Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le péril islamique entre mythes et réalités

Même si l’objectif proclamé est d’enchâsser les valeurs « de laïcité et de l’égalité des sexes » dans une charte en légiférant sur la neutralité de l’État, le port des signes religieux et les pratiques d’accommodements, le débat en cours au Québec depuis plusieurs mois tourne presque exclusivement autour d’un seul signe : Pas sur le Kirpan Sikh ni sur la Kippa juive mais sur le foulard islamique. C’est le foulard qui heurte une partie de la population québécoise à un point où le PQ espère obtenir un gouvernement majoritaire en se servant du rejet que suscite ce bout de tissu. Et au-delà de ce rejet, c’est le sentiment d’invasion (par les Musulmans) qui commence à s’ancrer dans la société. « On va finir par être envahis par la religion » disait Mme Janette Bertrand.

Le délire Eurabia

Ce sentiment est alimenté par la banalisation de l’islamophobie, en Occident et particulièrement en Europe, au nom du droit à la critique des religions. La parole s’est libérée pour dénoncer la visibilité de plus en plus grande de l’islam mais elle est allée bien au-delà. Des dizaines de livres ont été écrits, de nombreuses conférences sont organisées et des centaines de vidéos circulent sur Internet pour expliquer que l’Europe est en train de perdre son âme (chrétienne) et de laisser place à l’islam. Les « théoriciens de l’islamisation » y avertissent que si elle ne se réveille pas, l’Europe se transformerait en Eurabia, une république islamique dans 20 ou 30 ans. Pour le sociologue Raphaël Liogier, la théorie de l’islamisation s’appuie sur trois mensonges : la fécondité des femmes musulmanes - versus celle des européennes de souche -, l’ampleur du phénomène de conversion à l’islam et enfin le déferlement migratoire en provenance des pays musulmans. Il convient d’abord d’indiquer que pour être plausible, le mythe de l’islamisation a besoin de quelques faits et réalités comme ceux apparus en Occident durant les dernières décennies et qui ont trait à une ferveur religieuse musulmane et à la progression de la visibilité de l’islam (voile, construction de mosquées, prières de rue, Halal). Certaines déclarations de prédicateurs islamistes sur l’inéluctabilité de la conquête de l’Occident par l’islam tout comme celles des nouveaux militants anti-islam participent aussi à l’amplification de ce mythe. Comme le souligne Liogier, « il y a une sorte d’alliance, de communauté de fantasme entre le vœu pieux du musulman zélateur et l’angoisse de l’antimusulman vigilant ». Le sentiment que l’Europe n’est plus ce qu’elle était, il y a quarante ans, c’est-à-dire essentiellement blanche et chrétienne est d’autant plus présent qu’il intervient dans un contexte de crise profonde du système capitaliste qui place des millions de chômeurs dans le désarroi et les rend vulnérables au discours présentant les musulmans comme responsables de la déchéance de l’Europe et de sa transformation prochaine en Califat des temps modernes. Pourtant, aucune étude sérieuse ne vient appuyer le pronostic que les Musulmans seront majoritaires, à terme, dans le vieux continent pas plus que l’affirmation qu’ils sont déjà 50 millions. Les statisticiens parlent plutôt d’un maximum de 16 millions de citoyens européens de confession musulmane.

Sur l’indice de reproduction, on avance que les femmes européennes ont un indice de l’ordre de 1.3 - sous le seuil de renouvellement des générations de 1.7 - pendant que les femmes musulmanes feraient en moyenne 4 enfants. Or, quelques exemples suffisent pour balayer d’un revers de la main de telles affirmations. En Iran, ce taux de fécondité est passé de 5 enfants par femme, à la fin des années 70 (avec l’arrivée au pouvoir des islamistes) à 1.7 en 2011. En Turquie, autre pays gouverné par les islamistes, il est de 1.9. En Algérie, le même taux est passé de 7 en 1975 à 1.75, en 2011, inférieur à celui des femmes françaises (2.1). Si on regarde la situation à l’intérieur des pays européens, on observe que le taux de fécondité des femmes musulmanes a tendance à s’aligner sur la moyenne de chaque pays.

