Édition du 26 mars 2024

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Économie

Les pays émergents, premières victimes de la fragmentation de la finance

Avec la montée des tensions avec la Chine et la guerre en Ukraine, les facteurs géopolitiques deviennent les principaux critères dans la circulation des capitaux dans le monde. Pour la finance internationale occidentale, il y a désormais les pays amis et les autres. Les pays émergents, souvent au bord de l’asphyxie financière, font les frais du bras de fer qui oppose Washington et ses alliés à Pékin.

17 avril 2023 | tiré de mediapart.fr-quotidienne-20230417-205302&M_BT=733272004833] | Photo : Des manifestants ougandais pour la justice et le changement climatique lors de la session FMI-Banque mondiale à Washington. © Photo Allison Bailey / NurPhoto via AFP

La visite du président brésilien Lula da Silva à Pékin le 14 avril, durant laquelle il a plaidé pour un nouvel ordre financier international indépendant des États-Unis, n’en est que la dernière manifestation. À bas bruit, la démondialisation continue son œuvre. Inexorablement. Elle touche désormais de plein fouet ce qui a été une des forces motrices de la globalisation au cours des dernières décennies : la finance.

Même si la liberté de circulation des capitaux reste un principe revendiqué, dans les faits, les menaces, les sanctions, la recomposition géopolitique sont en train d’ériger des frontières financières invisibles dans le monde.

« Nous sommes en train d’assister à la fragmentation financière du monde », s’inquiète à plusieurs reprises le Fonds monétaire international (FMI) dans son dernier rapport sur la stabilité financière dans le monde, insistant sur les risques accrus portés par cette nouvelle situation. Celle-ci porte aussi la menace latente de la remise en cause de toutes les institutions monétaires internationales, à commencer par le FMI lui-même et la Banque mondiale.

La succession de chocs que le monde a connue au cours des dix derniers années – de la crise financière à la pandémie – a changé le cours des circuits financiers. La finance internationale, dominée par les pays du G7, ne s’en cache pas : elle délaisse les pays qui présentent le moins d’intérêt pour elle ou en tout cas exige des primes de risque de plus en plus élevées.

Alors que les pays avancés, emmenés par les États-Unis, sont en train d’opérer des revirements majeurs, essayant de rapatrier à toute vitesse les chaînes d’approvisionnement essentielles dont ils ont compris l’importance stratégique au moment du Covid, que la transition climatique requiert des milliards d’investissement, pourquoi aller investir ailleurs quand ils peuvent le faire chez eux et sans risque ?

Mais la vraie rupture est géopolitique. La montée des tensions avec la Chine depuis 2016 puis la guerre en Ukraine, accompagnée des sanctions contre la Russie, ont changé les approches des financiers. La crainte de voir émerger un ou des nouveaux blocs autour de la Chine rivalisant avec l’Occident conduit à une réorientation de plus en plus poussée de flux de capitaux. Les considérations politiques l’emportent sur tout le reste.

Au-delà des sanctions contre la Russie et l’Iran notamment, une nouvelle ligne de partage se dessine pour les gouvernements occidentaux et pour les investisseurs internationaux occidentaux : il y a les pays amis et les autres. Le vote à l’ONU sur la condamnation de l’agression russe en Ukraine en mars 2022 paraît être devenu le marqueur de ce classement. C’est en tout cas la grille de lecture que retient le FMI.

Les pays émergents apparaissent déjà comme les grands perdants de ce nouveau désordre mondial. Ils sont aux premières loges des différents chocs – énergétique, alimentaire, climatique – mondiaux. Si les remboursements de leurs dettes ont été provisoirement suspendus pendant la pandémie, ils ont repris depuis, au moment même où le dollar et les taux d’intérêt remontent.

