Édition du 10 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Les yeux doux de Benyamin Nétanyahou à l’extrême droite européenne

En Europe, on assiste à une montée de l’extrême droite qui s’installe même au pouvoir, de l’Autriche à la Pologne. Le premier ministre Benyamin Nétanayhou a décidé de se rapprocher de ces mouvements, au nom de la lutte contre l’islamisme, quitte à fermer les yeux sur leur antisémitisme.

Tiré de Orient XXI.

Tout commence le 5 décembre 2010. Ce jour-là, une importante délégation arrive à Tel-Aviv ; elle comprend une trentaine de dirigeants de l’Alliance des partis européens pour la liberté et les droits civils. Comme son nom ne l’indique pas, cette organisation rassemble… une série de partis d’extrême droite. C’est la première fois depuis sa création que l’État d’Israël accueille une pareille brochette de leaders, dont le Néerlandais Geert Wilders, le Belge Philip Dewinter et le successeur de Jorg Haider, l’Autrichien Heinz-Christian Strache.

Que font en Israël ces néofascistes et souvent négationnistes, voire nostalgiques du IIIe Reich ? Ils participent à un colloque organisé par l’aile droite du Likoud et consacré au combat antiterroriste. Malgré le caractère officieux de l’initiative, le ministre ultranationaliste Avigdor Liberman s’entretient longuement avec le très islamophobe Wilders, qui lui rend la politesse en allant haranguer des colons en Cisjordanie. Selon l’Agence France presse (AFP), l’homme qui rêve d’interdire le Coran aux Pays-Bas a « plaidé contre la restitution de territoires en échange de la paix avec les Palestiniens, proposant l’installation “volontaire” des Palestiniens en Jordanie », puis défendu les colonies juives de Cisjordanie, « petits bastions de la liberté, défiant des forces idéologiques qui nient non seulement à Israël, mais à tout l’Occident, le droit de vivre dans la paix, la dignité et la liberté »1.

Tout est dit : dans leur « croisade » contre les Palestiniens, la droite et l’extrême droite israéliennes sont prêtes à toutes les alliances, même contre nature. Ce premier pas d’il y a huit ans a été suivi de bien d’autres. Si bien que, désormais, le flirt de Benyamin Nétanyahou et de ses alliés/rivaux israéliens avec tout ce que l’Europe compte de populistes, à commencer par les héritiers du fascisme, a pris des allures de passion durable. Même lorsque les obscurs objets de leur désir dissimulent mal leur antisémitisme. Ces liaisons dangereuses méritent d’être connues, d’autant que, gênés aux entournures, nombre de médias, y compris en France, les taisent.

Le double langage de Viktor Orban

La plupart des observateurs savent ce que le premier ministre israélien faisait le 16 juillet 2017 : il écoutait, ravi, Emmanuel Macron déclarer lors de la commémoration du 75e anniversaire de la rafle du Vél d’Hiv : « Nous ne céderons jamais à l’antisionisme, car c’est la forme réinventée de l’antisémitisme. » Beaucoup ignorent en revanche où il se trouvait le surlendemain : à Budapest, pour courtiser son homologue hongrois Viktor Orban. Et pourtant ce dernier, quelques semaines plus tôt, qualifiait d’« homme d’État exceptionnel » un certain Miklos Horthy de Nagybanya. Régent du royaume depuis 1920, il finit dans la collaboration : il obéit à l’Allemagne nazie, promulgua des lois antisémites et livra finalement à Adolf Eichmann — tout en faisant mine de s’opposer à leur déportation — quelque 430 000 juifs hongrois, pour la plupart gazés dès leur arrivée à Auschwitz. Cette apologie d’un criminel contre l’humanité n’a pas empêché le numéro un hongrois, en visite à son tour à Jérusalem en juillet 2018, de promettre à son hôte « une politique de tolérance zéro envers l’antisémitisme » (L’Express, 19 juillet 2018). Maître ès cynisme, Orban venait, trois mois plus tôt, de remporter les élections législatives au terme d’une campagne centrée sur la dénonciation du milliardaire philanthrope George Soros. Le « complot » prêté par le premier au second — organiser l’installation d’un million de réfugiés par an dans l’Union européenne — découlait, selon le premier ministre, de la pensée « cosmopolite » d’un financier juif évidemment « inféodé aux puissances d’argent », celles de Bruxelles comme de Washington.

Cet antisémitisme à peine camouflé ne constitue pas le seul point commun entre Budapest et Varsovie : les conservateurs se revendiquent dans l’une et l’autre capitale de ce qu’Étienne Balibar a baptisé l’« illibéralisme ». Nationalisme et protectionnisme y riment avec euroscepticisme et catholicisme conservateur.