Les chiffres sur les conversions à l’islam sont aussi exagérés voire fantaisistes. Si, en effet, des milliers de personnes se convertissent à l’islam chaque année, ce phénomène ne concerne pas seulement cette religion. Selon certaines études, c’est même vers l’évangélisme que le plus grand nombre de personnes dans le monde redirigent leur ferveur religieuse. On estime à 8 000 Sud-Américains et 20 000 Chinois qui s’y convertiraient chaque jour. Même certains pays, de l’Afrique du Nord comme l’Algérie n’échappent pas à ce phénomène. Enfin, le vieux continent n’est plus une terre d’immigration comme il l’a été durant les Trente Glorieuses lorsqu’il avait besoin de main-d’œuvre à bon marché qu’on faisait venir des pays du sud. Pour ceux qui, dans la rive sud de la méditerranée, rêvent encore de l’Europe, il ne leur reste pratiquement plus que l’émigration clandestine qui débouche de plus en plus sur des drames comme ceux de Lampedusa.
Au Québec, on estime, au maximum, le nombre de citoyens de confession musulmane à environ 200 000 personnes soit 2,5 % de la population de la province. Pourtant, on y parle aussi d’invasion. Même si elle avait été vite démentie, une rumeur colportée il y a plus de deux ans circule toujours au sujet du « millier de familles musulmanes » qui se seraient soudainement installées dans la ville de Rimouski et auraient déjà imposé le changement d’appellation d’une rue pour la « baptiser » du nom « d’un grand prêtre islamique ». La réalité est que la population de confession musulmane dans cette ville ne dépassait pas 130 personnes en 2011.

Femmes voilées, femmes forcément soumises ?

Les partisans de la charte veulent l’interdiction du port du voile dans la fonction publique parce que selon eux, beaucoup de femmes voilées sont soumises. Mme Djemila Benhabib déclarait récemment que partout où le voile a progressé, les droits des femmes ont reculé. On peut considérer de façon sincère le voile comme un symbole de soumission ou de culpabilisation des femmes et, en ce sens, qu’il fait reculer ou tout au moins ne fait pas avancer les droits des femmes. Sauf que la réalité des femmes qui le portent n’est pas aussi simple. Examinons, par exemple, l’histoire récente d’un pays comme l’Algérie. Dans les années 90, un groupe islamiste armé (GIA) avait ordonné aux femmes de porter le voile sous peine d’être assassinées. De nombreuses femmes vivant notamment dans les régions où sévissait ce groupe avaient obtempéré et on peut les comprendre. D’autres avaient refusé, illustrant par leur courage la résistance du peuple algérien face au terrorisme islamiste et certaines d’entre-elles l’ont payé de leur vie. Une dizaine d’années après la victoire contre le terrorisme, le voile s’est généralisé dans le pays au point où il s’impose comme standard d’habillement pour les femmes. Dans certaines régions, la pression sociale est forte sur les femmes qui ne le portent pas. On peut être choqué et scandalisé par cette situation et, quand on est progressiste, on a le devoir d’être solidaire avec toutes les femmes qui résistent à cette chape de plomb qui pèse sur leurs têtes nues.