La charge de la dette du groupe des 91 pays les plus pauvres dans le monde mobilisera en moyenne plus de 16 % des recettes budgétaires en 2023, le niveau le plus élevé de ces 25 dernières années selon une étude de l’ONG Debt Justice. L’asphyxie budgétaire et financière menace nombre d’entre eux. Plus de 50 pays émergents sont considérés en état de stress financier, au bord du défaut de paiement dans des délais proches, d’après Achim Steiner, administrateur du programme de développement de l’ONU.

Pour ces pays, la croissance par habitant s’annonce la plus faible depuis des décennies, réduisant d’autant leur espoir de rattraper le niveau de vie des pays plus avancés. « Les divergences risquent de s’accentuer, si nous n’agissons pas », a prévenu la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, lors du sommet FMI-Banque mondiale qui s’est tenu la semaine dernière à Washington.

C’est dans ce moment que les pays occidentaux et la finance internationale retirent soutiens et fonds. Aides internationales, financement des pays, renégociation de dettes… plus grand-chose ne semble les concerner, en dehors de leur sphère d’intérêt directe.

L’Ukraine avant l’Afrique

A priori, les chiffres semblent plus qu’encourageants. Selon une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) publiée le 12 avril, l’aide publique au développement n’a jamais été aussi élevée qu’en 2022 : elle a dépassé les 204 milliards de dollars (185 milliards d’euros), en hausse de 13,6 %. Cette augmentation, note l’OCDE, « marque l’une des hausses les plus fortes jamais enregistrées de l’aide publique au développement ».

Mais comme le redoutaient nombre de pays pauvres, notamment en Afrique, depuis quelques mois, ils se retrouvent mis à l’écart de cette générosité. Les milliards de dons qui ont afflué ont d’abord été dirigés vers l’Ukraine et l’aide aux réfugié·es.

Plus de 16 milliards de dollars (7,8 % du total) ont ainsi été alloués à Kyiv depuis le début de la guerre. Mais c’est surtout l’aide aux réfugié·es qui a bondi à près de 30 milliards de dollars. Par convention, l’OCDE classe dans les aides publiques au développement les sommes engagées par les différents pays pour accueillir les réfugié·es sur leur territoire.

Une partie des aides ne passe donc plus les frontières. La Pologne, qui a reçu plus d’un million de réfugié·es ukrainien·nes chez elle, se retrouve ainsi en tête des pays donateurs qui ont augmenté le plus leurs efforts (+ 255 %), avec la République tchèque (+ 167 %) ou la Lituanie (+ 121 %).

Dans le même temps, l’aide aux pays subsahariens a baissé de près de 8 %, retombant en dessous des 30 milliards de dollars, bien loin des 33 milliards atteints en 2005. L’aide humanitaire totale, elle, a stagné. Quant aux allègements de dette consentis dans le cadre de l’aide au développement, ils ont atteint la somme prodigieuse de 66 millions de dollars.

Ces chiffres ne sont encore que provisoires car ils n’incluent pas les aides et les prêts consentis par la Banque mondiale dans le cadre de ses programmes d’aide. Mais la tendance de fond est là : la Banque mondiale consacre environ 70 milliards de dollars pour ses prêts à l’Afrique. Une somme « notoirement insuffisante », selon le ministre des finances ghanéen, Ken Ofori-Atta, qui estime que le continent africain a besoin d’au moins 200 milliards de dollars de prêts chaque année.

Les pays occidentaux, pour l’instant, restent sourds à la demande. Dans ce monde qui se fracture, l’aide au développement, qui a été l’un des piliers des pays occidentaux en faveur des pays les plus défavorisés depuis 1960, n’est plus que la cinquième roue du carrosse.

Des taux « bien supérieurs à ceux des pays avancés »

À l’usage, les pays émergents ont appris combien les capitaux étrangers dont ils dépendent pouvaient être volatils. Au moindre changement, ceux-ci repartent aussi vite qu’ils étaient venus. Ils en ont fait l’amère expérience au moment de la crise financière de 2008, et encore plus après 2015, quand la Réserve fédérale a décidé d’augmenter ses taux et que le dollar s’est apprécié.

