Édition du 10 décembre 2024

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Amérique centrale et du sud

Entrevue avec Malcolm Ferdinand

Malcolm Ferdinand : "Le processus autour du chlordécone porte la marque d'une justice coloniale"

S’aimer la Terre. Défaire l’habiter colonial, Malcom Ferdinand, Seuil, collection « Écocène », 608 pages. Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Malcom Ferdinand, Seuil, collection « Anthropocène », 2019. Prix du livre de la Fondation d’écologie politique.

Malcom Ferdinand est ingénieur en environnement (University College, Londres), docteur en philosophie politique (Paris-Diderot), chercheur au CNRS. Il a cofondé l’Observatoire Terre-Monde. Originaire de la Martinique, il travaille depuis une quinzaine d’années sur la contamination des Antilles au chlordécone et sur une approche décoloniale de la crise environnementale. Il est partie civile dans le dossier pénal du chlordécone et a été auditionné lors de la commission d’enquête parlementaire de 2019.

30 octobre 2024 | tiré de Politis.fr

Le 22 octobre, la cour d’appel de Paris a examiné deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Où en sommes-nous dans le traitement judiciaire de l’affaire du chlordécone ?

Malcolm Ferdinand : Deux questions étaient posées aux juges. D’abord, l’intention d’empoisonner doit-elle être avérée pour qualifier le crime d’empoisonnement, ou est-ce que la connaissance des effets mortifères de la substance est suffisante ? La deuxième question portait sur la responsabilité pénale de l’État. Une fois qu’elles seront traitées, nous aurons une date d’audience pour aborder le fond de l’affaire. Le processus judiciaire autour du scandale du chlordécone porte la marque d’une justice coloniale.

Nous avons une justice qui se fait à l’extérieur des Antilles, sans les Antillais.

Premièrement, cette affaire qui concerne la Martinique et la Guadeloupe est traitée à Paris. Un des arguments était qu’il y a plus de moyens, mais la symbolique coloniale est forte : des tribunaux qui sont littéralement posés sur les terres contaminées se refusent à traiter de cette affaire, donc l’instruction judiciaire est menée à 8 000 kilomètres des habitant·es concerné·es. En dix-sept ans d’instruction, les juges ne se sont jamais déplacés ni en Martinique ni en Guadeloupe.

De plus, lors de l’audience de ces QPC, les parties civiles – dont je fais partie – n’ont pas pu accéder à la chambre d’instruction. Une famille avait fait le déplacement depuis la Guadeloupe et n’a pas pu assister aux débats. Nous avons donc une justice qui se fait à l’extérieur des Antilles, sans les Antillais, dans un langage relativement abscons, avec des processus qui paraissent assez opaques. Quel que soit le résultat, avoir confiance est difficile, notamment après la décision de non-lieu prononcée par la justice en janvier 2023.

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Les juges ont reconnu le « scandale sanitaire » mais ont donné trois raisons pourjustifier le non-lieu : la prescription, les difficultés à prouver l’intentionnalité et les dommages au moment de l’utilisation du produit, et l’impossibilité de « caractériser une infraction pénale ». On demande à une population aujourd’hui contaminée à plus de 90 % au chlordécone d’accepter une justice affirmant que le crime est passé. Cette justice est coloniale et antidémocratique.

Pouvez-vous expliquer ce qu’est le chlordécone et comment il a imprégné l’histoire des Antilles ?

Il y a deux manières de penser le chlordécone. Une manière très techniciste, environnementaliste, qui est celle de l’État français, c’est-à-dire que le chlordécone ne serait qu’une petite molécule monstrueuse, très toxique. Elle a été répandue dans les bananeraies pour lutter contre le charançon du bananier de 1972 à 1993, et a contaminé les sols, les eaux, les plantes, les animaux, les corps humains. Ce récit techniciste est dépolitisant parce qu’il fait reposer toute la responsabilité de cette affaire sur cette molécule.

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Ainsi, l’ensemble des relations sociales, agronomiques, scientifiques, politiques, législatives, judiciaires et administratives qui ont rendu possible cette contamination sont occultées. Or on ne sortira pas de cette contamination par une dépollution miraculeuse, il faut revoir l’ensemble de ces relations qui ont causé cette molécule. C’est ce que j’appelle « l’habiter colonial », qui comprend une manière de se penser sur Terre, d’organiser les rapports de production discriminés selon des critères socio-raciaux, et avec une dimension coloniale évidente puisque les terres antillaises sont destinées à la production portée vers l’extérieur et non à l’alimentation ou aux soins portés à ceux qui y vivent.

Le mouvement pour la vie chère qui a lieu depuis septembre est un autre symptôme de cet « habiter colonial ». Les personnes demandent de pouvoir se nourrir et pourvoir à leurs besoins avec une certaine forme de dignité, et on leur envoie des CRS.