Libération de la parole antisémite en Pologne

Sur les bords de la Vistule aussi, le Parti droit et justice (Prawo i Sprawiedliwość, PIS) fondé par les frères Kaczynski n’a eu de cesse, depuis son retour au pouvoir en 2015, de liquider les quelques acquis démocratiques, politiques et sociétaux de la Pologne post-communiste : augmentation des pouvoirs de l’exécutif au détriment de ceux du législatif, mainmise sur les médias, encadrement de la justice, durcissement de la loi anti-avortement, refus du mariage homosexuel comme de l’euthanasie, promesse d’un référendum sur la peine de mort, etc. Rien de tout ceci ne dissuade les dirigeants d’Israël de s’acoquiner avec ceux de la Pologne. Même lorsque ces derniers, sans craindre d’aiguillonner l’antisémitisme profondément enraciné dans ce pays, inventent une loi criminalisant la critique de la collaboration avec le IIIe Reich. Le projet prévoit jusqu’à trois ans de prison contre les personnes coupables « d’attribuer à la nation ou à l’État polonais, de façon publique et en dépit des faits, la responsabilité ou la coresponsabilité des crimes nazis commis par le IIIe Reich allemand (…), de crimes de guerre ou d’autres crimes contre la paix et l’humanité » (Le Monde, 1er février 2018).

Une modification cosmétique de la loi suffira à Nétanyahou pour blanchir son homologue Mateusz Morawiecki dans une déclaration conjointe. Que Yehuda Bauer, un des principaux historiens israéliens de la Shoah, qualifiera de « trahison stupide, ignorante et amorale de la vérité historique sur l’implication polonaise dans l’Holocauste ». Ce réquisitoire reprochait, pour résumer, au texte commun de présenter les Polonais en héros ou en victimes, minimisant leur participation massive aux crimes antisémites2.

Irresponsable, la trahison du premier ministre israélien n’a pas manqué de se retourner contre les juifs de Pologne : il a alimenté la « libération de la parole antisémite jamais vue depuis 1989 » (Le Monde, 20 avril 2018) que la loi a provoquée. Cette appréciation, le correspondant du Monde à Varsovie la fonde sur une série de faits inquiétants : dérapages médiatiques, caricatures dans la presse, délires sur Internet, pressions ministérielles sur le musée Polin, campagnes de haine contre le directeur du musée d’Auschwitz-Birkenau et contre celui du Centre de recherche contre les préjugés. Ce dernier a déclaré : « Il y a clairement une épidémie de langage de haine qui se propage dans le discours public en Pologne. Celle-ci a commencé avec la crise migratoire de 2015. Depuis, la parole antisémite a bondi, de pair avec la parole antimusulmane et xénophobe. »

Un « deal » avec les révisionnistes européens

Le cas de la Lituanie est plus douloureux encore que celui de la Pologne : le pourcentage de juifs exterminés pendant la guerre atteint, selon les sources, 95 % ou 97 %. La plupart furent assassinés durant l’année 1941, souvent par des unités de collaborateurs lituaniens — une partie fut même massacrée avant l’arrivée des Einsatzgruppen (groupes d’intervention). Nétanyahou ne peut l’ignorer : sa famille a quitté le pays peu avant le génocide. Et pourtant, lors de sa visite à Vilnius, fin août 2018, il salue les « efforts » de son homologue, Saulius Skvernelis en matière de commémoration de la Shoah. « Il n’y a jamais eu de réaction israélienne à la distorsion de la Shoah, rétorque Ephraïm Zuroff, du Centre Simon Wiesenthal. Il n’y a rien eu. Nada. Gornisht [rien en yiddish]. Les Lituaniens peuvent dire absolument tout ce qu’ils veulent, ils peuvent glorifier des gens qui ont assassiné des juifs » (The Times of Israel, 24 août 2018). À condition, faut-il préciser, qu’ils jouent, comme les Lettons et les Estoniens, les avocats de Tel-Aviv au sein de l’Union européenne.

Voilà le deal. Nétanyahou l’avait d’ailleurs avoué avant de s’envoler pour Vilnius : « Je souhaite parvenir à un équilibre dans les relations pas toujours amicales de l’Union européenne envers Israël » (Le Figaro, 23 août 2018). Et de détailler son mode d’emploi : « Je le fais par des contacts avec des blocs de pays de l’Union européenne, des pays d’Europe de l’Est et maintenant avec des pays baltes et d’autres pays bien sûr. » Il s’agit de réduire l’isolement diplomatique de l’État d’Israël, que la radicalisation de son gouvernement risque de rendre infréquentable, sauf pour Donald Trump. Au centre de cette stratégie figure le groupe de Visegrad, que dirigent, désormais, des populistes de droite (Pologne, Hongrie, Tchéquie) ou de gauche (Slovaquie) et sur lesquels Israël compte pour infléchir la politique proche-orientale de Bruxelles, déjà très peu critique vis-à-vis de Tel-Aviv.

