Édition du 6 mai 2025

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La révolution arabe

Entretien avec Noha El Shoky, co-fondatrice de la campagne populaire pour l’audit et l’annulation de la dette égyptienne

« Le peuple égyptien subit la même politique néolibérale que celle menée par Moubarak »

Noha El Shoky est une chercheuse égyptienne en sciences sociales et environnementales à l’Université des Nations Unies à Bonn. Elle est également membre co-fondatrice de la campagne populaire pour l’audit et l’annulation de la dette égyptienne. A ce titre, elle est intervenue comme conférencière le 9 décembre 2011 au dixième Séminaire international du CADTM sur la dette et les droits humains à Paris et à la formation du CADTM et de l’OID (Observatoire International de la Dette) sur la crise de la dette publique en Europe qui s’est déroulée les 12 et 13 décembre dernier à Liège. En marge de ces deux activités, nous l’avons interviewée sur la situation en Égypte après l’éclatement de la révolution du 25 janvier 2011, et sur la combat qu’elle mène avec d’autres militant-e-s contre la dette odieuse de l’Égypte.

Renaud Vivien (RV) : Avant d’aborder la situation actuelle en Égypte, peux-tu nous donner brièvement ton analyse de la victoire des formations islamistes (Frères musulmans et salafistes) aux dernières élections législatives |1| ?

Noha El Shoky (NES) : On peut, tout d’abord, relever plusieurs violations dans ce processus électoral dans la mesure où les Islamistes achètent en quelque sorte les voix des Égyptien-ne-s les plus pauvres. Ils utilisent, en effet, la charité en leur distribuant de la nourriture dans le but de recueillir leur soutien aux élections. Ensuite, les Islamistes sont largement perçus comme les victimes de la dictature de Moubarak, période durant laquelle ils ont été réprimés. Ce qui leur confère une certaine légitimité aujourd’hui. On peut également noter leur bon niveau d’organisation et le fait qu’ils utilisent les mosquées pour distiller leur propagande. Enfin, il faut souligner la faiblesse de la gauche égyptienne qui ne se connecte pas assez avec les masses populaires.

RV : À côté de ces élections, ces derniers mois ont surtout été marqués par de violentes répressions contre la population qui continue de manifester pour réclamer ses droits. Peux-tu nous décrire cette situation et les motifs de ces manifestations qui perdurent |2| ?

NES : Les droits les plus élémentaires des Égyptien-ne-s continuent d’être bafoués. Les manifestant-e-s exigent notamment l’instauration d’un salaire minimum. Alors que les tribunaux leur ont donné raison, le Conseil militaire refuse toujours son application. A cela s’ajoutent les licenciements abusifs, le refus de certains patrons de payer les salaires, le maintien de directeurs corrompus, le refus d’augmenter les impôts des plus riches alors que dans le même temps les dépenses sociales sont encore réduites (à titre d’exemple, seulement 3 % du budget national va au secteur de la santé), l’augmentation de la dette extérieure publique et ses conséquences économiques et sociales, l’accaparement des terres par les financiers, le détournement des subventions publiques vers les industries lourdes au détriment des petites entreprises, etc. Pour résumer, le peuple égyptien subit la même politique néolibérale que celle menée par Moubarak.

Dans ces conditions, des manifestations et des grèves se développent dans tous les secteurs de l’économie. Mais le Conseil militaire, qui conserve encore aujourd’hui le pouvoir politique et économique, interdit et réprime violemment ces manifestations. Notons que les militaires détiennent un tiers de l’économie du pays et que les Islamistes sont complices des violations des droits humains puisqu’ils n’appellent pas à manifester contre cette situation intolérable. En réalité, les Islamistes ont signé une sorte de pacte avec les militaires. D’ailleurs en octobre dernier, à la télévision nationale, les militaires ont appelé les Islamistes à les défendre contre les coptes, après que plusieurs coptes aient été assassinés par les militaires et que plusieurs églises aient été brûlées.

RV : Quelles est la situation des femmes ? Sont-elle également victimes de cette répression ?

