les barricades. Quelqu’un entretient les feux. D’autres personnes s’enveloppent et dorment. Mais tous et toutes sont avec lui pendant qu’il se repose, pour une dernière nuit, sous son regard.

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