L’enthousiasme des néofascistes

À l’ouest, Tel-Aviv jette aussi ses filets. Plus les néofascistes progressent, et plus ils l’intéressent. Avec des résultats significatifs. Le jeune chef de la Ligue italienne est revenu enthousiaste d’un voyage en Israël en 2016. Deux ans plus tard, à la veille des élections qui l’ont porté au pouvoir, il déclarait : « J’éprouve une grande estime et un profond respect pour la force de résilience d’Israël qui vit dans une région aussi difficile » (LPH Info, 25 février 2018). Et d’annoncer que, victorieux, il modifierait la politique de l’Italie vis-à-vis d’Israël dans les institutions internationales et reconsidèrerait l’aide financière italienne à des institutions telles que l’Unesco « qui se plaît à l’attaquer ».

Même un leader de la droite dure suisse comme Oscar Freysinger, l’inventeur de la « votation » sur l’interdiction de la construction de minarets en novembre 2009, se laisse aller au lyrisme : « Si Israël disparaissait, nous perdrions notre avant-garde. (…) Aussi longtemps que les musulmans sont concentrés sur Israël, le combat n’est pas dur pour nous. Mais aussitôt qu’Israël aura disparu, ils viendront s’emparer de l’Occident »3.

Les succès électoraux de l’Alternative für Deutschland (AFD) ont suscité des réactions contradictoires à Tel-Aviv. Car, si la présidente du parti, Beatrix von Storch, ne perd pas une occasion de souligner son soutien à Israël dans le combat commun contre l’islamisme4, d’autres dirigeants multiplient les provocations, douchant toute velléité de dialogue. Ainsi Alexander Gauland, l’un des deux porte-parole, a-t-il expliqué que les Allemands pouvaient être « fiers » du combat de leurs soldats pendant la guerre, regrettant la façon dont la République fédérale allemande (RFA) « appréhende sa responsabilité dans l’Holocauste et dans les relations spéciales entretenues avec Israël ».

Ancien ministre et chef du Mossad, rendu célèbre par l’enlèvement d’Eichmann, Rafi Eitan n’a, lui, pas éprouvé d’état d’âme en saluant l’AFd : « Chacun de nous, en Israël, apprécie votre attitude envers le judaïsme, a-t-il assuré. Je suis sûr que, si vous travaillez avec force et, plus important, de manière réaliste, au lieu de représenter une “Alternative pour l’Allemagne”, vous pourriez devenir une alternative pour toute l’Europe » (Times of Israel, 4 février 2018). Et de prôner la fermeture des frontières « dans les meilleurs délais pour empêcher l’immigration musulmane »…

En Autriche, l’enfer est pavé de bonnes intentions

Seul le Rassemblement national (RN, ex-FN) reste encore persona non grata en Israël, même si le compagnon de Marine Le Pen a séjourné en Israël. Mais le porte-parole du ministère israélien des affaires étrangères, Emmanuel Nahshon, répète : « Le gouvernement israélien n’a pas de contact avec le Front national, étant donné l’idéologie et l’histoire de ce parti » (Times of Israel, 4 février 2018). En revanche, la question des relations avec le Parti de la liberté autrichien (Freiheitliche Partei Österreichs, FPÖ) se pose en coulisses : un député du Likoud, l’ultranationaliste Yehuda Glick, a même rendu visite au parti qui a failli arracher la présidence de la République et appelé ses collègues au dialogue.

À défaut de se compromettre officiellement avec les successeurs de Jorg Haider, Israël invite en juin dernier le chancelier autrichien Sebastian Kurz, qui dirige une coalition incluant les néonazis. Provocateur, le jeune homme visite Yad Vashem et ne craint pas d’y déclarer : « En tant que chancelier d’Autriche, je reconnais que l’Autriche et les Autrichiens portent un lourd fardeau (...) Nous, Autrichiens, savons que nous sommes responsables de notre propre histoire » (La Croix, 8 juin 2018). Cet évident mensonge provoque même un incident avec sa guide, une juive d’origine autrichienne. Devant les caméras de télévision, Deborah Hartmann fait observer à Sebastian Kurz que le FPÖ compte encore des politiciens « qui ont besoin qu’on leur explique ce qu’était la Shoah ». Qui doit s’excuser ? Le Mémorial de Yad Vashem ! Car, dès son entrée en fonction, le chef de gouvernement avait annoncé que « dans son programme, [il voulait] approfondir les relations bilatérales avec Israël » (The Times of Israel, 22 juin 2018). Ces bonnes intentions — dont on sait néanmoins que l’enfer est pavé — lui valurent d’être promu par Nétanyahou « véritable ami d’Israël et du peuple juif »...