Quelles responsabilités incombent à la communauté scientifique au fil des décennies ?

Le chlordécone, tout comme la transformation des terres antillaises en terres de bananes Cavendish, a été une aventure scientifique décidée à la fin du XIXe siècle. Le but était de reproduire la « colonisation agricole ». Après la défaite de la France contre la Prusse en 1870, des administrateurs et des politiques décident que la colonisation agricole permettra à la nation française de redorer le blason de la France, de retrouver une estime de soi collective. Cela se traduit par la création d’instituts scientifiques qui ont déterminé les meilleures manières de cultiver et d’accroître les profits sur le cacao, le caoutchouc, la banane, l’industrie minière. L’utilisation du chlordécone aux Antilles s’inscrit dans ce cadre-là.

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La question de la science reste fondamentale dans cette affaire. Qui produit la science ? Qui y a accès ? Dans quelle langue ces recherches sont-elles produites ? Deux choses restent valables dans les sciences aux Antilles. Premièrement, « l’habiter colonial » est omniprésent puisque les terres antillaises sont avant tout consacrées à la monoculture d’exportation, et que cela reste le paradigme de beaucoup de productions scientifiques, notamment agronomiques. Deuxièmement, l’accès aux recherches reste inégal par la langue utilisée ou par les moyens d’accès. L’espace scientifique est lui-même traversé par cette colonialité : on maintient une situation où les Antillais sont tenus à l’écart des arènes de production de savoirs sur leur propre corps et leur propre terre.

Où en sont les recherches à propos des maladies liées au chlordécone ?

Même si les liens de causalité sont toujours très compliqués à prouver, les recherches scientifiques ont montré que cela augmente les risques de cancer de la prostate, ainsi que les récidives, retarde le développement cognitif, visuel et moteur des enfants. Il y a un ensemble de recherches en cours pour interroger les liens avec le myélome, avec l’endométriose, et avec d’autres cancers. Les scientifiques étaient des personnes d’un groupe socio-racial blanc, et majoritairement des hommes, donc cela a produit des biais de recherche. Pour le moment, nous avons plus d’informations sur les dangers liés aux pathologies masculines.

Nous sommes face à une inégalité de production de connaissances qui devient une forme d’ignorance et qui ne permet pas à tout un chacun de se saisir et d’appréhender ce sujet, sa maladie, son corps. J’appelle à une forme de souveraineté antillaise de la recherche, notamment parce que ce sujet a pris de l’ampleur médiatique et attire beaucoup de jeunes chercheurs. Ce n’est pas pour fermer la recherche, mais pour l’encadrer, l’orienter afin qu’elle soit démocratisée et coconstruite avec les acteurs et les actrices du terrain.

À quel point les pouvoirs économiques et la filière banane sont-ils encore puissants dans ce dossier ?

La colonisation a commencé par une appropriation de la terre, du foncier racialisé, c’est-à-dire que les titres de propriété étaient d’abord attribués aux hommes blancs. Cela a donné le groupe socio-racial des blancs créoles, les Békés, qui a réussi à maintenir une propriété des terres et des moyens de production. Il conserve une place dominante aujourd’hui dans l’agriculture, l’import-export, la grande distribution, la finance, les banques.

La production d’ignorance qui a entouré le chlordécone dès son introduction en 1972 a rendu difficile la mobilisation citoyenne.

Nous avons donc une structure de la production bananière basée sur quelques personnes qui ont la majorité des terres, et une pluralité de petits planteurs qui s’agrègent autour. Ces groupes dominants cultivent depuis des siècles un sentiment de toute-puissance et d’impunité. Par exemple, en 2009, une directive européenne a interdit les épandages aériens de pesticides. Aux Antilles, les producteurs de bananes ont obtenu des arrêtés préfectoraux dérogatoires afin de poursuivre ces pratiques. C’était vraiment symptomatique de leur état d’esprit colonial resté au stade de « nous sommes les maîtres ».

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Cette façon de penser découle de l’histoire, puisque l’abolition de l’esclavage en 1848 s’est faite à la condition que les anciens maîtres soient dédommagés de la prétendue injustice qui leur a été faite en perdant la propriété d’êtres humains. Elle a été faite à condition de maintenir une continuité du capital financier des anciens maîtres, ce qui leur a permis d’investir, d’acheter des usines et de maintenir leur place dominante. Ce sentiment d’impunité fait qu’aujourd’hui ils ne rendent aucun compte sur la contamination des Antilles au chlordécone.

Comment s’est organisée la mobilisation citoyenne contre le chlordécone au fil des années ?