La période actuelle ne fait pas exception. Une fois de plus, les pays émergents servent de variable d’ajustement sur les marchés des capitaux internationaux. Les investisseurs engagent de l’argent au compte-goutte dans ces pays, excluent nombre de ceux qui ne leur semblent pas être du bon côté de la ligne, refusent les crédits pour les investissements directs, sauf s’il s’agit de financer de nouveaux projets d’exploration d’énergie fossile, des mines de lithium ou d’extraction de terres rares, dernières marottes du monde financier.

Pour attirer de l’argent dont ils ont impérativement besoin, la plupart des pays ont dû adopter des politiques monétaires très agressives, relever leur taux « à des niveaux bien supérieurs à ceux des pays avancés », relève le FMI. Les taux exigés par les investisseurs pour acheter des obligations émises par les gouvernements subsahariens ont augmenté de plus de 10 % par rapport à ceux des bons du Trésor américain. « Une différence qui est lue comme un signe de sévères tensions », relève le Financial Times.

Ces taux exorbitants exercent une pression énorme sur les budgets des pays. Afin de ne pas se couper des capitaux étrangers, le gouvernement pakistanais – dont le pays est quasiment en défaut – a prévu de consacrer 47 % de ses recettes budgétaires au paiement des intérêts dus à l’étranger, selon l’ONG Debt Justice.

Cela conduit ces pays à mener des politiques de rigueur de plus en plus difficiles à supporter pour les populations, alors que la résurgence de l’inflation dans le monde conduit à une envolée des prix alimentaires et énergétiques. « De très, très importants investissements à long terme dans l’éducation, la santé, les infrastructures, doivent être reportés [en raison du renchérissement du coût du crédit – ndlr] », note Abebe Selassié, chef du département Afrique au FMI.

Alors que le système bancaire occidental est ébranlé après une série de faillites bancaires, les institutions internationales redoutent que la situation n’empire pour ces pays si de nouvelles tensions émergent dans le monde bancaire international. Ils risquent d’être à nouveau les premiers sur la liste des pays sacrifiés. Selon des études du FMI, la sortie précipitée de ces capitaux « à risque » pourrait représenter l’équivalent de 2,5 % du PIB mondial.

L’étranglement par les dettes

En 2022, trois pays émergents – le Sri Lanka, le Ghana, le Malawi – ont fait défaut de leurs dettes. Le Mozambique, Grenade, la Tunisie et l’Égypte figurent parmi les premiers sur la liste des pays à risque, tandis que la Zambie et le Liban, qui ont déjà fait défaut ces dernières années, négocient toujours des programmes d’aide et d’aménagement de leurs dettes.

Au total, neuf pays sont en situation de « détresse financière », 27 sont classés à « haut risque », et 26 autres sont placés sur surveillance, selon la dernière liste établie en février par le FMI.

Mais qui s’en soucie ? Tout à leurs problèmes, les pays du G7 regardent de moins en moins les difficultés des pays émergents depuis 2008. La pandémie, la montée des tensions avec la Chine et la guerre en Ukraine ont encore accentué les distances. « La suspension de la dette décidée par le G20 et le cadre commun ont échoué à apporter l’allègement de la dette nécessaire aux pays en développement pour se redresser et faire face aux crises multiples que le monde affronte aujourd’hui », explique Winnie Byanyima, secrétaire générale adjointe de l’ONU.

Les pays du G7 ont réitéré leurs promesses d’aider les pays les plus pauvres lors de la réunion FMI-Banque mondiale. Mais personne n’a évoqué la possibilité d’annuler une partie des dettes des pays les plus en difficulté, comme cela avait été fait en 2005. Quelque 130 milliards de dollars avaient alors été effacés d’un coup. Mais l’époque actuelle n’est plus à de tels effacements d’ardoise.