« Votre fasciste Jabotinsky »...

« Qu’importe qu’ils soient antisémites pourvu qu’ils soient sionistes » : tel pourrait être le fil rouge de la « drague » ostensible, voire ostentatoire, à laquelle se livre le premier ministre israélien dans les milieux populistes et néofascistes européens. Mais on aurait tort de réduire ces manœuvres à l’expression d’une simple realpolitik. Car elles relèvent aussi de sa génétique personnelle et politique. Personnelle, car son père, Benzion Nétanyahou, a toujours milité aux côtés du leader révisionniste Zeev Jabotinsky dont il fut même, un temps, l’assistant. Politique, car les ancêtres du Likoud, l’Irgoun, le Betar et le Lehi fricotèrent avec le fascisme et le nazisme.

À force de rabâcher que le mufti de Jérusalem, Amin Al-Husseini, a rejoint (seul) Berlin et créé deux légions SS (bosniaques), on finirait par oublier que le Lehi, en tant que tel, proposa en 1941 une alliance au IIIe Reich. Et que le Betar, puis l’Irgoun, dès les années 1920, bénéficièrent du soutien politique et matériel de Benito Mussolini, qui appréciait Jabotinsky : « Pour que le sionisme réussisse, estimait le Duce, il vous faut un État juif, avec un drapeau juif et une langue juive. La personne qui comprend vraiment cela, c’est votre fasciste, Jabotinsky »5.

Voilà les gens qui, toute honte bue, osent accusent d’antisémitisme quiconque critique leur politique !

Dominique Vidal
Journaliste et historien, auteur de Antisionisme = antisémitisme ? (Libertalia, février 2018). https://orientxxi.info/fr/auteur/dominique-vidal

Dominique Vidal

Né en 1950, Dominique Vidal a étudié la philosophie et l’histoire. Journaliste depuis 1968, professionnel depuis 1973, il a notamment travaillé dans les rédactions des hebdomadaires "France Nouvelle" et "Révolution", puis du quotidien "La Croix". Après avoir coordonné les activités internationales du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ), il a fait partie, de 1995 à 2010, de l’équipe permanente du "Monde diplomatique", dont il a en particulier créé le réseau d’éditions internationales et coordonné les Atlas. Spécialisé dans les questions internationales et notamment le Proche-Orient, il vient de publier "Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron" (Libertalia, 2018). Auparavant, il avait sorti "Comment Israël expulsa les Palestiniens 1947-1949" (Éditions de l’Atelier, 2007, avec une postface de Sébastien Boussois) ; "Israël, une société bousculée. Vingt-cinq années de reportage" (Editions du Cygne, 2007) ; et "Le Mal-être juif" (Agone, 2003). Dominique Vidal a écrit en collaboration avec Alain Gresh : "Les 100 Clés du Proche-Orient" (dernière édition avec Emmanuelle Pauly chez Fayard, 2011) ; ; "Palestine 47 : un partage avorté" (dernière édition chez André Versaille, 2007) ; "Golfe : clefs pour une guerre annoncée" (Le Monde Éditions, 1991) ; et "Proche-Orient : une guerre de cent ans" (Messidor, 1984). Depuis 2010, il dirige avec Bertrand Badie l’annuel collectif "L’état du monde", chez La Découverte. Le dernier en date, paru en 2018, s’intitule "Le Retour des populisme". Autres ouvrages : "L’Opinion, ça se travaille… Les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo" (Agone, Marseille, dernière édition 2015 avec Serge Halimi, Henri Maler et Mathias Reymond) ; "Le Proche-Orient, les banlieues et nous" ( Éditions de l’Atelier, 2006 avec Leila Shahid, Michel Warschawski et Isabelle Avran) ; "Le Mal-être arabe. Enfants de la colonisation" (Agone, 2005 avec Karim Bourtel) ; "Les historiens allemands relisent la Shoah" (Complexe, 2002) ; " Promenades historiques dans Paris" (Liana Levi, 1991 et 1994, avec Christine Queralt) ; "Portraits de China Town, le ghetto imaginaire" (Autrement, 1987, avec Éric Venturini). Chez Sindbad/Actes Sud, Dominique Vidal a coordonné "Palestine-Israël : un Etat, deux Etats ?" (2011) et "Palestine : le jeu des puissants" (2014). Chez Demopolis, il vient de diriger "Les Nationalistes à l’assaut de l’Europe".

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