À première vue, on peut donc conclure au recul des droits des femmes dans ce pays. Sauf que ces droits ne sauraient se réduire au port d’un foulard. Si on accepte de regarder la situation de plus près et de comparer le statut des femmes en Algérie entre ce qu’il est aujourd’hui et ce qu’il était il y a 20 ans, on pourrait mettre un bémol à ce genre de conclusions. Le fait est que durant cette période, le nombre de femmes actives s’est multiplié par 3, que de plus en plus de femmes vivent seules dans les grandes villes du pays alors que c’était quasiment impensable en 1990. En parcourant les rues d’Alger ou d’Oran et même des petites villes du pays, on peut être frappé par le nombre de femmes qui travaillent dans les cafés et restaurants alors que c’était mal vu, il y a seulement quelques années. Les femmes représentent près de la moitié des juges (45 %) et le tiers des députés (26 % en France, 25 % au Canada). La moitié du personnel des secteurs de l’éducation et de la santé sont des femmes tout comme plus de 40 % des effectifs de l’administration. Le nombre de jeunes femmes qui vont à la quête du sud pour travailler dans des champs pétroliers, jusque-là réservés aux hommes, s’accroit. Certes, la majorité de ces femmes porte un foulard aujourd’hui mais le voile intégral, l’étendard intégriste par excellence, a reculé comparativement aux années 1990. Il est aussi vrai que la religiosité a progressé en Algérie et dans les pays de la région mais pas les pratiques rigoristes. Les femmes se résignent à porter le voile mais transgressent en même temps de plus en plus d’interdits quand elles les jugent contraignants pour leur liberté de mouvement, d’envisager leur futur ou leur vie intime et affective. Par ailleurs, les contraintes juridiques se sont quelques peu desserrées par les amendements apportés au code de la famille qui faisait d’elles des mineures à vie. Il est enfin notoire que c’est dans cette Algérie là que le tabou sur les harcèlements sexuels que subissent les femmes, au travail, a été brisé après la condamnation d’un directeur d’une chaine de télévision suite à une plainte de trois femmes journalistes.

L’intégrisme n’est pas dans le viseur

Aujourd’hui, nombre de ces femmes immigrent au Québec et c’est en grande partie ce qui explique une plus grande visibilité du voile au Québec. Constatant que la pression n’est plus là, certaines choisissent de le retirer. D’autres continuent de le porter estimant, à tort ou à raison, que c’est une obligation religieuse dont elles ne veulent pas se départir. Même si des intégristes existent au Québec, la majorité des femmes voilées n’a pas de lien direct avec eux. Une interdiction du voile dans la fonction publique permettra-t-elle de réduire le poids de l’islamisme dans la société ? Rien n’est moins sûr. L’expérience française nous apprend par ailleurs que malgré les différentes lois à son encontre, le voile est plus présent dans le pays. Par ailleurs, le prosélytisme des intégristes n’est pas dans le viseur de la charte. Quelques prédicateurs, qui ne sont pas nécessairement originaires du Maghreb ni du Moyen Orient, continueront donc de sévir en propageant leur discours sur la place de la femme musulmane soit de rester bien sage à la maison et de n’en sortir qu’en cas de nécessité comme on a pu le lire sur un site Internet d’une mosquée montréalaise. Croire que cette charte est une réponse à l’islamisme est donc un autre mythe. Pour les classes dirigeantes, la charte ainsi que d’autres législations à venir (sur le même sujet) dans les prochaines années sont comme une sorte d’antidote ou de vaccin avec des rappels pour, officiellement, nous prémunir de l’islamisation mais qui en réalité permettront aux gouvernants de faire passer la pilule néolibérale et reporteront à plus tard le réveil du peuple contre les politiques de remise en cause des acquis sociaux. La peur, propagée, de l’islam sert en effet comme un écran de fumée empêchant le peuple et certaines de ses élites progressistes de saisir les vrais enjeux.

Vivement l’après charte !

Il faudra vite revenir de certains égarements, une fois le débat actuel clos. Les militants de la justice sociale qui soutiennent la charte n’ont pas cessé d’être des gens de progrès, pour autant. Du moins ceux qui n’ont pas franchi le cap de discours xénophobes. Il faudra se rassembler à nouveau autour des luttes sociales que ne manqueront pas de susciter les attaques des gens d’en haut contre ceux d’en bas. Ces militants auront alors l’occasion de constater que les classes dirigeantes organiseront une campagne de rappel de vaccination à chaque fois qu’elles auront besoin de passer une pilule au peuple.
Rabah Moulla

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