Édition du 26 mars 2024

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Économie

Néolibéralisme : Augmentation de l’écart salarial et cadeaux fiscaux au Capital Partie 3

Série : L’ABC du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty

Si on prend en compte la répartition du revenu national dans plusieurs pays-clés, on constate que partout au cours des dernières décennies, le 1 % et le 1 millième les plus riches ont augmenté leur part.

photo et article tirés de

CADTM infolettre

, le 2021-03-16
15 mars par CADTM

Sommaire

L’évolution des bas et des hauts salaires depuis les années 1960

L’évolution des taux d’imposition est également liée aux luttes sociales

L’évolution des bas et des hauts salaires depuis les années 1960

La grève générale de mai 1968 en France a permis une forte augmentation du salaire minimum pendant 15 ans

Il n’y a pas l’espace ici pour résumer l’évolution des inégalités de revenu au cours des deux derniers siècles. Limitons-nous à souligner l’évolution depuis 1968 en France. La grève générale de mai 1968 en France et les accords de Grenelle qui ont suivi ont débouché sur une forte augmentation du salaire minimum pendant 15 ans : « C’est ainsi que le pouvoir d’achat du salaire minimum progresse au total de plus de 130 % entre 1968 et 1983, alors que dans le même temps le salaire moyen ne progresse que d’environ 50 %, d’où une très forte compression des inégalités salariales. La rupture avec la période précédente est franche et massive : le pouvoir d’achat du salaire minimum avait progressé d’à peine 25 % entre 1950 et 1968. [1] »

Le tournant a lieu en 1982-1983 lorsque le gouvernement du socialiste François Mitterrand prend un virage droitier. Les plus hauts revenus, ceux du 1 %, augmentent de 30 % entre la fin des années 1990 et 2010, ceux du 0,1 % augmentent de 50 % dans un contexte de stagnation des salaires [2].

Le tournant date de 1982-1983 quand le gouvernement de François Mitterrand prend un virage droitier

Si on passe de l’autre côté de l’Atlantique, on notera que le salaire minimum légal a été introduit en 1933 au début de la présidence de F. Roosevelt, 20 ans avant la France. Le maximum a été atteint en 1969 (sous Lyndon Johnson) quand le salaire minimum a représenté l’équivalent de 10 dollars l’heure de 2013. Depuis, il a baissé et, en 2013, sous Barack Obama, il atteignait à peine 7,25 dollars l’heure [3]. A noter qu’en 2021, il est toujours à ce niveau terriblement bas. En effet, la proposition d’inclure dans la loi de relance de l’économie adopté par le Congrès des États-Unis début mars, l’augmentation du salaire minimum à 15 dollars, promue entre autres par le sénateur Bernie Sanders, contre 7,25 dollars actuellement a été abandonnée.

Toujours aux États-Unis, au niveau de l’ensemble des revenus (salaires, loyers, profits, dividendes…), on constate que de 1977 à 2007, les 10 % les plus riches se sont appropriés les trois-quarts de l’augmentation du revenu national ; le 1 % en a absorbé 60 %. Pour les 90 % restants, la croissance a été de 0,5 % par an [4].

Le salaire minimum a baissé aux États-Unis au cours des 40 dernières années

Si on prend en compte la répartition du revenu national dans plusieurs pays-clés, on constate que partout au cours des dernières décennies, le 1 % et le 1 millième les plus riches ont augmenté leur part.

Part du 1 % le plus riche dans le revenu national en 2010 : États-Unis environ 20 %, Canada et R.U. 14-15 %, Allemagne 11 %, Australie 9-10 %, Japon + France + Espagne + Italie 9 %, Suède + Danemark 7 % [5].

Part du millième supérieur (0,1 %) dans le revenu national : dans les années 1970, É.U 2 %, France et Japon 1,5 % ; en 2010, É.U 10 % (12 % si on compte les plus-values sur actions), France et Japon 2,5 % [6].

Prenons quelques pays dits émergents pour lesquels Thomas Piketty a pu rassembler des données fiables [7]. Part du 1 % le plus riche dans le revenu : Chine 4-5 % en 1980 et 10-11 % en 2010, Inde 4 % en 1980 et 12 % en 2010, Argentine 10 % en 1970 et 18 % en 2010, Colombie 18 % en 2000 et 20 % en 2010.

L’intérêt de ces données, outre qu’elles concernent un aspect central dans la description des inégalités, est qu’on peut ainsi démontrer que l’évolution des revenus est tout à fait liée aux luttes sociales et aux politiques des gouvernements en place.

L’évolution des revenus est liée aux luttes sociales

Une raison de plus pour se dire que l’action collective est l’élément clé qui permet de conquérir des améliorations de salaire, en particulier de ceux d’en bas, et une réduction des inégalités. L’action est décisive pour aboutir à des décisions gouvernementales et à des concessions patronales.

L’évolution des taux d’imposition est également liée aux luttes sociales

En France, alors qu’en 1914, le taux d’impôt le plus élevé sur les tranches supérieures de revenu n’est que de 2 %, on passe à 50 % en 1920, 60 % en 1924 et même 72 % en 1925. En 1920, la décision d’augmentation subite et très forte a été prise par une Assemblée nationale à composition majoritairement de droite qui a eu peur de la grève générale et de la radicalisation qui auraient pu découler du refus de faire quelques concessions.