NES : Actuellement, on recense au total 13 000 civil-e-s détenu-e-s par l’armée. Les femmes ne sont pas épargnées. Elles sont torturées par les militaires qui pratiquent sur elles des tests de virginité pour les humilier. Les médecins vérifient leur virginité devant les soldats et s’il s’avère que vous n’êtes pas vierge, alors on vous traite de prostituée et donc selon leur logique, vous n’êtes pas une révolutionnaire...

RV : Tu as dit que la politique appliquée par le gouvernement transitoire (qui est encore au mains des militaires alors que la transition ne devait pas dépasser 6 mois) est la même que celle menée par le dictateur Moubarak et que la dette publique extérieure de l’Égypte avait encore augmenté ces derniers mois. Peux-tu nous donner plus d’éléments sur l’évolution récente de cette dette ?

NES : Il faut, tout d’abord, souligner le poids important de cette dette publique (externe et interne) puisque l’Égypte consacre annuellement un quart de son budget au service de la dette Service de la dette Somme des intérêts et de l’amortissement du capital emprunté. , soit plus que ce qui est consacré à la santé, l’éducation, au logement, etc. En mars 2011, la dette publique extérieure est passée de 34 à 36 milliards de dollars alors que dans le même temps, les réserves de l’Égypte en devises étrangères ont baissé de 34 à 22 milliards de dollars.

Ces réserves risquent donc d’être insuffisantes pour couvrir les importations et payer la prochaine tranche du service de la dette. Le problème est que les dirigeants ne voient pas la nécessité de réclamer l’annulation de ces dettes extérieures car cette dette qui représente 15 % du PIB du pays est moins importante que la dette intérieure de l’Égypte et que la dette externe d’autres pays. Mais ces sommes qui partent chaque année dans le remboursement des créanciers étrangers, c’est autant d’argent qui pourrait servir à financer des dépenses prioritaires comme l’éducation, la santé, le logement, etc.

RV : D’autant que cette dette qui continue d’être remboursée est largement odieuse et ne devrait donc pas être remboursée...

NES : Oui clairement. C’est pourquoi nous réclamons l’audit de ces dettes pour identifier et annuler sans condition la part odieuse : celle qui n’a pas profité à la population et qui a servi à enrichir une minorité au pouvoir avec la complicité de ces créanciers. La dette contractée par Moubarak depuis son arrivée au pouvoir en 1981 est sans nul doute une dette odieuse. Soulignons que depuis 1981, l’Égypte a payé 80 milliards de dollars et que la fortune de Moubarak à l’étranger s’élèverait à 70 milliards de dollars !

RV : Qui sont les principaux créanciers et quelle est leur attitude depuis la chute de Moubarak ?

NES : Les principaux créanciers étrangers sont les institutions financières internationales (notamment le FMI et la Banque mondiale avec 30 %), le Japon (12 %), la France (11 %), l’Allemagne (10,7 %), les États-Unis (9,4 %), les pays arabes (4,4 %), le Royaume-Uni (3,2 %). Au lendemain de la chute du dictateur, de nouveaux prêts ont été proposés à l’Égypte pour officiellement « soutenir la révolution ». Or ces nouvelles dettes sont néfastes pour le peuple car elles s’ajoutent aux anciennes, financent des projets qui n’ont pas été débattus démocratiquement (rappelons que nous sommes toujours en période de transition), coûtent plus cher qu’un emprunt local, s’accompagnent de conditionnalités qui hypothèquent notre droit à l’autodétermination, etc. Rappelons également que le FMI qui a causé d’importants dommages dans le passé au peuple égyptien est en train de négocier avec le gouvernement de transition un nouvel accord...