La production d’ignorance qui a entouré le chlordécone dès son introduction en 1972 a rendu difficile la mobilisation citoyenne. Mais, en 1974, des ouvriers agricoles martiniquais qui manipulaient quotidiennement ce produit dans les bananeraies se sont révoltés. Ils n’étaient pas scientifiques mais voyaient déjà les conséquences de l’intensité aiguë de l’exposition à cette poudre blanche. Ils demandaient des congés, une pause le midi, des gants pour travailler, mais aussi le retrait du chlordécone !

Comment envisager des projets de parentalité quand on sait que le chlordécone est présent dans le lait maternel, le cordon ombilical ?

Les gendarmes ont été envoyés et ont ouvert le feu sur les grévistes, faisant deux morts et de nombreux blessés, en toute impunité. Entre 1974 et les années 2000, il y a eu une invisibilisation de ce sujet jusqu’à ce que des acteurs associatifs historiques de Martinique et de Guadeloupe déposent plainte en 2006 pour empoisonnement, mise en danger de la vie d’autrui et administration de substance nuisible. Le sujet est revenu dans le débat public lors des grèves contre la vie chère en 2009, puis lors de la mobilisation contre les épandages aériens de pesticides entre 2011 et 2014. Mais il y a eu un réel embrasement contre ce toxique à partir de 2018.

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L’élément déclencheur a été la déclaration de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) disant que les limites maximales de résidus (LMR) de chlordécone dans la viande étaient « suffisamment protectrices » pour la population et ne nécessitaient pas d’être abaissées. Quasiment au même moment, la commission d’enquête parlementaire – à laquelle j’ai participé – a conclu que l’État est bien le « premier responsable » du scandale du chlordécone aux Antilles.

La même année, le Collectif des ouvriers agricoles et de leurs ayants droit empoisonnés par les pesticides (Coaadep) a été créé en Martinique. C’était la première fois depuis 1974 qu’ils avaient une voix propre sur ce sujet et ils ont dénoncé le fait que les premiers concernés soient exclus des discussions.

Vous tirez un fil intéressant entre ces pratiques agro-industrielles toxiques et la méfiance développée chez les Antillais·es envers leurs propres terres. Pouvez-vous étayer ?

La gestion de l’État a mis au centre la question de la toxicité, donc les autres pratiques de ces îles – comme la pêche, la culture de certains légumes racines, l’échange, le don – n’entrent pas dans ce logiciel de pensée. Quand vous entendez à longueur de journée que le chlordécone est partout, que tout est contaminé, cela change votre rapport à la terre, aux animaux. Comme cette habitante qui a décidé de bétonner tout son jardin contaminé. Ou cet éleveur bovin qui me racontait que, pour que ses vaches soient vendues, elles doivent passer six mois dans un box de quelques mètres carrés, bétonné, afin d’être désintoxiquées.

Cette politique crée des rapports aliénants à l’environnement, au point de douter de son propre corps. Comment envisager des projets de parentalité quand on sait que le chlordécone est présent dans le lait maternel, le cordon ombilical ? Cela porte atteinte à ce que je désigne comme l’écoumène antillais. La conséquence ultime pour les Antillais est de se dire que la seule solution est de quitter cette terre. Soit littéralement pour celles et ceux qui en ont les moyens, soit symboliquement en acceptant d’acheter de l’eau en bouteille et de ne manger que des produits exportés.

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Cette politique exacerbe une distanciation entre les Antillais et leur terre, déjà entamée avec la colonisation et l’esclavage, qui ont rendu compliqué l’accès à la propriété, qui ont transformé les îles en terre de monoculture pour l’exportation. Le propre de la colonisation, c’est de séparer les peuples de leur terre. Ces politiques autour du chlordécone reproduisent les mêmes schémas. Mon livre propose une autre réponse : « S’aimer la Terre », c’est-à-dire renouveler, approfondir le rapport à nos terres, quand bien même elles contiendraient des molécules dangereuses, toxiques, et retisser des liens avec les écosystèmes, avec le vivant.

Il y a d’ailleurs un passage percutant dans lequel vous appelez à penser comme un charançon.

C’est un peu contre-intuitif, car ce n’est ni le plus beau des animaux ni le plus beau des insectes. Mais le charançon a été la première victime du chlordécone, la première victime de cette relation écocidaire. Nous ne pouvons pas avoir une politique de révolte, de gestion qui ne concerne que les corps humains, qui ne reconnaît pas les connexions avec l’ensemble du vivant. Soudainement, on comprend que ce qui tue le charançon nous tue aussi car nous partageons quelque chose avec le reste du vivant.

Nous ne pouvons pas avoir une politique de révolte, de gestion qui ne concerne que les corps humains.

Il faut envisager un autre récit disant que ce n’est qu’à la condition de composer avec ce tissu vivant que nous pouvons véritablement habiter la Terre. Selon moi, c’est une réponse beaucoup plus riche, plus complexe, plus belle, qu’une seule politique centrée sur une molécule toxique.

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Vanina Delmas

Auteure pour la revue Politis.

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