En France, en 1914, le taux d’impôt le plus élevé sur les tranches supérieures de revenu n’est que de 2 %, on passe à 50 % en 1920, 60 % en 1924 et même 72 % en 1925

En Allemagne, on passe de 3 % (1891-1914) à 40 % en 1919-1920 en pleine crise révolutionnaire. Aux USA, on passe de 8 % avant la guerre 14-18 à 77 % après la guerre [8].

Aux USA, le taux d’impôt le plus élevé passe de 8 % avant la guerre 14-18 à 77 % après la guerre

On assiste à la même évolution à propos du taux d’imposition des héritages. Le législateur impose des taux très élevés sous la pression populaire. Cela commence juste après 14-18 et progresse suite à la crise des années 1930. Alors que le taux le plus élevé n’atteignait que 6,5 % en France avant la guerre (en pratique, cela se réduisait à 1 %), il passe à 30 %. En Allemagne, on passe de 0 % avant guerre à 35 % après guerre. Aux États-Unis, on atteint 70 % pour les successions en 1937-1939 [9]. Comme le fait remarquer, le taux d’imposition sur les successions est important et est considéré comme vital par les 10 % les plus riches car la part des grandes fortunes héritées est de l’ordre de 60-70 % [10].

Revenons au taux supérieur d’imposition sur le revenu. À la veille de la crise d’octobre 1929, le taux supérieur est ramené à 25 % par le président Hoover. En 1933, Roosevelt le fait passer à 63 % dès la première année de sa présidence, puis à 79 % en 1937 (dépassant ainsi les 70 % appliqués à partir de 1919) puis à 88 % en 1942 et enfin à 94 % en 1944. Le taux supérieur se maintient à 90 % jusqu’au milieu des années 1960. À noter que le candidat démocrate G. McGovern, en 1972, propose dans sa campagne présidentielle de porter à 100 % le taux supérieur d’imposition des revenus [11]. Nixon remporte l’élection. Le taux passe progressivement à 70 % jusqu’au début des années 1980. R. Reagan le ramène alors à 60 %. Fin des années 1980, il baisse à 40 % puis sous G.W. Bush à 35%. Sur la période 1932-1980, le taux supérieur est en moyenne de 81 % (auxquels s’ajoutent 5 à 10 % prélevés au niveau des États).

La France et l’Allemagne appliquent, des années 1940 aux années 1980, des taux supérieurs à 50 et 70 %. Au R.U. le taux supérieur atteint 98% pendant les années 1940 puis de nouveau pendant les années 1970 [12].

La France et l’Allemagne appliquent de la fin de la deuxième guerre mondiale aux années 1980, des taux d’imposition supérieurs à 50 et 70 % sur les revenus élevés

Enfin, il est à noter que le taux supérieur s’applique en pratique pour les revenus perçus par le 1 % le plus riche de la population.

La réduction radicale des taux supérieurs, particulièrement aux E-U et au R.U. depuis les années 1980, a permis une augmentation très forte des salaires des hauts dirigeants d’entreprises et de la part du 1% le plus riche dans le revenu national et dans le patrimoine [13].

Conclusion de Piketty après avoir passé en revue l’évolution des impôts sur les revenus les plus élevés : il faut un taux supérieur très élevé, plus de 80 % (82 % exactement !) appliqué au-dessus de 500 000 $ ou 1 million [14] ; 50 ou 60 % sur les revenus au-dessus de 200 000 dollars [15].

Conclusion de Piketty : il faut un taux supérieur d’imposition très élevé, plus de 80 % appliqué au-dessus de 500 000 $ ou 1 million

Piketty reconnaît que, dans le contexte actuel, ce ne sera pas facile à obtenir. Aux États-Unis, le Congrès est largement favorable au 1 %. Et pour cause, d’après une estimation sérieuse, le patrimoine moyen des membres du Congrès des États-Unis s’élève à 15 millions de dollars en 2012 [16].

Là encore, les résultats des recherches de Piketty montrent qu’il faut combiner deux actions décisives [17] :

Une vaste campagne d’information et de formation pour divulguer au maximum les enseignements de l’histoire du 20e siècle sur les politiques en matière d’impôts qui ont été directement influencées sous la pression de la mobilisation populaire ;

Passer à la mobilisation dans le cadre d’une plate-forme rassemblant une série d’objectifs prioritaires.

La concentration de la richesse en faveur du 1 %

L’évolution des inégalités de patrimoine au cours des deux derniers siècles
Néolibéralisme : Augmentation de l’écart salarial et cadeaux fiscaux au Capital

Notes
[1] Chapitre 8, p. 456-457

[2] Chapitre 8, p. 458-459

[3] Chapitre 9, p. 489

[4] Chapitre 8, p. 469-470

[5] Chapitre 9, p. 501-503

[6] Chapitre 9, p. 506-507

[7] Chapitre 9, p. 517-519

[8] Chapitre 14, p. 805-806

[9] Chapitre 14, p. 811-815

[10] Chapitre 12, p. 707

[11] Chapitre 14, p. 820.

[12] Chapitre 14, p. 819.

[13] Chapitre 14, p. 824-826

[14] Chapitre 14, p. 831.

[15] Chapitre 14, p. 832.

[16] Chapitre 14, note 3, p.834.

[17] Ceci n’engage pas Th. Piketty.

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