Il existe d’autres accords dangereux comme ceux conclus avec des pays comme le Qatar et les Émirats arabes car ils sont totalement opaques. A côté de ces nouveau prêts, les créanciers proposent à l’Égypte de convertir quelques-unes de leur créances en de nouveaux projets d’investissements dans le pays (les fameux « swaps »). A titre d’exemple, les États-Unis proposent d’échanger un milliard de dollars de dettes contre des investissements en Égypte. La Belgique a également recours à ce type d’échange qui sert à blanchir de veilles dettes odieuses et permettre au créditeur de continuer à imposer ses réformes néolibérales (privatisation de l’eau, de la santé, etc.) pour rentabiliser ses investissements. Si ces créanciers voulaient vraiment soutenir la révolution comme ils le prétendent, ils devraient annuler nos dettes odieuses.

RV : Or tu sais que les créanciers ne prendront jamais cette initiative sans la pression populaire, d’où votre campagne pour l’audit et l’annulation de la dette égyptienne. Comment est-elle née et quelle impact a-t-elle en Égypte ?

NES : Cette campagne lancée en 2011 est la prolongation d’une autre campagne de sensibilisation dirigée contre le FMI. Cette dernière avait permis d’empêcher la conclusion d’un accord avec le FMI. Au départ, nous étions un groupe très restreint. Aujourd’hui, il y a environ une cinquantaine de bénévoles (journalistes, syndicalistes, professeurs, chercheurs, etc.). Pour sensibiliser les Égyptien-ne-s à cette thématique qui était peu connue du grand public, nous avons fait le lien avec le corruption qui parle beaucoup plus aux citoyen-ne-s. Ensuite, la conférence internationale que nous avons organisée en octobre (à laquelle ont participé plusieurs militants du réseau CADTM) a marqué un tournant dans la campagne. Elle a eu un gros impact médiatique. Au lendemain de cette conférence, le Ministre des finances nous a même contactés en nous disant que le pays était obligé d’emprunter pour rembourser les anciennes dettes à cause de la révolution qui aurait détérioré les finances de l’État...

RV : Quelles sont les prochaines étapes de la campagne et comment envisagez-vous le travail avec le réseau CADTM ?

NES : Nous travaillons actuellement sur deux cas précis d’endettement illégitime afin d’interpeller de manière plus concrète les citoyen-ne-s. Un premier cas est lié à la privatisation d’une entreprise publique, bradée puis rachetée par une entreprise japonaise ; l’autre cas met en cause la construction d’un terminal de l’aéroport du Caire où plusieurs pots de vin auraient été versés. Dans les prochains mois, nous comptons organiser une deuxième conférence internationale afin de renforcer notre collaboration avec des réseaux internationaux comme le CADTM. Un des objectifs est de nous aider à collecter des informations pertinentes sur la dette égyptienne et d’interpeller les créanciers sur le caractère odieux de cette dette. A cet égard, la campagne lancée en Tunisie par RAID (membre des réseaux CADTM et ATTAC) et la façon dont le CADTM l’a relayée en Europe est une importante source d’inspiration |3|.

Notes

|1| Au moment de cette interview, les résultats électoraux n’étaient pas encore définitifs puisqu’en janvier 2012 doit se tenir la troisième et dernière phase des élections législatives. Toutefois, les résultats des deux premières zones de vote ont montré une écrasante domination des formations islamistes -Frères musulmans et salafistes- qui ont recueilli dans leur ensemble quelque 65 % des voix. Un second tour est prévu à la mi-janvier pour un tiers des députés élus au scrutin uninominal, les autres étant élus sur un tour au scrutin proportionnel de listes. L’élection des députés sera suivie à partir du 29 janvier de celle des sénateurs. Le futur Parlement sera chargé de désigner une commission qui rédigera une nouvelle Constitution. Une élection présidentielle est prévue avant la fin juin.

|2| Fin décembre 2011 (après cette interview), nous apprenions que les militaires ont une nouvelle fois attaqué le siège de plusieurs ONG égyptiennes de défense des droits humains.

|3| Plus d’infos sur la campagne tunisienne sur http://www.cadtm.org/Campagne-Internationale-pour-la

Noha El Shoky

chercheuse égyptienne en sciences sociales et environnementales à l’Université des Nations Unies à Bonn

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