Même les restructurations de dettes peinent à aboutir. Le Club de Paris, qui réunit les principaux pays donateurs et créanciers, est en demi-sommeil. Les responsables occidentaux invoquent le changement des modes de financement des pays émergents pour justifier ces retards : les créanciers privés se sont peu à peu substitués aux créanciers publics et institutionnels, rendant plus compliqué tout projet de restructuration.

Un ordre international contesté par la Chine

Mais la vraie perturbation institutionnelle, selon eux, tient à la Chine. À travers son projet de la route de la Soie, de ses multiples programmes de soutien aux pays du Sud pour élargir son emprise, Pékin est devenu au cours de la dernière décennie un des principaux créanciers des pays du Sud. Aucun chiffre public sur l’ampleur de ses engagements n’est disponible. Selon des estimations de groupes d’étude, les crédits chinois s’élèveraient autour de 900 milliards de dollars dans le monde.

Bien que devenu un acteur dominant dans les pays émergents, la Chine n’est pas membre du Club de Paris. Elle se refuse aussi depuis plusieurs années à participer aux discussions multilatérales sur les restructurations de dettes des pays en difficulté : les crédits accordés, argue-t-elle, l’ont été par des banques ou des organismes semi-publics sur lesquels le gouvernement chinois est censé n’avoir aucune prise.

Face aux gouvernements au bord de l’asphyxie financière, Pékin préfère engager des négociations bilatérales, et a consenti pour au moins 11 milliards de dollars d’allègements de dettes l’an dernier. Il risque de devoir en consentir le triple ou le quadruple cette année, compte tenu de la situation parfois catastrophique de certains pays.

Mais ces remises se font parfois dans des conditions léonines : les intérêts chinois prennent le contrôle d’infrastructures essentielles qu’ils ont contribué à financer. C’est ce qui s’est produit au Sri Lanka, où la Chine a mis la main pour 99 ans sur le port de Hambantota dans le sud de l’île. La même menace pèse sur le port de Mombasa, alors que le gouvernement kenyan peine à honorer les remboursements de la dette contractée auprès de la Chine pour réaliser une coûteuse et non rentable ligne de chemin de fer.

Ces derniers mois, la Chine a haussé un peu plus le ton. Car c’est désormais tout l’ordre monétaire international tel qu’il a été dessiné après la Seconde Guerre mondiale qu’elle conteste. Elle refuse ainsi toute restructuration de dettes et tout abandon de créances si le FMI et la Banque mondiale ne participent pas aussi à l’effort. Considérées comme des créancières privilégiées, les deux institutions internationales ne sont jamais associées à des programmes de restructuration.

« Il n’y a aucun texte qui stipule que la Banque mondiale ait une préséance. Si nous autorisons la Banque mondiale à être prioritaire par rapport à nous, nous devons avoir des droits de vote plus importants et avoir une plus large participation dans la banque. Les obligations de la Chine ne correspondent pas à ses droits », ont fait valoir les autorités chinoises.

De même, Pékin exige que les créanciers privés soient partie prenante au processus, afin que les allègements de dettes ne leur bénéficient pas, ce qui n’est pas le cas pour l’instant. Le précédent du fonds Elliott, qui avait contesté le plan de restructuration de la dette argentine et avait saisi un bateau argentin pour récupérer 2 milliards de dollars, a laissé des traces dans toutes les mémoires.

Le bras de fer entre l’Occident et la Chine ne semble pas près de s’interrompre. Pendant ce temps, les pays émergents sont toujours plus asphyxiés. En marge du forum FMI-Banque mondiale, un certain nombre de pays les plus riches, dont le Canada, le Japon, l’Allemagne, la France ou l’Italie, ont promis de mettre à l’étude de nouveaux programmes d’aide et d’allègements de la dette. Lorsqu’il s’agit de sauver une banque, il ne leur faut pas trois jours pour dégager les centaines de milliards nécessaires.

Martine Orange

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